Philippe Lazzarini, le patron de l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, juge qu’il n’a plus les moyens de sa mission. Selon lui, la situation politique en Israël et en Palestine et le désengagement financier international menacent des millions de personnes.
P hilippe Lazzarini est commissaire général de l’Office de
secours et de travaux des Nations unies pour les
réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). De
passage à Paris, il alerte sur le fait que l’agence onusienne
qu’il dirige est menacée dans son existence par une crise
financière et politique inédite, qui fragilise à terme
l’alimentation, la santé et l’éducation de millions de
Palestinien·nes, parmi lesquel·les des centaines de milliers
d’enfants.
Les derniers jours ont été particulièrement violents dans la
région. Les forces de sécurité israéliennes ont tué samedi 24
juin un assaillant palestinien à un poste de contrôle au nord
de Jérusalem, portant le bilan des morts en Cisjordanie à
vingt en une semaine : 16 Palestiniens et 4 Israéliens.
Depuis le début de l’année, au moins 176 Palestiniens,
25 Israéliens, une Ukrainienne et un Italien ont été tués
dans des violences liées au conflit israélo-palestinien, selon
un décompte de l’AFP établi à partir de sources officielles
israéliennes et palestiniennes.
En dépit de ces chiffres, l’indifférence internationale
domine, au grand regret de Philippe Lazzarini qui craint de
ne plus pouvoir opérer ses missions de première ligne à
partir du mois de septembre prochain.
Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, vient
quant à lui de déclarer, jeudi 29 juin, avoir renoncé à une
disposition clé de sa réforme judiciaire controversée ayant
donné lieu à l’un des plus grands mouvements de
contestation de l’histoire d’Israël en abandonnant la clause
dite « dérogatoire », qui devait permettre au Parlement
d’annuler à la majorité simple une décision de la Cour
suprême.
Mediapart : Le processus d’Oslo est au point mort, pour ne pas dire enterré. La perspective d’une solution à deux États est devenue un vœu pieux diplomatique. L’UNRWA a-t-elle encore un sens dans ce contexte ?
Philippe Lazzarini : Il m’arrive de décrire notre situation en
soulignant que la crise financière que nous traversons
constitue notre principal risque existentiel. Or, une grande
partie de cette crise est liée à l’absence d’un processus de
paix, à l’indifférence croissante vis-à-vis des Palestiniens,
aux changements de priorité des États membres de l’ONU et
à tous les facteurs qui font que le processus d’Oslo est arrivé
dans une stagnation totale.
Il est indéniable que cela nous impacte. Nous sommes une
organisation qui était censée être temporaire et qui va
pourtant fêter, l’année prochaine, ses 75 ans ! Notre mandat
est renouvelé tous les trois ans par l’Assemblée générale de
l’ONU, mais ce renouvellement n’est désormais plus
accompagné financièrement, et nous sommes dans
l’impossibilité de fournir les services scolaires ou sociaux
dont nous avons la mission.
Pendant environ 60 ans, nous avions à la fois un mandat et
les moyens de le mettre en œuvre. Mais nos ressources ont
stagné, voire baissé, tandis que les besoins n’ont cessé
d’augmenter. Et on ne peut pas adapter nos coûts comme le
ferait une entreprise lambda : on ne va pas supprimer 20 %
d’enfants dans nos écoles l’année prochaine ! Nous sommes
financés et considérés comme une simple ONG alors que
nous sommes une institution parapublique qui fournit des
services essentiels à des millions de personnes.
Aujourd’hui, l’absence de processus politique affaiblit notre
agence de façon existentielle et pèse sur des millions de
réfugiés palestiniens, non seulement en termes pratiques,
mais aussi parce que le processus de paix repose sur quatre
points saillants : le statut de Jérusalem, les frontières de
1967, l’accès à l’eau et le droit au retour.
L’UNRWA était censé exister jusqu’à l’application de ces
quatre points, même si le droit au retour peut être discuté
comme un droit concret ou dans le cadre d’une négociation
plus large. Pour les réfugiés palestiniens, toute atteinte au
fonctionnement de l’UNRWA n’a pas seulement des
répercussions concrètes sur leur vie quotidienne, mais
affecte aussi leur horizon politique, leur psychologie, leurs
mentalités… Les difficultés de l’agence, liées au désintérêt
pour le sort des réfugiés palestiniens et aux restrictions
financières sont perçues par les Palestiniens comme des
remises en cause de leurs droits fondamentaux.
Quelle est l’ampleur de la crise de financement qui affecte l’UNRWA
La crise a commencé il y a une dizaine d’années. Au départ,
nous avons tenté d’optimiser nos ressources, puis été
contraints de mettre en place des mesures d’austérité qui
ont impacté la qualité de nos services. Avec le retrait du
financement décidé par l’administration Trump en 2018, la
crise s’est accentuée et pour la première fois dans l’existence
de l’UNRWA, nous avons débuté l’année 2020 avec une
trésorerie déficitaire. Cela s’est accentué chaque année
depuis, même si l’administration Biden est revenue sur la
décision de 2018. Une agence comme la nôtre, qui doit
souvent faire face à des urgences, devrait avoir des réserves
pour au moins trois à six mois.
Notre budget pour les activités de développement humain
est de 850 millions de dollars par an en moyenne, auxquels
il faut ajouter 700 millions pour les urgences, allant du
tremblement de terre en Syrie à ce qui peut se passer dans
les territoires occupés. Entre aujourd’hui et la fin de l’année
de 2023, il nous manque environ 300 millions de dollars. 200
pour maintenir en l’état nos services en matière de santé, de
scolarité et d’assainissement des camps de réfugiés. Et 100
millions pour l’aide alimentaire que nous fournissons à
Gaza.
À l’heure qu’il est, je ne sais pas si je vais pouvoir opérer à
partir de septembre. La pérennité de nos activités est
pourtant dans l’intérêt de tous nos partenaires, en termes
de droits de l’homme, mais aussi de sécurité.
Quel est le périmètre d’action actuelle de l’UNRWA ?
Nous avons 28 000 employés et sommes présents dans cinq
théâtres d’opérations : le Liban, la Syrie, la Jordanie, la
Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et la bande de Gaza.
Nous sommes une organisation particulière dans la mesure
où nous sommes la seule agence de l’ONU à offrir des
services publics et parapublics. On pourrait dire que nous
sommes, de facto, les ministères des affaires sociales, de la
santé et de l’éducation dans une grande partie de la région.
Officiellement, il y a près de 6 millions de réfugiés
palestiniens enregistrés auprès de l’UNRWA, mais ils ne
bénéficient pas tous de nos services (pour des raisons liées à
leurs choix et leur lieu de résidence). Nous scolarisons
environ 550 000 filles et garçons dans nos 700 écoles ; nous
offrons des services de santé de première ligne à plus de
2 millions de personnes. En moyenne, nos dispensaires de
santé dispensent 7 millions de consultations médicales par
an. Nous offrons des formations professionnelles et
techniques à des milliers de jeunes. Nous assurons
l’évacuation des déchets et l’assainissement en eau de tous
les camps de réfugiés dans nos zones d’opération.
En plus de ces services réguliers, nous menons une action
humanitaire pour offrir des aides alimentaires et
financières, principalement dans la bande de Gaza. Ce
territoire représente notre plus grand domaine
d’intervention : nous aidons environ 1,2 million de
personnes sur les 2 millions que compte le territoire. Nous
représentons à nous seuls près de 25 % du PIB de Gaza et
nous assurons la moitié des besoins alimentaires de sa
population.
Les actions de l’UNRWA sont-elles similaires dans les
différents pays où vous opérez ?
Les contextes sont différents et nous nous adaptons aux
normes nationales. Nous suivons dans nos écoles les
programmes scolaires définis par les pays et ce ne sont pas
les mêmes en Jordanie ou dans les territoires administrés
par l’Autorité palestinienne.
Mais par exemple, au Liban, les réfugiés palestiniens sont
particulièrement discriminés, de par leur interdiction de
pratiquer certains métiers ou de devenir propriétaires
immobiliers par exemple, encore davantage parce que le
pays s’est écroulé économiquement et financièrement et
que cette situation pèse particulièrement sur ces
populations déjà marginalisées, ce qui nous oblige à des
actions humanitaires et/ou à offrir des emplois à ces
réfugiés dont l’UNWRA est devenu, de fait, le seul
employeur possible.
En Syrie, nous devons tenir compte de la brutalité du
conflit. Tous les camps dont nous avons la charge se
trouvent dans les régions sous contrôle gouvernemental.
Plusieurs d’entre eux ont été complètement détruits par la
guerre, à Deraa, Ein El-Tal (près d’Alep) et Yarmouk
notamment.
En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, la situation sécuritaire
s’est dégradée, les affrontements sont quasi quotidiens.
Depuis le début de cette année, 16 enfants ont été tués, alors
que 13 étaient morts au total en 2022, qui était déjà une
année particulièrement violente.
Gaza est encore un cas à part. Auparavant, nous nous
occupions des plus pauvres, maintenant la quasi-totalité de
la population dépend de notre assistance dans ce territoire
doté d’une sorte d’État social international et artificiel dont
nous sommes le cœur.
Le nouveau gouvernement israélien est-il un obstacle aux actions de l’UNRWA ?
Sur le terrain, nos équipes sont en relation constante avec
les autorités israéliennes et ces relations ne sont pas
impactées directement par le dogme politique du
gouvernement. Mais la situation dans les territoires l’est,
notamment les décisions de construire de nouvelles
colonies. Même si, au quotidien, les canaux de
communication demeurent, nous opérons dans un cadre
politique, social et culturel qui nous rend encore moins
acceptés ou acceptables par l’opinion publique israélienne et
une partie du gouvernement actuel.
L’armée israélienne n’hésite pas à pénétrer dans des
écoles de l’UNRWA comme en décembre dernier à
Bethléem…
Ce sont des incidents extrêmement préoccupants, des
violations des privilèges des bâtiments appartenant aux
Nations unies. Nos écoles doivent rester des écoles. Nous
protestons fermement auprès des autorités israéliennes à
chaque fois que de telles situations se produisent.
Comment expliquez-vous que les mobilisations récentes de militants palestiniens proviennent en priorité de camps de réfugiés palestiniens de Cisjordanie : Balata à
Naplouse, Aqabat Jabr à Jéricho, Jénine
Il existe plusieurs facteurs explicatifs. Les camps sont de
plus en plus contrôlés par des groupes différents du fait de
l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. Les réfugiés et
les jeunes de ces camps sont particulièrement discriminés et
ont beaucoup de mal, notamment, à obtenir des permis de
travail en Israël. Ce manque de perspective et le fait qu’ils ne
se sentent plus représentés par leurs autorités poussent un
certain nombre d’entre eux à se révolter. Et, d’une certaine
manière, les frontières entre les camps de réfugiés et les
villes où ils sont implantés s’effacent, car la situation
difficile dans les camps se répand en dehors. Mais qu’un
camp comme celui de Jéricho, d’habitude calme,
s’enflamme, cela nous a tous surpris.
Cet affaiblissement de l’Autorité palestinienne complique-t-il le travail de l’UNRWA ?
Nous ne sommes pas à la veille d’élection dans les territoires
palestiniens. Tout cela contribue à rendre l’environnement
sécuritaire toujours plus précaire. Les affrontements
fréquents autour et à l’intérieur des camps de réfugiés nous
empêchent souvent d’avoir accès aux populations.
Ce qu’on sent, c’est une anxiété croissante des réfugiés
palestiniens vis-à-vis du manque de solidarité globale par
rapport à la cause palestinienne, comparé à ce qui existait il
y a encore une vingtaine ou une trentaine d’années.
Cela se marque notamment à travers les difficultés
financières et existentielles de l’UNRWA qui inquiètent les
réfugiés palestiniens comme les citoyens d’un État seraient
inquiets de voir leur gouvernement en déficit et incapable
d’assurer certains services de base ou de fournir des emplois
de qualité.
Pour beaucoup de réfugiés palestiniens, l’UNRWA est le seul
« État » auquel ils peuvent s’adresser. La Syrie, la Jordanie,
le Liban ne veulent pas prendre davantage en charge les
réfugiés palestiniens pour des raisons non seulement
économiques mais aussi politiques. Ils veulent pouvoir
continuer à parler d’un droit au retour des Palestiniens dans
les équilibres internationaux et préfèrent ne pas intégrer les
réfugiés palestiniens qui se trouvent sur leur sol.
Joseph Confavreux