Réformer la police, les grands travaux forcés
Lutte contre les contrôles au faciès, renforcement des dispositifs de contrôle, réduction de l’armement… Face aux dysfonctionnements une nouvelle fois mis au jour par la mort de Nahel, «Libé» s’est penché sur les pistes de refonte de l’institution policière.
PAR ISMAËL HALISSAT ET FABIEN LEBOUCQ
La maison police craque, à nouveau. La mort de Nahel, Français d’origine maghrébine tué il y a une semaine par un fonctionnaire de la préfecture de police de Paris, et les violences qui ont suivi le drame, notamment dans les quartiers populaires, en témoignent. Elles questionnent les comportements des agents, et éclairent une fracture entre une partie de la population et ses forces de l’ordre. Une réalité souvent passée sous les radars, car «les gens qui ont le plus tendance à apprécier la police sont les personnes qui ont le moins affaire à elle», rappelle le directeur de recherche au CNRS Sebastian Roché.
Comment régler le problème ? Pendant la dernière campagne présidentielle, le candidat de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, proposait une réforme «de la cave au grenier» de l’institution (lire page 5). Devant l’ampleur du chantier, les spécialistes de la matière seraient même tentés de commencer par le cadastre et les fondations.
«La première des choses serait que l’exécutif reconnaissance la situation : la police a de nombreux problèmes, et les violences illégitimes des forces de l’ordre sont systémiques», commence Emilie Schmidt, responsable plaidoyer sûreté et libertés chez l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture. Ce manque de volonté politique (lire ci-contre) fait partie des premiers freins à la réforme de l’institution. Mais une fenêtre s’est peut-être ouverte.
BAISSE DE NIVEAU
Face à l’actualité, plusieurs observateurs demandent l’abrogation de l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, qui autorise les agents de police à «faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée» et a depuis 2017 entraîné une inflation des homicides policiers contre des automobilistes. Au-delà de ce seul texte, «nos forces de l’ordre sont les plus armées d’Europe, et certains de leurs matériels sont considérés comme des armes de guerre par la législation française, relève Emilie Schmidt. Il faut revoir cet armement à la baisse». Plus largement, l’incurie de l’appareil de formation de la police nationale est régulièrement constatée : par la Cour des comptes, en février 2022, Terra Nova, en octobre, une mission d’information du Sénat en mars… Au-delà du «sous-dimensionnement chronique» et de la «déstabilisation» de cet appareil de formation par les changements d’orientation politique, c’est aussi la baisse de niveau des recrues qui inquiète.
A l’étage supérieur, c’est le contrôle de la police qui fait défaut. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) concentre les critiques : sa dépendance à la direction de l’administration lui est notamment reprochée. Elle est en réalité loin d’être responsable de tout, en ce qu’elle n’a par exemple aucun pouvoir de sanction, qui est entre les mains de la hiérarchie policière. Alors que les agents sont de plus en plus scrutés et mis en cause, voir les sanctions administratives diminuer presque continuellement depuis 2017 relève du paradoxe. Ou du moins, appelle une explication que personne dans l’institution n’a fournie à ce jour. L’autre moyen de contrôle de la police est externe. Il incombe aujourd’hui à la Défenseuse des droits (DDD). Problème : elle est la moins bien dotée d’Europe, a conclu une étude comparative menée par Sebastian Roché. Il résume le problème : «Il existe aujourd’hui les fondements législatifs [le pouvoir d’enquête de la DDD, ndlr]. Maintenant, il faut les moyens budgétaires.» De surcroît, les décisions de la DDD «n’ont pas de force contraignante, regrette Emilie Schmidt. Il faudrait qu’un véritable organe de contrôle externe puisse imposer ses décisions».
«REDEVABILITÉ»
En montant encore d’un étage revient la question – stratégique donc politique – des missions que l’on veut confier aux 150 000 agents. La police de proximité a vécu et ne séduit plus. «Il faut se défaire de l’idée qu’on doit rapprocher la police de la population», assène Fabien Jobard. Pour le directeur de recherche au CNRS, les uniformes n’ont pas vocation à pallier la disparition «des adultes qui intervenaient auprès des jeunes des quartiers populaires, comme les éducateurs spécialisés, ou les travailleurs sociaux». Leur retour «permettrait d’éviter en amont des interventions policières et donc des problèmes», juge-t-il. «Quand on recrute 10 000 policiers et gendarmes pour « mettre du bleu dans la rue », sans rien d’autre à proposer que de patrouiller, c’est une défaite intellectuelle, affirme le chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. C’est l’organisation de la vie dans nos communautés urbaines qu’il faut penser et financer.»
Au totem de la police de proximité, Sebastian Roché propose de substituer le concept de «redevabilité» envers la population : «Aujourd’hui, police et gendarmerie ne rendent des comptes que vers le haut, à leur hiérarchie, au préfet, au ministre. Or, aucune de ces personnalités n’a été élue à son poste.» Et d’ajouter : «La police est institutionnellement déconnectée de la population qu’elle est censée servir, alors qu’elle devrait lui rendre des comptes.» Cette réflexion rebat les cartes des missions de la police. Or il n’existe pas en France d’organisme chargé de mener une telle réflexion. En créer un pourrait commencer à répondre au problème.
ABOLITIONNISME
Aller plus loin sur la voie de la réforme de la police pourrait mener à poser la question de son abrogation, ou a minima de la réduction de ses budgets. Cela «reste un thème très théorique, reconnaît Fabien Jobard, mais il y a beaucoup d’univers sociaux dans lesquels il n’y a pas la police en uniforme instituée telle qu’on la connaît aujourd’hui». Cet abolitionnisme rencontre un certain écho aux Etats-Unis, sans convaincre en France. Un constat demeure partagé : l’institution bénéficie de moyens sans cesse croissants sans pour autant démontrer son efficacité dans la même mesure. Dit autrement, par Fabien Jobard : «Quand on met 1 euro dans le système, on n’en retire rien du tout. C’est en partie lié au pouvoir politique des syndicats, l’essentiel des fonds est destiné à des mesures de satisfaction catégorielle.» C’est-à-dire des hausses de revenus pour les agents.
A ce jour, la piste la plus sérieuse pour engager une réforme de la police se dessine dans le sillage de l’action de groupe lancée en 2021 contre les contrôles au faciès devant le Conseil d’Etat par six ONG, dont Amnesty International, Human Rights Watch et le réseau Open Society Foundations. Ces associations demandent, entre autres, à la plus haute juridiction administrative d’enjoindre l’Etat à modifier le code de procédure pénale «pour interdire explicitement la discrimination dans les contrôles d’identité», et «circonscrire les pouvoirs de la police afin que les contrôles ne puissent être fondés que sur un soupçon objectif et individualisé».
Les associations exigent également une véritable traçabilité de l’action policière et la mise en place d’un «mécanisme de plainte efficace et indépendant». Des propositions qui, si elles étaient appliquées, pourraient modifier en profondeur le travail des agents sur la voie publique. «Toutes les mesures proposées par les ONG sont raisonnables, mais aucune ne trouve de véritable écho dans le débat public», regrette le professeur de droit Antoine Lyon-Caen, aussi avocat des six associations devant le Conseil d’Etat. A défaut d’initier de lui-même une réforme structurelle, le gouvernement pourrait donc se la voir imposer par la justice administrative. L’audience devrait se tenir dans les prochains mois.
Fossé
PAR PAUL QUINIO
Ne pas agir sous la pression. Comme souvent. Emmanuel Macron a laissé entendre qu’il voulait prendre le temps d’analyser les événements dramatiques qui secouent la France depuis une semaine avant d’en tirer des conclusions et d’impulser des inflexions politiques. Pourquoi pas ? Le sujet par exemple de la politique de la ville, avec ses milliards consacrés aux banlieues depuis des années, mérite une analyse fine avant de conclure que les émeutes qui ont suivi la mort tragique de Nahel traduisent un échec complet en la matière. En revanche, un sujet mérite un discours politique fort de réforme, voire de refonte, tant l’institution dysfonctionne : la police. Sauf à se satisfaire de voir se creuser le fossé entre les policiers et une grande partie de la population, et en premier lieu la jeunesse, il y a urgence à s’atteler à ce chantier complexe mais vital. Ne rien faire, laisser penser que tout va bien, s’abriter derrière la violence évidemment condamnable des émeutiers pour conforter une institution dans ses dérives ou nier le malaise qui sévit en son sein serait la pire des choses. Le pays a besoin d’une police qui appuie son projet républicain, y compris dans sa dimension répressive, mais pas uniquement dans sa dimension répressive. C’est pourtant la seule musique que l’on entend depuis vingt ans. Le racisme qui la gangrène est une plaie contre laquelle il faut agir. Les conditions dans lesquelles les policiers sont formés sont déficientes. La cogestion avec les syndicats dans l’éducation nationale était peut-être critiquable : c’est aujourd’hui pire dans la police. Les instances de contrôle doivent gagner en indépendance. Les conditions de travail des policiers, souvent désastreuses, doivent être améliorées. Leurs locaux, même si des efforts ont été entrepris, restent souvent indignes. Bref, les chantiers ne manquent pas. Ils prendront du temps. Mais dans peu de temps, il sera trop tard.
Le pouvoir muré dans un déni historique
En dépit d’homicides policiers et de brutales interpellations, l’exécutif se refuse à réformer depuis des années, notamment à cause de la pression des syndicats.
I.HT ET F.LQ
La police française peut-elle être réformée ? Les morts et blessés graves lors d’interpellations de police s’enchaînent sans conduire les pouvoirs publics à une remise en cause. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, la majorité et le gouvernement se sont enfermés dans une position de déni concernant les violences et les discriminations systémiques des forces de l’ordre. Dire que «la police tue», comme le font militants et responsables politiques de gauche pour dénoncer des homicides policiers, suscite une frénétique désapprobation des responsables politiques de la majorité. Et l’expression même de «violences policières» semble insupportable pour le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et le Président.
Lettre morte
C’est peu dire que les occasions manquées de lancer une réforme structurelle de la police ont été nombreuses ces dernières années. A la suite du mouvement des gilets jaunes, au cours duquel plus d’une trentaine de personnes ont été mutilées, une réflexion avait été lancée par le ministère de l’Intérieur pour repenser le maintien de l’ordre. A l’issue, le recours aux unités les plus mises en cause dans les violences contre les manifestants, comme les brigades de répression de l’action violente motorisée (Brav-M), et aux armes mutilantes, est confirmé par un schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) sans nouveauté.
Même situation quelques mois plus tard, avec la mort de Cédric Chouviat, étouffé par un policier, alors que le mouvement de protestation né après la mort de George Floyd aux Etats-Unis résonne jusqu’en France. En juin 2020, le comité Adama organise deux rassemblements historiques contre les violences policières. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner, annonce une «réforme des inspections» qui «devra permettre plus de cohérence entre ses inspections et surtout plus d’indépendance dans leur action vis-à-vis des services». Il n’en sera rien.
En décembre 2020, la révélation des images de la violente interpellation de Michel Zecler et le mouvement contre la loi sécurité globale, qui prévoyait de restreindre la diffusion des images d’intervention des forces de l’ordre, contraignent l’exécutif à se prononcer sur les brutalités policières et le racisme systémique. Dans une interview à Brut, Macron admet que «quand on a une couleur de peau qui n’est pas blanche, on est beaucoup plus contrôlé». Le gouvernement lance alors un Beauvau de la sécurité, censé aboutir à des propositions de réforme. A son terme, en septembre 2021, le chef de l’Etat annonce deux mesurettes : la création d’une instance parlementaire de contrôle des forces de l’ordre, et la publication des rapports administratifs des inspections de la police et la gendarmerie. Deux annonces restées lettre morte.
Dans chacun des cas, les syndicats policiers ont réussi à faire rétropédaler le pouvoir. Et à obtenir d’importantes revalorisations salariales, en menaçant d’arrêter les contrôles et les patrouilles. Après la mort de Nahel, cette pression a pris la forme d’un communiqué publié le 30 juin par Alliance et Unsa police. Le «bloc syndical», représentant la moitié des gardiens de la paix, menace : «Aujourd’hui les policiers sont au combat car nous sommes en guerre. Demain nous serons en résistance et le gouvernement devra en prendre conscience.» Une posture décrite par Fabien Jobard, sociologue spécialiste de la police, comme une «surveillance» exercée par des organisations «engagées dans une dynamique de radicalisation».
Apathie
Au cours du quinquennat précédent, le pouvoir socialiste, incarné à l’Intérieur par Manuel Valls puis Bernard Cazeneuve, s’était aussi rangé aux desiderata des syndicats de police. François Hollande avait vite enterré sa promesse de campagne de créer un récépissé lors des contrôles d’identité. Son mandat s’était conclu par le vote de la loi sécurité publique contenant un assouplissement du cadre légal d’usage des armes par les agents, aujourd’hui mise en cause devant l’inflation du nombre d’homicides policiers.
A cette pression syndicale, s’ajoute une apathie de l’Intérieur. Docteur en science politique, Sebastian Roché relève que «la durée de vie d’un ministre de l’Intérieur est de trois ans maximum, bien moins que le temps nécessaire pour voir les effets de la réforme». D’où un calcul coût-avantage politique qui penche vers l’inaction. Cela se conjugue avec la très faible réflexion sur l’action des forces de l’ordre. En 2019, le gouvernement avait décidé de supprimer l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, rattaché à Matignon, pour le remplacer par l’Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur, rattaché à ce dernier. Il n’existe pas d’équivalent au College of Policing, créé en 2012 en Angleterre et au pays de Galles – autant d’organes externes qui permettent aux agents de s’interroger sur leurs pratiques. «La pauvreté intellectuelle de l’institution policière est le premier obstacle à la réforme de la police, analyse Sebastian Roché. C’est comme si on avait des médecins sans recherche médicale.»
A gauche, une refonte en trois axes
Depuis la mort de Nahel, les formations qui composent la Nupes réclament à l’unisson la réforme de l’institution policière.
LOUIS RENGARD
«La loi va devoir changer.» A l’image de Marine Tondelier, qui s’exprimait samedi devant ses troupes d’EE-LV, les responsables politiques de gauche réclament, depuis la mort de Nahel, des changements législatifs profonds concernant la police. Passage en revue des principaux points qui semblent unir, sur le fond, les formations qui composent la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes).
Abroger l’article de 2017 sur la légitime défense
Ils sont quasi unanimes : depuis lundi, la gauche réclame l’abrogation de l’article L.435-1 du code de sécurité intérieure qui autorise les agents de police à «faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée». La France insoumise parle d’un «permis de tuer» et a annoncé le dépôt à venir d’une proposition de loi. Les écologistes et le PCF rappellent avoir voté contre cette mesure adoptée sous le gouvernement Cazeneuve et alerté «sur les dérives probables que ce texte engendrerait». Comme il est à l’origine de cette loi, le PS réclame seulement une «évaluation» du texte «en vue de [le] réviser». Sa porte-parole, Chloé Ridel, évoque «un article bavard, flou et des circulaires qui ont conduit à une mauvaise utilisation de la loi».
Retisser le lien entre la police et les quartiers
Pour la Nupes, la mort de Nahel fait partie d’un problème structurel. Les insoumis appellent à «fermer la période ouverte par Sarkozy en 2002, visant à traiter les jeunes des quartiers populaires comme un ennemi de l’intérieur». Inspirée des années Jospin, la gauche remet sur la table l’idée d’une police de proximité. «Une police républicaine proche des citoyens, au service de leurs attentes et de leurs besoins», dit-on au PCF. Si la mesure est aussi au programme du PS, Chloé Ridel estime qu’il «ne faut pas non plus en faire l’alpha et l’oméga», car d’autres problèmes doivent être réglés, comme la «systématisation des contrôles d’identité». Le récépissé de ces contrôles tétait une mesure portée notamment par Benoît Hamon en 2017 et reprise aujourd’hui par toute la gauche. «Ces contrôles passent souvent par des humiliations inutiles. Comment voulez-vous que la jeunesse ait confiance dans la police ?» interroge Tondelier. Pour retisser le lien entre la police et les quartiers, et «lutter contre l’impunité» de l’institution selon LFI, les partis demandent aussi la refonte complète de l’IGPN «avec la création d’un service d’enquête indépendant et autonome».
Régler les problèmes de racisme
Samedi, la secrétaire nationale d’EE-LV a rappelé cette statistique : un homme a 10 à 20 fois plus de chances de se faire contrôler s’il est noir ou arabe que s’il a la peau blanche. Les insoumis assument de vouloir «créer une police républicaine débarrassée de toute forme de racisme» et réclament un «programme d’action global» incluant la création d’un «commissariat à l’égalité» et des «pôles spécialisés directement au sein des cours d’appel». Pour le PCF, «les actes et propos racistes doivent être sévèrement sanctionnés».Ses alliés devraient faire entendre leurs propositions, sommes toutes assez communes, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale.
«Si le retour au calme, c’est la mise au pas, nous irons dans le mur»
Pour la députée LFI Clémentine Autain, l’apaisement ne peut passer que par des décisions politiques sur le maintien de l’ordre et le social.
RECUEILLI PAR CHARLOTTE BELAÏCH
Il y a dix-huit ans, Clémentine Autain était à la marche demandant «vérité et justice» pour Zyed Benna et Bouna Traoré. Depuis, la situation dans les quartiers populaires s’est aggravée. Selon la députée LFI, l’apaisement n’arrivera pas si le gouvernement se cantonne à une réponse sécuritaire.
Selon vous, faut-il réformer la police ?
C’est l’urgence. Les donneurs d’ordre sont en cause. La police a été encouragée dans une logique d’engrenage et non de désescalade de la violence. Il faut commencer par abolir la loi de 2017, qui a fait treize morts en 2022. Ensuite, il faut changer la doctrine du maintien de l’ordre, mieux former les policiers et en finir avec le contrôle de la police par elle-même avec l’IGPN. Samedi, j’ai discuté avec un jeune à Sevran qui me racontait qu’il était ressorti d’une garde à vue avec cinq points de suture. Je lui ai dit de déposer plainte. Il m’a répondu : «A la police ?» Il faut réinvestir dans une police de proximité et mettre en place le récépissé lors des contrôles d’identité.
Il faut aussi des mesures sociales propres aux banlieues ? Lesquelles ?
On accorde à ces quartiers quatre fois moins de moyens qu’ailleurs. En Seine-Saint-Denis, l’Etat met moins d’argent que dans tous les autres départements, indépendamment de la situation sociale de ses habitants. L’extrême droite passe son temps à dire qu’on y déverse des sommes colossales mais c’est archi faux. Il y a eu quelques rustines, mais pas de changement réel. Même le plan Borloo, en 2018, a été mis à la poubelle ! La responsabilité de ces émeutes incombe au pouvoir qui a laissé la situation pourrir. Qu’ont-ils fait depuis la mort de Zyed et Bouna en 2005 ? Les inégalités se sont aggravées, la pauvreté a explosé, les services publics se sont détériorés.
Comment casser les ghettos ?
Il va falloir s’attaquer aux ghettos de riches pour résorber les ghettos de pauvres. On a des maires délinquants qui n’appliquent pas la loi SRU imposant un taux de 25 % de logements sociaux, notamment en Paca ou dans les Hauts-de-Seine. Ces villes riches sont dans une logique séparatiste, ce sont eux les antirépublicains. En dix ans, on peut créer de la mixité sociale si on y met les moyens. Cela rejoint d’ailleurs les revendications portées par les gilets jaunes en matière d’égalité entre les territoires et de services publics.
Vous déplorez la façon dont le Président gère la crise ?
Son côté «hors sol» atteint des niveaux stratosphériques… Il se prend pour un intellectuel mais c’est le café du commerce. Par exemple, le lien entre jeux vidéo et violence est contredit par les études en sciences sociales. Quant à la responsabilité des parents, le gouvernement ne peut faire fi du contexte (lire page 6). On parle souvent de familles monoparentales, précaires, épuisées par un métier harassant, angoissées par les fins de mois. L’aide à la parentalité est un angle mort des politiques publiques. On a besoin de structures qui permettent à d’autres adultes de prendre le relais éducatif.
Vous avez évoqué les émeutes de 2005, vous vous souvenez de votre regard sur la situation ?
J’ai le souvenir d’avoir participé à la seule manifestation politique qui avait eu lieu place Saint-Michel, à Paris, avec bien peu de monde. Pour tenir la banderole il n’y avait que des femmes : Christiane Taubira, Arlette Laguiller et moi. Sans doute pas un hasard devant une spirale très viriliste. Vous avez remarqué que ce sont des hommes qui tirent, des hommes qui mettent le feu, des hommes qui meurent ? A l’époque, les partis de gauche étaient extrêmement frileux à dire qu’il fallait comprendre ce qu’il se passait pour prendre le mal à la racine. Près de vingt ans plus tard, le changement est énorme et c’est positif. On insiste beaucoup sur les différences de discours à gauche mais il y a en fait une homogénéisation. L’idée de Manuel Valls, selon laquelle «expliquer c’est excuser», a totalement reculé. Face à la rage destructrice qui s’exprime, toute la Nupes avance des solutions de justice, de refonte d’une police républicaine, de partage des richesses, de démocratie.
La France insoumise est accusée de ne pas avoir appelé au calme. Pouvez-vous, vous, appeler au calme ?
Je souhaite le calme et pour y arriver, il faut la justice. A LFI, mouvement pacifiste, la condamnation de la violence est unanime. L’extrême droite, Eric Ciotti (lire pages 4-5), la macronie utilisent une stratégie bien connue : la meilleure défense, c’est l’attaque. Si le retour au calme, c’est la mise au pas sans changement dans la police, sans actes pour l’égalité, nous irons dans le mur. Le débat ce n’est pas «veut-on apaiser la société ?» mais «comment y arrive-t-on ?» Dans ce tumulte, nous avons le devoir de faire cause commune à gauche. En 1983, après les émeutes du quartier des Minguettes, à Vénissieux, il y a eu la «marche des Beurs», enclenchant un mouvement au long cours qui a marqué la société tout entière. Je pense que le moment est venu d’initier une grande marche pour la justice, qui pourrait partir de Nanterre.
A droite, Ciotti un cran au-dessus du RN
Soutien sans faille de la police, le patron du parti Les Républicains n’entend pas perdre du terrain face à Marine Le Pen. Quitte à aller plus loin que l’extrême droite.
VICTOR BOITEAU
«Nos policiers et nos gendarmes ont tenu la République face aux barbares.» Lundi, six jours après la mort de Nahel à Nanterre et une nouvelle nuit de tensions, plus calme que les précédentes, le patron du parti Les Républicains, Eric Ciotti, n’entendait pas redescendre dans la surenchère verbale. Invité de LCI, le député des Alpes-Maritimes a réaffirmé son soutien sans ambages aux forces de l’ordre. Face aux dégradations, incendies et pillages commis dans plusieurs villes de France, Eric Ciotti et ses troupes ne veulent pas se laisser déborder par l’extrême droite sur le créneau de l’ordre public. «Ils se sont attaqués à la République», a ainsi tancé le chef du parti, en parlant des émeutiers, principalement des jeunes mineurs, parfois même des «enfants […] de 12-13 ans», a précisé lundi le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, lors d’un déplacement à Reims.
Escalade sécuritaire et communication bien huilée
Rivalisant avec Marine Le Pen, jusqu’ici discrète, occupée à soigner sa prise de hauteur régalienne, Eric Ciotti s’affiche dès qu’il le peut avec des policiers et des gendarmes en service. A L’Haÿ-les-Roses, jeudi et lundi, aux côtés de Vincent Jeanbrun, le maire LR de la ville qui a été victime dans la nuit de samedi à dimanche d’une attaque visant son domicile, à Neuilly-sur-Marne ou dans le quartier niçois des Moulins… le patron de LR double son escalade sécuritaire – son terrain de prédilection – d’une séquence de communication bien huilée.
Après avoir abattu la carte sécuritaire, en réclamant, deux jours après le drame, et de concert avec Eric Zemmour, le déclenchement de l’état d’urgence, la droite investit maintenant le champ judiciaire. Et cogne fort, plus fort même que l’extrême droite. Dimanche, Eric Ciotti a ainsi sorti de son chapeau la déchéance de nationalité pour les personnes mises en cause dans les violences urbaines. «La République doit envoyer des messages, s’est-il justifié le lendemain. Quand on attaque une mairie ou une école et qu’on a une double nationalité, il faut en payer le prix.» Expulsion des délinquants étrangers et déchéance pour les binationaux… Voilà Marine Le Pen – qui prône uniquement la première mesure – doublée sur sa droite. «On n’est pas dans la surenchère», répond-on dans l’entourage de l’ex-candidate à la présidentielle.
Autre mesure ressortie par LR : le retour des peines planchers. «La réponse pénale n’est plus adaptée à l’augmentation de la violence», a argué Eric Ciotti. Mises en place en 2007 par Nicolas Sarkozy avant d’être supprimées par le gouvernement de Manuel Valls, ces peines minimales pour les personnes en situation de récidive sont régulièrement agitées par la droite. Alors qu’Emmanuel Macron a appelé les parents à «la responsabilité» vis-à-vis de leurs enfants, Ciotti a également recyclé une autre vieille idée, la suppression des allocations aux familles incriminées. En 2010, cette coupe concernait l’absentéisme scolaire ; le député niçois veut désormais sucrer les allocations aux parents dont les enfants ont été interpellés. La droite et le Rassemblement national se retrouvent également pour réclamer la suppression de l’excuse de minorité et l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans.
«Sortir d’une forme d’angélisme»
Toujours prompt à bomber le torse face à l’exécutif, le patron de la droite compte sur l’examen du projet de loi de programmation de la justice pour faire entendre sa voix. A l’Assemblée, où le texte est débattu depuis lundi, le groupe Les Républicains défendra des amendements pour porter le nombre de places de prison à 80 000 d’ici à 2027. Le député des Alpes-Maritimes a prévenu qu’il conditionnera son vote à «cette réponse pénale», appelant le gouvernement à «sortir d’une forme d’angélisme». Quant à l’évolution de l’institution policière, et notamment de la loi de 2017 sur l’usage des armes à feu, Eric Ciotti ne veut pas en entendre parler. «Il peut y avoir des problèmes. Mais ils sont traités et sanctionnés, a-t-il déclaré dimanche. Rien n’est passé à un policier.»