La pagaille redoutée par les médias et les politiques contrairement aux mobilisations paysanes, n’a pas eu lieu à la SNCF, jeudi 21 novembre, les cheminots se mobilisant peu pour dire non à la disparition de Fret SNCF, qui doit être remplacé par deux filiales après une cure d’amaigrissement. Les TGV Inoui comme Ouigo circulaient à peu près normalement, mais seulement sept TER sur dix et un Intercités sur deux roulaient par rapport à d’habitude. Sur le RER D, l’une des lignes les plus touchées en région parisienne, il y avait finalement un peu plus de trains que prévu, avec deux rames sur cinq (au lieu d’une sur trois).

Cette mobilisation en demi-teinte est un échec pour les syndicats, qui cherchaient à mobiliser fortement après l’annonce du démantèlement de Fret SNCF, au début novembre. D’après la CGT, un cheminot sur quatre s’est mis en grève jeudi, bien loin des niveaux atteints pendant la lutte contre la réforme des retraites. Les fédérations cheminotes avaient présenté cette journée comme un « ultimatum » avant un mouvement de grève reconductible à partir du 11 décembre, si aucune réponse n’était apportée à leurs revendications. « Cette grève à Noël, les Français n’en veulent pas, on les comprend, et il n’y a pas de raisons surtout », a déclaré le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, jeudi sur RTL.
La CGT-Cheminots, l’UNSA-Ferroviaire, SUD-Rail et la CFDT-Cheminots réclament un moratoire sur le démantèlement – sans licenciements – de Fret SNCF, l’opérateur public leader du transport de marchandise sur rail en France. « Le ministre [délégué aux transports] l’a redit récemment, le moratoire en tant que tel, c’est non », a rappelé M. Farandou, précisant que les conditions de transfert des cheminots de Fret SNCF vers les nouvelles filiales (Hexafret et Technis) pouvaient être discutées. Deux tiers des 500 employés dont l’emploi a été supprimé ont déjà été recasés dans d’autres sociétés du groupe, a-t-il également insisté.
« Les chiffres nationaux [de la mobilisation] ne sont pas terribles », a reconnu lors d’une assemblée générale organisée à gare de Lyon le secrétaire fédéral de SUD-Rail, Fabien Villedieu. « Je sais que beaucoup de collègues ne se sentent pas concernés mais personne ne sera préservé », a lancé M. Villedieu, alors qu’une ouverture du capital de Rail Logistics Europe, qui regroupe les activités fret de la SNCF, est prévue pour 2026. La SNCF restera majoritaire, insiste cependant la direction du groupe.
« Ce qui arrive au fret, c’est exactement ce qui est en train de se passer dans le transport de voyageurs, notamment au TER », a rappelé Thierry Nier, de la CGT-Cheminots, mercredi. L’intersyndicale s’inquiète de la création de filiales par SNCF Voyageurs pour répondre aux appels d’offres lancés par les régions pour exploiter leurs réseaux de train express régional (TER) et par l’Etat pour les Intercités. A la mi-décembre, 1 200 cheminots vont être transférés pour la première fois dans trois de ces filiales, avec à la clé une organisation du temps de travail moins avantageuse afin de gagner en productivité et compétitivité.
Cette mobilisation survient au lendemain des négociations annuelles obligatoires sur les salaires à la SNCF. La direction du groupe ferroviaire a proposé 2,2 % d’augmentation, nettement moins que les années précédentes marquées par une forte inflation, mais plus que l’inflation prévue en 2025 (+ 1,5 %). Une proposition qualifiée de « blague » par M. Villedieu, alors que « la SNCF est l’entreprise ferroviaire la plus profitable en Europe ».
Maïa Courtois Rapport de Forces
Les cheminots se mobilisent ce jeudi 21 novembre et annoncent une grève reconductible à partir du 11 décembre au soir. C’est leur dernière chance de mettre sur pause la liquidation, à partir du 31 décembre, du Fret SNCF. Un coup de grâce donné par l’État à cet outil écologique du transport de marchandises, dégradé d’année en année.
Les arbres ont poussé au milieu des carcasses de locomotives, dans la gare de triage de Sotteville-lès-Rouen. C’est dans cette commune que Stéphane Lachèvre, cheminot, a grandi. Tout comme ses parents avant lui. « Quand j’étais à l’école primaire, il y avait des cheminots qui venaient dans nos classes pour vanter la SNCF et expliquer le métier », se souvient-il. La SNCF était le principal employeur des 30 000 habitants de cette banlieue de Rouen : « On allait visiter avec l’école les ateliers de réparation. L’identité de la ville était marquée par ce chemin de fer et son triage. » En 1996, le jeune homme qui rêvait d’être conducteur de train est embauché à la SNCF dans le fret – le transport ferroviaire de marchandises.
Mais la gare de triage a fermé en 2010. « Un choc », se rappelle le cheminot. Depuis, la gare de triage de Sotteville est devenue « un cimetière de locomotives ». Pour les trains en bout de course, ou pour ceux en bon état que la SNCF ne fait plus circuler faute d’un trafic suffisant. « À force, on s’habitue », soupire le conducteur de fret. « Mais venir tous les jours au boulot en se disant que ce lieu est devenu un dépotoir… C’est désolant. »
Bien d’autres gares de triage en France incarnent cette dégradation du fret ferroviaire, un moyen de transport de marchandises pourtant bien moins polluant que la route. Après des années d’ouverture progressive à la concurrence de ce qui était jusqu’alors un monopole public, l’État s’apprête à porter le coup fatal. Fret SNCF, qui représente 50 % de l’activité et 4500 cheminots, va être liquidé au 31 décembre.
Si Fret SNCF disparaît, les garanties sur les droits sociaux aussi
Après 28 ans de bons et loyaux services, Stéphane Lachèvre ne sera plus conducteur de Fret SNCF. À partir du 1er janvier 2025 en effet, lui et ses 4500 collègues seront transférés automatiquement vers deux nouvelles filiales. Hexafret, dédiée aux activités du fret, reprendra 4000 personnes. Technis en reprendra 500 pour l’entretien des locomotives. Le capital de la société Rail Logistics Europe, la branche du groupe SNCF qui englobe ces filiales Hexafret et Technis, a un capital ouvert aux actionnaires publics… comme privés. « On avait donc une branche construite avec de l’argent public, que l’on va désormais mettre au service du privé. Avec un schéma de rentabilisation à outrance », expose Julien Troccaz, secrétaire fédéral de Sud Rail.
Une plongée dans l’inconnu. Pendant quinze mois, les conditions de travail des cheminots du fret doivent être maintenues. Mais ensuite : aucune garantie. Après les 15 mois, il y aura de nouveaux accords d’entreprise, en repartant d’une feuille blanche, basée sur la convention collective nationale. « C’est une stratégie de dumping social, tout simplement », résume Sébastien Mourgues. « 15 mois, ça passe très vite », craint Stéphane Lachèvre, aujourd’hui élu Sud Rail au comité social et économique (CSE) de Fret SNCF. « Nous ne vivons pas bien du tout cette incertitude. »
Rapport de Forces