L’essayiste Costanza Spina analyse les attaques contre les droits LGBT + dans son pays natal par le gouvernement d’extrême droite, et met en garde contre la banalisation du fascisme.
par Adrien Naselli
publié le 3 août 2023 à 10h50
Dans l’évaluation 2023 de la situation des personnes LGBT + établie par l’association Ilga Europe, qui établit pour 49 pays un pourcentage de respect des droits humains, l’Italie atteint péniblement les 25 %, loin derrière Malte (la championne avec 89 %), l’Espagne (74 %) ou la France (63 %). Il faut dire que rien ne protège les personnes LGBT contre les discriminations dans la loi. Un texte en ce sens a même été rejeté par le Sénat en 2021, à l’appel notamment des partis d’extrême droite Fratelli d’Italia (Fdi) et de la Ligue. Les couples de même sexe ont accès depuis 2016 à l’union civile, mais ils ne peuvent pas adopter ni se marier. La PMA n’est autorisée que pour les couples hétérosexuels.
C’est dans ce contexte que Costanza Spina, qui dirige le média féministe Manifesto XXI, a écrit son Manifeste pour une démocratie déviante. Amours queers face au fascisme (éditions Trouble). Le texte postule qu’il existe une continuité entre l’idéologie fasciste et l’extrême droite au pouvoir en Italie. Présenter les choses ainsi invite à regarder la réalité en face pour mieux la combattre, estime Costanza Spina qui avait choisi de s’installer en France pour «échapper au berlusconisme».
Comment qualifiez-vous les mesures du gouvernement italien contre la parentalité des personnes LGBT + ?
Avec la circulaire envoyée par le gouvernement de Giorgia Meloni en début d’année, demandant aux municipalités de ne plus enregistrer les enfants des couples de même sexe, Fratelli d’Italia a fait d’une population, les lesbiennes, un bouc émissaire. Depuis, 33 couples ont été convoqués par le tribunal. Le nom des mères non biologiques risque d’être retiré de l’acte de naissance de leurs enfants. Il faut comprendre l’horreur que représente cette attaque : en cas de décès de la mère biologique, l’enfant deviendrait pupille de la Nation, et la mère qui l’a élevé, une étrangère aux yeux de la loi.
Et les choses s’accélèrent. En juin, la région Latium a retiré son parrainage à la Pride de Rome avec le soutien, entre autres, de Matteo Salvini, ministre des Infrastructures et des Transports, qui qualifiait les manifestations en faveur de la PMA et de la GPA d’«atteintes à la famille traditionnelle». Le 26 juillet, un nouveau vote des députés a souhaité faire de la GPA un «délit universel». Affirmer la «famille traditionnelle» en effaçant les autres est une priorité du programme de Meloni. Lorsqu’elle s’adresse à l’électorat de Vox en juin 2022, en Espagne, elle se dit contre le «lobby LGBT». Et se définit comme une mère chrétienne italienne qui se battra pour défendre cette identité. Elle est cohérente, elle fait ce qu’elle dit. C’est sans doute ça qui surprend tout le monde.
Quelles sont les résistances à ces attaques en Italie ?
Avec l’arrivée d’Elly Schlein à la tête du Parti démocrate, une femme ouvertement bisexuelle qu’on peut qualifier d’«anti-Meloni», il y a une tentative de renouveler la gauche italienne. Beaucoup de jeunes la suivent. Mais la droite est très forte, et Meloni, très appréciée. Il faut s’attendre à ce que d’autres attaques surviennent, et pas seulement contre les personnes LGBT +. Le gouvernement sanctionne lourdement les associations qui agissent pour sauver les migrants. Quand un peuple bascule à l’extrême droite, il faut se rappeler que c’est sa décision. Et donc voir la vérité en face : la majorité des Italiens sont d’extrême droite tandis que beaucoup d’autres acceptent la situation en silence.
Comment expliquez-vous cette banalisation de l’extrême droite ?
On s’habitue très vite aux attaques contre l’Etat de droit. Une chose est de s’indigner, une autre de se battre. Au fond, regretter que l’extrême droite s’en prenne aux lesbiennes italiennes quand il est trop tard, c’est militer à peu de frais. Le 25 septembre 2022, tout le monde s’est indigné de l’élection de Meloni, et une semaine après, tout le monde avait oublié. Le meilleur allié du fascisme a toujours été le conformisme : pourquoi sortirait-on de son confort, pourquoi prendrait-on la parole pour défendre des minorités ?
Berlusconi, avant Meloni, avait créé ce que j’appelle une «démocratie de canapé». Mais aujourd’hui, ce n’est plus de la politique symbolique : l’Italie menace ses propres citoyens. Il est de la responsabilité des militants d’anticiper. Ce n’est pas une montée, mais une adhésion à l’extrême droite à laquelle on assiste en Europe. Et celle-ci n’a jamais vraiment cessé : j’ai grandi dans une Italie où mes camarades d’école assumaient que le Duce les fascinait. On entendait dire que le fascisme «n’avait pas fait que des mauvaises choses». Ces idées sont là depuis l’après-guerre.
Comment avez-vous grandi en Italie ?
Je suis né·e en Sicile en 1992. Berlusconi accède au pouvoir lorsque je suis enfant. Il a très rapidement fait sauter le «cordon républicain» en s’alliant avec l’extrême droite. On le percevait dans notre éducation à l’école, qui était extrêmement traditionnelle. L’histoire était comme un roman national fictionnel où l’Italie se rêvait beaucoup plus grande que ce qu’elle est réellement depuis un siècle. Un peu comme si les petits Français allaient au Puy-du-Fou pour apprendre l’histoire.
La bêtise d’extrême droite, je l’ai perçue très vite, en tant qu’enfant et ado queer. Trouver des associations et des gens comme moi était très compliqué, c’était toujours dans une forme de clandestinité. Je sentais qu’il fallait que je me cache, alors que je suis une personne blanche venant d’une famille bourgeoise. C’est pourquoi j’ai fui l’Italie pour la France, dans mon esprit pays de la sociologie, du féminisme et de la presse libre ! En Italie, Berlusconi avait la mainmise sur les médias. Un peu comme si Vincent Bolloré avait été président de la République en France. Il a créé ce que Trump a fait ensuite aux Etats-Unis : un mélange d’extrême droite et d’entertainment, nouvel opium du peuple.
Vous osez, dès le titre de votre livre, l’emploi du terme «fascisme». Pourquoi ?
«Ce qui n’est pas nommé ne peut être combattu», comme le dit l’autrice afroféministe Audre Lorde. Plutôt que de se demander pourquoi on parlerait de fascisme, il faut se demander pourquoi notre inconscient collectif nous empêche de le faire. Des historiens comme Emilio Gentile, grand historien du fascisme contemporain, et Mimmo Franzinelli, des auteurs comme Umberto Eco et Antonio Scurati, ont tous démontré la continuité du fascisme dans nos institutions démocratiques après la guerre : si on avait dû évincer tous les fascistes de l’école, de l’armée, de la justice, de la fonction publique et des hôpitaux, on aurait dû refaire l’Etat.
Certains auteurs, comme l’écrivaine et essayiste Michela Murgia, estiment donc que les préfixes «néo» et «post» devant «fascisme» véhiculent l’idée qu’aujourd’hui ces idéologies sont moins dangereuses. Il faut distinguer la fin du régime fasciste de Mussolini en 1945 de la fin du fascisme : le fascisme est une idée, et les idées ne meurent pas comme cela. Elles évoluent et prennent d’autres formes.
Notre extrême droite italienne n’essaie d’ailleurs même plus de se dédiaboliser. Dans le parti de Berlusconi, Forza Italia, il y avait au moins des européistes, des personnes appartenant à une droite modérée. Là, nous avons au pouvoir des héritiers de mouvements fascistes qui ne se cachent plus : Giorgia Meloni a milité dès ses 15 ans dans le Mouvement social italien (MSI), parti né après la fin de la guerre qui avait pour but de faire renaître le fascisme de ses cendres.
Lors des élections européennes de 2019, Fratelli d’Italia a investi Caio Giulio Cesare Mussolini, l’arrière-petit-fils de Mussolini. Le président du Sénat italien, Ignazio Benito La Russa, voue un culte au Duce, il a des statues de Mussolini chez lui, et dans sa jeunesse, il se faisait appeler «Camarade bagarreur». On aura tendance à les appeler «nationalistes», «nostalgiques», «conservateurs», alors qu’on assiste bel et bien à la prise de pouvoir d’un fascisme populiste très puissant.
Quelles différences faites-vous entre la situation italienne et la situation française ?
Il n’y a aucune raison que la France échappe à cette vague réactionnaire. Face à ça, les communautés queers en France vont, j’en suis certaine, essayer de s’organiser, parce que nous restons dans un pays d’engagement politique où les mouvements sociaux ont un impact. Ce n’est pas un hasard si mon manifeste est sorti ici. Il faut écrire pour des gens qui peuvent écouter.
Parler juste de fascisme, c’est vague. Il faut comprendre pourquoi c’est important historiquement, sociologiquement et journalistiquement de nommer cette chose, de montrer à petite échelle comment on peut s’organiser, en allant par exemple manifester devant les ambassades italiennes contre l’attaque lesbophobe du gouvernement Meloni. Petit à petit, les choses peuvent changer.