La plus haute juridiction de l’ordre administratif français examine ce vendredi une requête soumise en 2021 par six associations contre les contrôles d’identité discriminatoires. La décision pourrait contraindre le ministère de l’Intérieur à changer les pratiques policières.
PAR ISMAËL HALISSAT
L’importance de l’audience est à la hauteur de la rareté de l’occasion offerte au Conseil d’Etat. Ce vendredi, la plus haute juridiction de l’ordre administratif examine un épineux dossier : une action de groupe contre les contrôles d’identité discriminatoires, dits «au faciès», effectués par la police et la gendarmerie. Pour cela, le Conseil d’Etat réunira sa formation la plus solennelle, l’assemblée du contentieux, chargée des affaires présentant une «importance exceptionnelle». Une procédure initiée au début de l’année 2021 par six organisations. Trois ONG à l’envergure internationale : Amnesty International, Human Rights Watch et le réseau Open Society Foundations. Accompagnées de trois associations locales : le Réseau égalité antidiscrimination justice interdisciplinaire, installé à Villeurbanne, dans la banlieue lyonnaise, et deux structures parisiennes, Pazapas et la Maison communautaire pour un développement solidaire.
«Le but de cette action de groupe est d’abord la reconnaissance de la part du plus haut juge administratif de la gravité du fléau des contrôles au faciès, puis, de définir et contrôler la mise en œuvre de mesures propres à supprimer ce fléau», estime l’avocat qui représente les associations requérantes, Antoine Lyon-Caen. Cette procédure particulière, notamment inspirée de la class action américaine et créée par une loi de 2016, permet effectivement d’imposer des réformes structurelles à l’administration, ce qui serait une première pour une action de groupe de ce type. Le but n’est pas de réparer le préjudice personnel subi par des victimes de contrôles discriminatoires mais de contraindre le ministère de l’Intérieur à changer les pratiques policières.
Ce dernier a jusque-là opté pour l’esquive, voire le mépris. Place Beauvau n’a pas répondu à la mise en demeure – première phase de l’action de groupe – adressée par les associations. Et ce vendredi, Gérald Darmanin ne sera pas représenté par un avocat à l’audience. Le gouvernement ne prendra donc pas la parole pour exposer ses arguments et répondre à d’éventuelles questions. «La procédure étant essentiellement écrite, ce n’est pas très grave», élude-t-on au cabinet du ministre de l’Intérieur. Une posture défensive, loin de la reconnaissance du problème par Emmanuel Macron, en décembre 2020. «C’est vrai qu’aujourd’hui, quand on a une couleur de peau qui n’est pas blanche, on est beaucoup plus contrôlé. On est identifié comme un facteur de risque, de problème, et c’est insoutenable», avait admis le président de la République, quelques jours après la diffusion d’images du passage à tabac du producteur de musique noir Michel Zecler par la police et de l’évacuation violente de réfugiés qui avaient installé un campement place de la République à Paris.
Dans leur requête, les six associations demandent notamment aux autorités de modifier le code de procédure pénale «pour interdire explicitement la discrimination dans les contrôles d’identité», «exclure les contrôles d’identité administratifs» (c’est-à-dire sans réquisition judiciaire) et «circonscrire les pouvoirs de la police afin que les contrôles ne puissent être fondés que sur un soupçon objectif et individualisé». Les associations souhaitent que les termes actuellement en vigueur justifiant les contrôles (des raisons «plausibles de soupçonner» qu’une personne a commis ou se prépare à commettre un délit) soient modifiés pour restreindre la liberté d’appréciation des policiers. Elles réclament aussi la mise en place d’un «mécanisme de plainte efficace et indépendant» et la création d’un «système d’enregistrement et d’évaluation des données relatives aux contrôles d’identité, et de mise à disposition de toute personne contrôlée d’une preuve de contrôle». Cette dernière mesure, qui correspond à la promesse de campagne de François Hollande en 2012 d’introduire un récépissé de contrôles d’identité, avait été enterrée par la gauche une fois arrivée au pouvoir.
Diagnostic
L’action de groupe de ces six associations vient à la suite d’une série de condamnations de l’Etat pour des contrôles d’identité discriminatoires au cours des dernières années. En 2013, treize plaignants avaient attaqué les autorités pour faire reconnaître leur préjudice né de ces contrôles à répétition. Le 9 novembre 2016, dans une décision historique, la Cour de cassation avait affirmé qu’un contrôle d’identité qui a pour seule base des caractéristiques physiques liées à une origine réelle ou supposée constitue bien une discrimination et justifie une condamnation de l’Etat. Rebelote en juin 2021, trois lycéens, contrôlés à la gare du Nord à Paris lors d’une sortie scolaire en 2017, avaient à leur tour obtenu une condamnation définitive de l’Etat pour faute lourde, devant la cour d’appel de Paris. Les magistrats avaient vu dans les éléments de la procédure «des indices de ce que les caractéristiques physiques des personnes contrôlées, notamment leur origine, leur âge et leur sexe, ont été la cause réelle du contrôle».
Au-delà de ces décisions judiciaires, les associations appuient leur requête sur une connaissance scientifique bien établie des pratiques discriminatoires des forces de police. La première étude de référence à ce sujet date de 2009 et avait été menée, sous l’égide du CNRS et de l’Open Society Justice Initiative, par les sociologues Fabien Jobard et René Lévy. Les chercheurs avaient mené un travail de terrain pour observer les pratiques policières dans deux lieux parisiens, la gare du Nord et le quartier des Halles. Ils en avaient conclu que les personnes perçues comme arabes ou noires étaient largement «surreprésentées» parmi celles visées par les contrôles d’identité.
En 2010, l’Institut national d’études démographiques était parvenu au même constat à l’issue d’une vaste enquête par questionnaire sur les discriminations. Puis c’est le Défenseur des droits, en 2017, qui avait posé le même diagnostic : dans un rapport publié cette année-là, l’autorité administrative indépendante estimait que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont «une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés» par la police.
«Occasion historique»
Devant le Conseil d’Etat, les associations ont d’ailleurs reçu le soutien de l’actuelle Défenseuse des droits, Claire Hédon, exprimé dans une intervention envoyée aux magistrats administratifs, mais aussi celui de l’ancien responsable de ce mandat Jacques Toubon, qui sera présent à l’audience ce vendredi (lire ci-dessous). L’ex-rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance auprès du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme Tendayi Achiume était également intervenue dans la procédure. «Nier l’existence du racisme systémique ne fait que le perpétuer, expliquait-elle dans une interview à Libération.Je considère cette affaire comme une occasion historique pour la France d’avancer vers la rupture de ce cycle.»
La décision du Conseil d’Etat devrait être rendue d’ici un mois. Dans un argumentaire envoyé à la presse et qui synthétise leur position, les associations ont tenu à préciser qu’«elles n’accusent pas les policiers pris individuellement d’être racistes, ils agissent dans un système qui a laissé ces pratiques se répandre et s’installer».
«C’est un fait auquel il faut apporter une réponse juridique»
Auteur en 2017 d’un rapport sur les relations entre la police et la population, l’ex-Défenseur des droits Jacques Toubon affirme la nécessité d’agir face au caractère systématique des contrôles discriminatoires.
RECUEILLI PAR I. HT.
L’action de groupe contre les contrôles au faciès, menée par six associations et qui sera examinée ce vendredi lors d’une audience au Conseil d’Etat, s’appuie notamment sur les travaux menés par le Défenseur des droits. Jacques Toubon, qui a occupé ce mandat de 2014 à 2020, après avoir notamment été ministre de la Justice dans le gouvernement de droite d’Alain Juppé (1995-1997), apporte son soutien aux requérants et souhaite une condamnation de l’Etat.
Qu’est-ce qui a motivé votre soutien des associations requérantes ?
C’est pour moi l’aboutissement d’un travail entamé il y a plusieurs années, en particulier lors de mon mandat comme Défenseur des droits. Je me considère d’une certaine façon associé à cette action des associations, car leur requête est fondée notamment sur l’enquête que j’avais réalisée en 2016 \[publiée en 2017, ndlr] sur les relations entre la police et la population, et qui concluait que les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que l’ensemble de la population d’être contrôlés par la police. C’est un fait auquel il faut apporter une réponse juridique.
Quelle est votre réaction au fait que l’Etat conteste, devant le Conseil d’Etat mais également devant la Cour européenne des droits de l’homme, la force probante de cette étude sur les contrôles d’identité discriminatoires ?
En 2016, on a présenté l’étude à la Direction générale de la police nationale. Le ministère de l’Intérieur a nié la réalité de ce qui était démontré par l’enquête avec toujours le même argument qu’il peut exister quelques cas de contrôles discriminatoires mais qui ne sont pas représentatifs. Or la réalité est bien un système de contrôle d’identité discriminatoire et, face à un système, il faut répondre de manière systémique, et non au cas par cas. Le ministère de l’Intérieur et la police n’acceptent pas et n’accepteront probablement jamais, sauf décision de justice, que ces activités ne sont pas conformes à la loi.
Globalement, comment jugez-vous l’attitude de l’Etat face aux contrôles au faciès ?
Si le Conseil d’Etat donne raison aux associations requérantes, l’administration sera face à un choix, appliquer ou ne pas appliquer l’arrêt du Conseil d’Etat en tentant de faire voter une nouvelle législation qui lui permettrait de contourner cette décision mais qui serait contraire à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, en instituant la possibilité de réaliser des contrôles discriminatoires. Il est clair qu’une majorité de personnes ne veut pas qu’on traite différemment les individus selon leur origine, leur apparence physique, mais il existe aussi beaucoup de personnes qui pensent qu’il est normal de leur réserver un sort particulier. On a là, à travers ces décisions de justice, une vraie question de société qui est posée et entretenue par l’extrême droite, à travers son affirmation qu’on ne serait plus chez nous du fait de l’immigration. Chez nous, ce sont eux et nous ensemble, ceux qui arrivent et ceux qui sont là.