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France, Education Nationale : Privatisation de l’enseignement supérieur : des « pantouflages » emblématiques !

Par Mathilde Goanec Médiapart
Des personnalités politiques et universitaires de haut vol cèdent aux sirènes de l’enseignement supérieur privé. Les établissements payants surfent sur le boom de l’apprentissage et fleurissent grâce à l’argent public, en marge d’une sélection accrue à l’université.  Ils accueillent désormais un quart des étudiants.

Elle est la dernière en date à avoir franchi le Rubicon. L’énarque Charline Avenel, jusqu’ici rectrice de Versailles – la plus grosse académie de France –, va rejoindre à la rentrée le groupe d’enseignement supérieur privé lucratif Ionis, qui chapeaute un réseau d’une trentaine d’écoles spécialisées dans l’ingénierie, l’informatique et le commerce.

La fonctionnaire, à « l’âme d’entrepreneuse », n’exclut pas de multiplier dans le futur les « allers-retours » entre le public et le privé, et voit dans ce choix plus « une continuité » qu’une « rupture », comme elle l’a signifié à la presse.

Il faut dire qu’en matière de « pantouflage » (le fait d’aller, pour un haut fonctionnaire, travailler dans le privé), l’exemple est venu d’en haut. L’ancien ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer, après avoir bénéficié d’une procédure express pour la création d’un poste à sa mesure au sein de l’université publique de droit Assas, suite à sa défaite aux législatives, s’est également très vite retourné vers le privé.

Libération révélait ainsi en juin dernier que le ministre travaillait à la création d’un réseau d’une « quinzaine d’écoles de la transition écologique dans des villes moyennes françaises, puis dans le monde », pour le compte de la multinationale Veolia. Sans en avoir averti la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Avant lui encore, en 2022, l’ancienne ministre Muriel Pénicaud, ayant échoué à présider l’Organisation internationale du travail, a offert ses services au conseil d’administration du groupe Galileo, qui se décrit comme le leader mondial de l’enseignement supérieur privé. Elle y croise l’ex-PDG de la SNCF, Guillaume Pepy, qui dirige le conseil de surveillance d’une business school du groupe, ou encore l’ancien patron de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Martin Hirsch, devenu vice-président de Galileo.

En la matière, il s’agirait presque d’un retour aux sources pour Muriel Pénicaud, puisqu’elle affichait, avant de rentrer dans le premier gouvernement d’Emmanuel Macron, une solide carrière dans le privé. Mais la ministre du travail a, entre-temps, légiféré ardemment pour libéraliser l’apprentissage, notamment par la loi votée en 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », qui a permis son essor sur fonds publics dans le supérieur. L’apprentissage est devenu la vache à lait d’une myriade d’écoles et de gros poissons tels que le groupe Galileo.

« L’enseignement supérieur à but lucratif se finance, se qualifie et se légitime à partir des porosités public et privé induites ou tolérées par les législations existantes, en France, depuis plusieurs décennies, pointait déjà en 2015 le sociologue Aurélien Casta, dans la revue Formation emploi. L’essor de ces groupes reposerait ainsi moins sur un effacement de la puissance publique que sur la capacité des enseignements techniques et libres à mobiliser cette dernière pour servir des intérêts particuliers. »

Des « chasseurs d’alternants »
Dans un rapport publié en juin 2023, le think tank libéral Fondapol décrit bien le processus, dont il se réjouit. L’alternance par l’apprentissage permet, pour ces écoles, de « lever l’obstacle du financement des frais de scolarité par les familles, qui sont pris en charge par France compétences », « d’élargir sensiblement le nombre d’élèves inscrits et d’augmenter les ressources de l’école », tout en permettant aux entreprises d’avoir accès à une main-d’œuvre à bas coût financée par l’État. Le rapport fait même allusion au nouveau métier de « chasseur d’alternants », qui permet aux entreprises comme aux écoles d’y trouver leur compte.

Selon les chiffres du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, un étudiant sur quatre est désormais inscrit dans un établissement privé, soit deux fois plus qu’il y a vingt-cinq ans, et 6 points de plus en dix ans. « La forte croissance du nombre d’étudiants à partir des années 2000, connue comme une sorte de deuxième vague de démocratisation scolaire, a été captée pour moitié par l’enseignement privé, pointe Tristan Poullaouec, coauteur de l’ouvrage L’Université qui vient (aux éditions Raisons d’agir, 2022). Cela interroge. »

Et si la loi de 2018 ne constitue pas en soi une bascule, elle est le marqueur net d’un changement de dimension. Le texte de Muriel Pénicaud non seulement assouplit et libéralise les conditions de création de centres de formation des apprenti·es, mais il organise leur « solvabilité », explique le sociologue Arnaud Pierrel, par la création d’un guichet unique, France compétences, ouvrant au passage un « gouffre financier énorme » que l’économiste Bruno Coquet critiquait lui aussi récemment dans Mediapart.

Ce faisant, « le supérieur privé a capté une partie des apprentis », selon Arnaud Pierrel. À cela près que les établissements privés du supérieur préfèrent au terme d’apprenti·e celui d’alternant·e, « moins stigmatisant au regard de l’histoire de l’apprentissage », afin de s’éloigner de l’imagerie encore négative du CAP-BEP.

Si l’on compare désormais les apprenti·es titulaires d’un diplôme (donc émis par un établissement public) ou d’un titre professionnel (délivré par un centre de formation privé), le chiffre est effectivement « saisissant », constate le chercheur : « Jusqu’en 2018, on était à 95 % sur du diplôme et à 5 % sur du titre. En 2022, on est passés à un tiers de titres professionnels. Or un diplôme a deux faces : il est à la fois un passeport pour la poursuite d’études et un permis pour aller travailler. Le titre n’est qu’un permis ! »

Un marché de déçus ou d’inquiets
Le privé dans le supérieur a également tiré parti d’une autre réforme majeure, la mise en œuvre de Parcoursup. La sélection accrue dans le supérieur et à l’université publique et gratuite inquiète parents et enfants, laisse chaque année des étudiant·es sur le carreau, et accroît également l’angoisse scolaire.

Alain Joyeux, président de l’Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales (Aphec), le constate « chaque année, sur les salons d’orientation, où fleurissent les écoles privées se vendant à coups de stands multicolores et de goodies ».

« C’est la jungle, cingle l’enseignant, et cela pénalise avant tout les familles modestes, qui sont très inquiètes pour leurs bacheliers. Ces écoles les démarchent dès février, leur promettant une place garantie en dehors de Parcoursup, à condition de signer un chèque d’acompte… Cela nous paraît inacceptable. »

La mise en œuvre, depuis cette année, d’une plateforme nationale d’attribution des places en master, dont on commence à voir les premiers couacs, ne devrait pas contribuer à ralentir les propositions alternatives, pour des étudiant·es qui se retrouvent, malgré une licence honorable, sans solution pour continuer jusqu’à bac+5.

Et comment s’y retrouver, effectivement, dans un marché de plus en plus appétissant pour les investisseurs et de plus en plus dérégulé ? Divisée entre le privé lucratif, non lucratif et le secteur associatif, l’offre est multiple : on y retrouve les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce privées mais historiques, des « bachelors » (équivalent de la licence, mais sans délivrance de diplôme) en tout genre, des « mastères » (là encore, en capacité de délivrer une formation mais pas un diplôme) professionnalisant, de prestigieuses écoles de théâtre (comme le célèbre Cours Florent, possédé par Galileo) ou d’arts appliqués, mais aussi les BTS en lycée privé ou de multiples formations spécialisées dans les milieux de la santé comme les écoles d’ostéopathie. Sans parler des cursus plus classiques délivrés par les universités privées catholiques.

Dans les écoles de commerce et de management, ils ont par exemple augmenté de 75 % en moyenne entre 2009 et 2019.

Les frais de scolarités sont à l’avenant : parfois assez faibles, ils peuvent aller au-delà de 10 000 euros l’année, une anomalie pour un pays comme la France, qui s’est longtemps distinguée par le faible coût de ses études supérieures. Dans les écoles de commerce et de management, ils ont par exemple augmenté de 75 % en moyenne entre 2009 et 2019, souligne un rapport de recherche préparé par l’université de Genève dans le cadre de la conférence mondiale de l’Unesco sur l’enseignement supérieur organisée à Barcelone en mai 2022.

« Cette marchandisation a pris de l’ampleur dans l’enseignement supérieur en France, dans le contexte de la pandémie Covid-19, avec le passage à l’enseignement partiellement ou intégralement à distance », note également le rapport.

« Ce qui augmente le plus significativement, relève Tristan Poullaouec, ce sont les écoles de commerce – elles accueillent trois fois plus d’étudiants qu’il y a quinze ans –, mais également les écoles de spécialités diverses, qui ont augmenté d’un quart en moins d’un an. C’est aujourd’hui 150 000 étudiants, parfois dans de toutes petites officines très locales. »

Pour le chercheur, « il y a donc un double phénomène : à la fois des gros groupes qui se disent que la demande est énorme, parce que le public ne la satisfait plus par manque de moyens, et puis les structures anciennes qui continuent de se développer ».

Une porosité public-privé qui n’est plus taboue
La diversité est telle qu’il s’agit maintenant de faire le ménage : en 2022, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a enquêté sur certaines pratiques abusives concernant l’apprentissage, établissant que 56 % des 80 établissements contrôlés présentaient des anomalies.

Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, sous la pression conjointe des grandes écoles, pas ravies de cette nouvelle concurrence, et d’un corps enseignant dénonçant de « vraies arnaques », rappelle Alain Joyeux, a promis une nouvelle plateforme pour 2024, répertoriant les formations reconnues par l’État.

Une manière aussi de répondre aux fortes critiques sur l’octroi sans suffisamment de contrôle des certifications RNCP (Répertoire national des certifications professionnelles) délivrées par le ministère du travail, qui garantissent, aux yeux des familles, une forme de sérieux et permettent de prétendre à un financement par l’apprentissage (lire notre enquête). La commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale a enfin lancé, le 5 juillet, une mission d’information sur l’enseignement privé supérieur lucratif, pilotée par deux député·es Renaissance et Liot.

Mais le tabou a bel et bien sauté, le secteur privé s’enrichissant d’acteurs affiliés jusqu’ici de manière éclatante à l’université et à la recherche publique. La philosophe Monique Canto-Sperber, figure de l’université française (elle a dirigé dans le passé l’École normale supérieure et une grande université parisienne), ouvre à la rentrée en plein cœur de la capitale un « bachelor » privé pluridisciplinaire et bilingue, pour la modique somme de 10 000 euros par an par étudiant·e (des bourses financées par mécénat sont prévues).

Selon le journal Le Monde, qui a relayé l’initiative, « la vocation du projet est aussi expérimentale : des universitaires doivent évaluer cette “innovation éducative”, en particulier l’impact de la pluridisciplinarité et des outils pédagogiques déployés sur la capacité à faire réussir les jeunes issus de milieux défavorisés ». La même logique que celle du Learning Planet Institute, autre centre « interdisciplinaire » censément plus « agile » que l’université, au statut hybride mais gavé d’argent public, dont Mediapart a pointé les failles.

Pour la directrice générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle, Anne-Sophie Barthez, le sujet est bien « d’organiser [la] complémentarité » entre le public et le privé, tout en gagnant en « clarté » dans l’offre de formations. Celle qui occupe ce poste clé au sein du ministère de l’enseignement supérieur a été auparavant à la manœuvre au sein de l’université de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise) pour favoriser ce rapprochement. Son université fait partie des quelques « EPE » (établissements publics expérimentaux), nouveau cadre créé en 2018 qui permet de rassembler sous la même casquette des universités, mais aussi des grandes écoles privées.

La proximité public-privée de plus en plus affirmée fait bondir bon nombre d’agent·es exerçant dans les universités publiques. Ainsi, l’université de Créteil (Val-de-Marne) en région parisienne a envisagé, pour la rentrée 2023, de nouer un partenariat avec Galileo. L’idée était d’offrir une formation d’assistant·es juridiques en alternance aux étudiant·es de sa première année de licence de droit.

L’université a finalement renoncé. Mais l’hypothèse était assez avancée pour inquiéter Vérène Chevalier, membre du conseil d’administration de l’université. « C’est mettre le pied résolument dans le choix de sous-traiter l’accueil des échouants en première année en les canalisant vers une boîte privée, sorte de multinationale de l’enseignement supérieur, prévient l’enseignante-chercheuse. Et en droit, c’est potentiellement industriel, vu le nombre d’étudiants inscrits chaque année dans cette discipline et les conditions dans lesquelles ils sont accueillis, faute de moyens suffisants. »

« Où est la frontière », s’interroge aussi le think tank Fondapol, qui souligne la porosité déjà acquise, « quand les grandes écoles consulaires acquièrent un statut de droit privé et que leurs étudiants sont très largement formés dans les classes préparatoires des lycées publics » ? Mais aussi « quand certains établissements publics élargissent la base de leur budget à des financements propres dans une proportion significative » et « quand des fonds d’investissement prennent le contrôle d’établissements délivrant des diplômes nationaux ou des grades équivalents » ? On peut aussi dire, plus simplement, que le ver est déjà confortablement installé dans le fruit.

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Cette entrée a été publiée le 26 juillet 2023 par dans EDUCATION NATIONALE, ENSEIGNANTS/ES, ETAT POLICIER, FRANCE, PRIVATISATIONS.