Elisabeth Borne se refuse à toute mesure exceptionnelle pour le pouvoir d’achat dans le projet de budget pour 2024. Son gouvernement compte seulement sur la «responsabilité» des entreprises et renvoie les discussions sur les bas salaires à une «conférence sociale» cet automne.
PAR LILIAN ALEMAGNA
La répétition d’un mantra est souvent preuve d’impuissance. Dans son interview de rentrée, dimanche au Parisien, Elisabeth Borne martèle une formule qu’on entend à Matignon et Bercy depuis qu’Emmanuel Macron est entré à l’Elysée en 2017 : «Le pouvoir d’achat, c’est notre combat.» La Première ministre s’épuise ainsi dans cet entretien à prouver que son gouvernement répond à la crise sociale qui s’installe : persistance de l’inflation, bas salaires rattrapés par les augmentations automatiques du smic sans que les autres rémunérations ne suivent, abus des industriels sur les étiquettes dans la grande distribution sans sanctions ou nouvelles impositions, prix de l’énergie au plus haut… «Nous sommes le pays qui a agi le plus tôt et le plus en Europe pour protéger ses concitoyens», insiste la cheffe du gouvernement, citant en exemple le texte pouvoir d’achat adopté «juste après les élections législatives» de juin 2022.
Mais ce chapitre du «quoi qu’il en coûte» est bel et bien terminé. Ayant désormais pour mission de faire «baisser \[le] déficit et \[la] dette» du pays, Borne confirme que son gouvernement ne remettra pas en place de bouclier tarifaire ni de ristourne à la pompe. Il n’inscrira pas, non plus, de nouvelles mesures exceptionnelles en direction des ménages dans son projet de loi de finances pour 2024 qui doit être présenté en Conseil des ministres le 27 septembre, la baisse de 2 milliards d’euros d’impôts sur le revenu promis par Emmanuel Macron étant repoussée au budget de 2025 (au plus tôt). Tout juste la Première ministre consent-elle à modifier la loi pour que les distributeurs puissent «à titre exceptionnel» et «sur une période limitée», vendre à perte du carburant dans les stations-service et faire baisser des prix à la pompe qui tutoient actuellement les 2 euros le litre d’essence.
IMPASSE SOCIALE
C’est donc aux «industriels», «pétroliers» et acteurs de la «grande distribution», de «prendre \[leur] part».«Ils doivent accepter de réduire leurs marges pour redonner du pouvoir d’achat aux Français, insiste-t-elle. L’inflation ralentit désormais, les prix des matières premières ont baissé. Il faut que les Français le perçoivent à la caisse.» Le tout sans aucune menace de nouvelles impositions si rien ne se passe : après Bruno Le Maire caricaturé en «Bruno demande» par la gauche, la Première ministre prend donc le relais de son ministre. Et démontre au passage, avant de présenter ce lundi de nouvelles mesures pour lutter contre la pauvreté, que le gouvernement ne parvient pas à sortir de l’impasse sociale.
Car à entendre l’exécutif ces derniers mois, l’inflation était un phénomène sous contrôle, voire en passe de disparaître. Après plus d’un an de décrochage, les salaires allaient enfin rattraper la hausse des prix qui devait être «temporaire», selon le patronat. Près de deux ans plus tard, l’inflation n’a en rien été éphémère – elle était encore de 4,9 % sur un an en août selon l’Insee, qui anticipe un taux de 5 % en moyenne cette année, désormais comparable à la plupart des autres pays européens. Le «pic» d’inflation a pris l’allure d’un plateau quand, dans le même temps, les grandes entreprises affichaient des résultats records. «Il y a aujourd’hui un tremblement de terre social dans notre pays, s’est insurgé le patron des communistes, Fabien Roussel, samedi lors de son discours à la Fête de l’Humanité (lire page 17). Des gens croulent sous le poids de l’électricité, de l’essence, du \[chariot de courses]… Ils sont écrasés par ces prix !» Réclamant la baisse des taxes sur l’essence et un nouvel impôt sur les superprofits, le secrétaire national du PCF a appelé son auditoire à se mobiliser «devant les préfectures» (et non plus à les «envahir»). «La cocotte est en train de bouillir en France !» a-t-il alerté, demandant «en urgence, un plan contre la vie chère, pour les salaires \[et] pour les pensions. \[…] Ou ils agissent, ou nous passons à l’action !» Une date est déjà cochée dans le calendrier : le 13 octobre, les syndicats appellent à manifester «contre l’austérité et pour l’augmentation des salaires, des pensions et l’égalité femme-homme».
TOUJOURS PLUS TARD
La réponse du gouvernement reste la même : une simple «conférence sociale» cet automne mais seulement sur les «bas salaires».«Donner un emploi à chacun est un enjeu majeur, mais encore faut-il pouvoir vivre dignement de son travail. Ce n’est pas le cas pour les temps partiels subis ou dans certaines professions essentielles dans notre vie quotidienne comme les agents de nettoyage, les caissières, les aides à domicile», répète Borne dans le Parisien, renvoyant les solutions aux discussions entre syndicats et patronat. De l’art de repousser à (encore) plus tard un sujet censé être à l’agenda social d’Emmanuel Macron depuis (au moins) la crise sanitaire. C’était il y a trois ans.
Angélisme
PAR DOV ALFON
Qu’il paraît loin, ce matin de décembre 2020, quand le ministre de l’Economie Bruno Le Maire pouvait sereinement déclarer : «Nous disons tous que la priorité absolue est de lutter contre la crise économique», pour expliquer aussitôt que la réforme planifiée des retraites en était le meilleur moyen, car «pour gagner en prospérité, il faut tous travailler collectivement davantage». Hélas, il apparaît maintenant que cette correction technique de l’équilibre projeté des caisses de retraite, qui a mis des millions de Français dans la rue, n’était pas la meilleure des parades à la crise. Qui aurait pu le prévoir ? S’engouffrant dans le vide laissé par cet angélisme gouvernemental, profitant d’un «quoi qu’il en coûte» mal réparti et d’absence sidérale de garde-fous, bien des entreprises ont gonflé leurs bénéfices. Les Français en voient le résultat à chaque achat au supermarché, et pourraient bientôt en faire les frais à chaque facture d’électricité, chaque passage à la pompe, chaque renouvellement de titre de transport. Que faire pour éviter le pire ? Lancer une «conférence sociale» et prier que les entreprises condescendent à rogner un peu leurs marges. A peu de chose près, c’est là toute la stratégie gouvernementale présentée ces derniers jours, avec Elisabeth Borne dans le rôle de Madame Bovary vivant au-dessus de ses moyens et se demandant pourquoi, d’un moment à l’autre, ne surgirait pas un événement extraordinaire. Menacer de taxer les «industriels»,«pétroliers» et acteurs de la «grande distribution», cités en exemple par Elisabeth Borne, pourrait se révéler plus efficace que de vagues incantations.
Comment les salaires se sont retrouvés au ras du smic
Les grilles salariales n’ayant pas toutes été autant revalorisées que le salaire minimum, certaines ont été dépassées. Le patronat réclame plus d’aides publiques pour aller plus loin dans les augmentations.
Une «conférence sociale», et tout sera réglé pour les salariés ? C’est ce que la Première ministre tente de faire croire dans le Parisien dimanche (lire ci-contre) et ce qu’elle a fait jeudi devant les parlementaires Renaissance. Elisabeth Borne a repris l’ode aux travailleurs de deuxième ligne récitée par Emmanuel Macron pendant le Covid : «Parce que les temps partiels subis ne permettent pas de s’en sortir, parce qu’il est insupportable que certains métiers essentiels comme les aides à domicile ou les agents d’entretien soient encore si mal payés, parce qu’il est inacceptable que certains soient condamnés à passer toute leur carrière au smic». Enfin, cette évidence martelée depuis des années par les syndicats et les partis du gauche semble donc admise : en France, le travail ne paie pas assez.
Quand l’inflation est revenue à des taux plus élevés que ces quarante dernières années, à la faveur de la forte reprise économique post-Covid, les employeurs ont d’abord rechigné à accorder des augmentations salariales. Le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, redoutait en novembre 2022 l’enclenchement d’une boucle prix-salaires, «un cercle vicieux qui peut nourrir l’inflation et appauvrir les Français».
Les marges ont siphonné la valeur ajoutée
Plus personne ne redoute désormais cette boucle. Les salaires n’ont, en effet, pas augmenté à la même cadence que les prix, à l’exception du smic, indexé de manière automatique sur une formule qui tient compte de l’évolution des prix. Le Medef, par la voix de son nouveau président, Patrick Martin, considère qu’il n’y a aucun problème : «La revalorisation des salaires, nous savons également faire ! Et les derniers chiffres dans le secteur privé en témoignent !» s’est-il félicité fin août à l’université d’été de l’organisation patronale.
De fait, les résultats des négociations annuelles obligatoires de début d’année ont été meilleurs pour les salariés que l’année précédente, avec un niveau médian à 4,95 % (dont 3 % d’augmentations générales, et le reste en individuelles), selon les relevés du cabinet Mercer. Mais, constate cette étude, «malgré tout, ces révisions de budget n’ont pas pu couvrir l’inflation, qui a été beaucoup plus élevée sur cette période que ce qui avait été anticipé, avec 5,2 %». D’ailleurs, la majorité l’admet, puisqu’elle justifie ainsi sa décision d’indexer sur l’inflation le barème de l’impôt sur le revenu, soit 4 à 5 milliards d’euros de recettes en moins.
Les comptes sur l’ensemble de la période inflationniste montrent à quel point les salariés ont trinqué. «Il n’y a jamais eu un tel décrochage des salaires réels, observe Mathieu Plane, directeur adjoint du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Depuis la fin de 2021, il manque environ deux points. Les prix à la consommation ont augmenté de 9 %, pendant que le salaire mensuel de base (hors primes) a augmenté de 6,9 % et le salaire mensuel par tête de 7,5 %» avec des différences selon le secteur, les salaires ayant été plus relevés dans l’industrie que dans le commerce, par exemple.
Pourquoi, alors que le chômage a baissé et que les emplois à pourvoir sont nombreux, n’y a-t-il pas eu un rééquilibrage du rapport de force en faveur des salariés ? «Les employeurs et les employés ne sont pas habitués à gérer une telle inflation, ce qui peut expliquer une certaine inertie, avance Mathieu Plane. A plus long terme, il pourrait se produire un rattrapage des salaires, d’autant que les entreprises ont des marges qui pourraient le permettre.» C’est, en effet, une des récentes évolutions. Pendant que les représentants du patronat négociaient avec ceux des salariés un accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur, les entreprises choisissaient d’augmenter leurs marges plutôt que les rémunérations. Le taux de marge des sociétés non financières était de 33,2 % en moyenne au deuxième trimestre 2023, en hausse pour le troisième trimestre d’affilée, contre 31,4 % à la fin de 2022. «Ce redressement assez net des marges s’explique par la baisse des impôts de production, mais principalement par le fait que les entreprises nationales ont en moyenne fait plus que répercuter les hausses des prix de production», explique Mathieu Plane. Les marges des entreprises sont donc les grandes gagnantes de ce partage de la valeur, pas les salaires.
Cette relative inertie des rémunérations, notamment parmi les plus basses, a aussi créé une compression des salaires. «La trappe à bas salaires est grande ouverte», alerte le président de la CFE-CGC, François Hommeril. Chaque augmentation du smic, et il y en a eu cinq depuis la fin de 2021, ne s’est pas entièrement répercutée pour les salariés qui étaient payés juste au-dessus (lire page 4). Ils se sont retrouvés à leur tour au niveau du minimum légal. Même si les données disponibles datent de janvier 2022 et ne rendent pas compte des évolutions récentes, la progression de la part des salariés payés au smic est importante. Ils étaient 14,5 % début 2022, contre moins de 10 % en 2010. Même Le Maire évoque désormais une «smicardisation» de la société.
Les exonérations, «drogue dure» du patronat
Cet écrasement des salaires s’explique aussi par les nombreuses branches qui ne négocient aucune remise à jour de leurs grilles salariales à chaque revalorisation du smic. Les premiers échelons se retrouvent donc en dessous du salaire minimum légal. Comme il est illégal de rémunérer les salariés sous le smic, cela signifie que les salariés concernés peuvent se retrouver scotchés au smic pendant des années, même s’ils progressent dans la grille de leur branche. Au 25 août, le ministère du Travail dénombrait ainsi 80 branches avec au moins un coefficient inférieur au smic, soit près de la moitié d’entre elles. Treize sont en situation de non-conformité depuis plus d’un an. Le patronat se veut néanmoins optimiste. «Il y avait 150 branches en retard au mois de mai, il y en a dorénavant 80. \[…] A la fin il y aura un tout petit nombre de branches qui n’auront pas conclu», a promis Patrick Martin à la rentrée.
Pour autant, la prochaine conférence sociale sonne comme un désaveu pour le patronat français. Comme les autres représentants des organisations syndicales et patronales, le président du Medef s’est rendu début septembre au ministère du Travail pour poser quelques jalons. Car les syndicats ont beau avoir perdu la bataille contre la réforme des retraites, ils en sont tout de même sortis ragaillardis. «Cette annonce \[d’une conférence sociale, ndlr] ne vient pas de nulle part, fait remarquer la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, elle résulte du rapport de force sur les retraites, et de la mobilisation unitaire prévue le 13 octobre.»«Je sens à la fois le gouvernement et le patronat ouverts à la discussion», veut croire Cyril Chabanier (CFTC). C’est donc le moment de ressortir quelques revendications même si l’exécutif s’y ait déjà opposé. La CGT, comme FO, veut reparler de l’indexation des salaires sur les prix, abandonnée depuis 1982 au nom de la fameuse «boucle prix-salaires» qui relève, selon Sophie Binet, de la «mythomanie». CFDT, CFE-CGC et CFTC ne la voient pas non plus d’un mauvais œil. «La désindexation a créé le problème» des trappes à bas salaires, analyse Hommeril. «Et même si ce n’est pas « corpus » chez nous, ça ne m’empêche pas de dire que dans beaucoup d’endroits, c’est une nécessité pour régler le problème», poursuit le patron du syndicat des cadres.
Plus modeste dans ses ambitions, la CFDT veut surtout saisir l’occasion «pour reparler conditionnalité» des aides aux entreprises – un sujet qui met tous les syndicats d’accord. L’organisation de Marylise Léon défend une suspension des exonérations de cotisations sur les bas salaires pour les entreprises affiliées à des branches qui gardent des minima inférieurs au smic. Pour d’autres, l’existence même de ces aides pose problème. Hommeril et Binet pensent que pour le patronat, elles sont «une drogue dure». Et même si le ministre du Travail, Olivier Dussopt, compte établir un «diagnostic partagé», il ne sera pas facile de convaincre les employeurs d’aller en rehab, Patrick Martin revendiquant encore et toujours… de nouvelles «réductions de charges».
A la CPME, le vice-président Eric Chevée l’assume sans détour : il ne va pas à cette conférence sociale pour un «Grenelle des salaires» d’où ressortirait une mesure généralisée. Mettant en garde contre les effets de bord «considérables», il «souhaite bien du plaisir» à quiconque voudrait farfouiller dans les exonérations. Par contre, «si on nous dit « on baisse les charges sociales et vous augmentez les salaires », on va le faire», promet-il. Hommeril le regrette : «L’imagination n’est pas au pouvoir.»
«La convention collective elle-même se rapproche petit à petit du smic»
Payés selon des grilles descendant sous le salaire minimal, des salariés sont «revalorisés» à ce plancher… sans grande perspective d’aller plus haut.
On va les appeler les «bloqués». Ils sont salariés, travaillent depuis des années dans la même entreprise ou le même secteur, et malgré leur ancienneté restent «bloqués» au salaire minimum. Leur indice augmente, mais comme les grilles salariales n’ont pas bougé et que le smic a augmenté automatiquement avec l’inflation, ils restent avec la même rémunération, égale ou à peine plus élevée que le salaire minimum.
Capucine (1)
Salariée dans l’agroalimentaire en Bretagne, 45 ans
«Mon métier consiste à faire du conditionnement (pesée). Je suis entrée dans la boîte il y a vingt-trois ans, au smic. Aujourd’hui, je touche 1 430 euros net, hors primes (1 600 euros avec primes). A l’époque, je pensais que je pourrais évoluer facilement en termes de salaire. Mais ce sentiment a depuis disparu : nous sommes considérés comme de simples outils. Remplaçables, inutiles. Au niveau des négociations, nous arrivons au ras des pâquerettes, le minimum pour terminer toujours au-dessus du smic. Il n’y a aucune reconnaissance des savoirs, tous les salariés de ma boîte ressentent le manque de gratification. L’ancienneté ne nous donne droit qu’à une petite prime, 15 % maximum du salaire de base, qui n’augmente plus après quinze ans d’activité. Dans notre convention collective, le premier échelon, en brut, est à 10 euros au-dessus du salaire minimum. Il faut maintenir les écarts, or, à chaque négociation, celui-ci se réduit. Notre grille de salaires se tasse.
«La vie quotidienne se passe très mal pour moi. Il faut payer l’essence toujours plus cher pour pouvoir aller travailler. Pareil pour le gaz, l’électricité. Je suis toute seule, avec trois enfants à charge, dont une fille qui étudie et un loyer à payer. Je vous laisse faire le calcul… Avec l’inflation, il faut faire attention à tout. Parfois, je saute des repas, notamment le midi. Je mange beaucoup moins de viande qu’auparavant. Une augmentation de salaire, pour nous, salariés, ça représente quelque chose de très concret : un plein d’essence, un chariot de courses, une facture, etc. Bientôt, nous allons juste finir smicards. J’ai peur pour demain.»
Nicolas Soussia
Agent de sécurité en Ile-de-France, 53 ans
«Quand j’ai été embauché en 2006, après ma formation, j’étais au coefficient 130. C’était un tout petit peu plus que le smic car au début, si j’ai bonne mémoire, le smic correspondait à l’indice 120. Aujourd’hui, dix-sept ans plus tard, je suis à l’indice 150 de la convention collective \[c’est-à-dire 1 830 euros brut par mois, ndlr]. A ce niveau, le salaire net est à 1 427 euros. A ce jour, l’indice 150 est le premier qui dépasse le smic, le 140 étant pile au niveau du salaire minimum. Quelques primes s’ajoutent à mon salaire : une prime panier de 5,26 euros par jour de vacation, des primes d’habillement à 17 centimes, une prime de poste à 40 euros par mois… C’est faux de dire que les salaires dans les entreprises sont plus élevés que les minima de branche. A France Gardiennage, ils veulent respecter la loi, pas plus. D’où l’importance des négociations de branche \[il est délégué syndical CFDT].
«On est dans un métier où c’est parfois le client qui impose le coefficient, sur certains sites. Donc je négocie pour aller sur ces sites. Jusqu’en 2015, j’étais à l’indice 130, puis ils m’ont mis à Rungis, dans le grand marché. Pendant un an, j’étais toujours à 130, puis j’ai appris que je devais être à 140. Ils m’ont régularisé. En 2020, je suis allé garder un site de GRT Gaz, fermé à cause du Covid. Comme c’était l’indice 150 pour tout le monde, j’ai demandé et obtenu l’indice 150. Il faut demander, sinon on ne vous le propose jamais. Aujourd’hui, je suis au musée de la Poste, à Montparnasse. Comme j’ai acquis l’indice 150, c’est comme ça, on ne recule pas. Il y a un site où j’ai voulu aller, mais le client n’a pas voulu de moi parce que je suis délégué syndical, c’est le siège de Casino, où tout le monde est à 160.
«L’inflation, ça joue beaucoup. Le patron ne voit pas que la vie est chère. Quand on a quatre enfants et 1 427 euros par mois, avec ma femme qui travaille dans la santé, c’est pas évident. Le patron dit que si les clients n’augmentent pas leur rémunération, lui ne pourra pas augmenter les nôtres. Nous sommes dans un domaine où c’est le client qui décide de son coût. Et parfois nos employeurs acceptent ce coût, tout en sachant que ça ne les arrange pas. Je pense que l’Etat doit aider les sociétés de sécurité pour que nous, on puisse revendiquer sans avoir peur.»
Grégory Grudzien
Chauffeur routier en Bretagne, 46 ans
«L’année prochaine, j’aurai mes quinze ans d’ancienneté dans mon entreprise, et je sais que ce sera le summum de ma carrière. C’est inscrit dans la convention, qui ne prévoit rien au-delà. Peut-être que d’autres entreprises ont rajouté des paliers, mais pas la nôtre. Il n’y a rien de prévu. On essaye d’intégrer une prime d’ancienneté qui pourrait compenser ça, mais ça ne fait pas du tout envie à notre direction.
«Aujourd’hui je suis à 12,60 euros de l’heure. Dans le transport, on fait entre 190 et 200 heures par mois, donc mon brut est entre 2 000 et 2 200 selon les mois. Quand j’ai commencé le métier il y a dix-sept ans, mon premier salaire de chauffeur était de 1 850 euros, frais compris, donc environ 1 600 euros net, et celui de ma femme 1 150 euros, l’équivalent du smic de l’époque. Aujourd’hui, elle touche 1 750 euros par mois et moi, avec mes frais, un petit 2 000. Sachant qu’elle a en plus des RTT, mais pas moi. C’est bien simple : l’autre jour, je me suis rendu compte que ça fait sept ou huit ans que je déclare exactement la même somme chaque année aux impôts !
«Le fait que les entreprises proposent mieux que la convention pour être attractives, ça ne se vérifie pas du tout. On ne fait que descendre ou coller à la convention alors qu’il y a de grosses difficultés de recrutement. Et la convention elle-même se rapproche petit à petit du smic. L’année passée, ils ont mis en avant les fameux 12 % d’augmentation de la branche \[signés en 2022]. Mais quand on compare cette augmentation avec l’évolution du smic, on voit qu’on a perdu un petit peu.
«On se sent tous un peu piégés, dans le sens où la seule chose attrayante pour la profession, c’est le fameux congé de fin d’activité \[qui permet de partir à la retraite cinq ans plus tôt que l’âge légal]. Il me reste dix ans, donc il faut que je reste. Sinon je perds tout. Partir, on aimerait bien, mais pour retravailler cinq ans de plus ? Je ne sais pas.»