En pleine saignée sociale, les ouvriers de l’usine automobile de Sochaux-Montbéliard, habitués aux restructurations, s’attendent au pire. Politiquement, le RN en profite, malgré la transmission du flambeau des luttes sociales de génération en génération.
SochauxSochaux, Montbéliard (Doubs).– Sous un ultime rayon de soleil, avant que la neige vienne blanchir les toits en tôle, Anthony Rué désigne d’un geste ample l’usine historique de Peugeot, devenue Stellantis en 2021, dont il est le délégué syndical (DS) CGT depuis six ans.
À l’est de Montbéliard, ce 20 novembre, le monstre d’acier (qui fut longtemps la plus grande usine de France) n’est plus ce qu’il était. Derrière le grillage, des machines s’activent à détruire des ateliers vacants. Câblage, fonderie, mécanique… Le passage au moteur électrique et les externalisations ont eu raison de pans entiers de la chaîne de production.
Sur une feuille de papier, Anthony Rué a noté quelques chiffres qui disent tout. L’usine Peugeot-Sochaux a employé jusqu’à 40 000 salarié·es à son apogée en 1979. Aujourd’hui, le syndicaliste, qui milite aussi à Lutte ouvrière (LO), dénombre 5 000 salarié·es en CDI et 1 000 intérimaires qui constituent le gros des troupes au montage, le métier le plus dur. En dix ans, il a compté 5 000 suppressions d’emplois à Sochaux, et pointe avec inquiétude la volonté de la direction de « compacter le site » depuis 2022.

Il y a deux ans, celle-ci a aussi supprimé le service de ramassage de bus, qui a convoyé les salarié·es pendant soixante-dix ans – tout un symbole. « Elle l’a fait pour des raisons économiques, mais aussi pour que les salariés soient plus flexibles sur leurs horaires », explique Anthony Rué, décrivant une condition ouvrière toujours plus difficile. « Les salariés ne savent jamais quand ils vont finir leur journée de travail, ils travaillent six jours par semaine, et la semaine 52 [celle du 27 décembre – ndlr] est travaillée par des pseudo-volontaires », synthétise-t-il.
Pourtant, malgré les cadences et les mille voitures qui sortent de l’immense complexe industriel chaque jour, malgré la pression qui s’exerce y compris sur des cadres et malgré les 54 milliards de bénéfices de Stellantis depuis 2021, Anthony Rué craint pour l’avenir : « C’est une usine qu’ils rayent de la carte », dit-il, « choqué » par les aides publiques touchées par le groupe, comme Michelin, qui vient d’annoncer la fermeture des usines de Vannes et de Cholet d’ici à 2026.
L’ancien conducteur d’installation, entré à l’usine en 1999, sait que l’hiver social sera rude. La veille, il a été contacté par les ouvriers de l’équipementier automobile Novares d’Ostwald (près de Strasbourg, dans le Bas-Rhin), un sous-traitant de Stellantis, en grève contre la délocalisation de l’usine – 122 ouvriers et ouvrières vont perdre leur emploi.
Il y a une colère qui couve. Le problème, c’est que c’est une course de vitesse avec les idées réactionnaires de l’extrême droite.
Anthony Hué, délégué CGT et militant à Lutte ouvrière
Le tract hebdomadaire de LO qu’il distribuait aux portillons de l’usine cette semaine appelait les « dizaines de milliers de salariés de l’automobile, de la chimie, de la sidérurgie et de la grande distribution qui risquent de se retrouver sans gagne-pain » à suivre l’exemple des agriculteurs et agricultrices pour passer à l’action. Il a encore en tête des images de la grande grève de 1989 à Sochaux pour une augmentation de salaire de 1 500 francs, qui avait fait plier le patron, Jacques Calvet. Sa mère travaillait alors à Peugeot.
« Il faudrait qu’on puisse faire la même chose, mais le contexte est différent : il y a une perte de confiance dans toutes les institutions, y compris les syndicats, et les travailleurs n’ont pas de boussole politique », analyse-t-il. Dans le froid polaire de cette fin novembre, alors que les machines continuent inlassablement leur travail de sape pour détruire l’usine, il pense avec espoir à la « lame de fond » de l’après-68 : « Il y a une colère qui couve. Le problème, c’est que c’est une course de vitesse avec les idées réactionnaires de l’extrême droite. »
Au pays de Montbéliard, cette course a déjà pris un tour très aigu. Un taux de chômage supérieur à la moyenne métropolitaine (10 % au premier trimestre 2024), la crise du militantisme ouvrier, la fragmentation des classes populaires, les louanges des gouvernements « socialistes » (les Sochaliens mettent des guillemets) pour la société post-industrielle et la droitisation du jeu politique ont fait monter le Rassemblement national (RN) en flèche.
La 4e circonscription du Doubs (celle où a longtemps été élu Pierre Moscovici) est passée sous pavillon RN en 2022 : Géraldine Grangier a battu le député macroniste sortant Frédéric Barbier, et elle a été réélue en 2024 face à une candidate socialiste, Magali Duvernois, sous les couleurs du Nouveau Front populaire (NFP).
Dans son livre, Jusqu’au bout, le sociologue Nicolas Renahy décrit l’importance des membres de la section CGT-retraités de Sochaux, qui résistent « au grand basculement de toute une société coincée entre le marteau du néolibéralisme décomplexé et l’enclume d’une extrême droite aux portes du pouvoir ». Malgré la transmission de la mémoire ouvrière et du flambeau des luttes sociales aux nouvelles générations, il témoigne de l’emprise grandissante du RN, « parti au recrutement élitiste », sur « des ouvriers, des ouvrières, des employées et des précaires en quête de respect ou de radicalité ».
Aurore et Jérôme Boussard, respectivement secrétaire et secrétaire général de la CGT Stellantis-Sochaux, sont bien placés pour le savoir. « Le tableau ne va pas être très positif », préviennent-ils dans leur bureau de la maison des syndicats, à Audincourt, une commune limitrophe de l’usine.
En mars, Aurore prenait la parole devant 200 militant·es lors d’une contre-manifestation opposée à la venue de Jordan Bardella à Montbéliard. Celui-ci, alors candidat aux européennes, a tenu son meeting devant 2 000 personnes. « Le contexte actuel est très inquiétant, il y a une décomplexion des gens qui sont d’extrême droite », explique la quadragénaire, entrée à l’usine en 2007, en poste aux anomalies logistiques. Elle se serait bien passée de devoir aussi corriger l’immense anomalie politique qui gangrène le pays de Montbéliard.
De concert avec Jérôme, elle raconte la fois où elle s’est accrochée avec un colleur d’affiches du RN venu les narguer sous la maison des syndicats. Jérôme relate la croix celtique brièvement taguée par de prétendus « supporters » du FC Sochaux-Montbéliard avant d’être recouverte de jaune et bleu, les couleurs du club qui fait la fierté de la région (il a été récemment sauvé par une belle mobilisation populaire). La Tribune Nord Sochaux (TNS) avait fermement condamné des propos racistes tenus contre son milieu de terrain, Samy Benchamma, et son entraîneur, Karim Mokeddem, en octobre.
Si la gauche veut regagner le vote ouvrier, il va falloir qu’elle mette les bouchées doubles.
Jérôme Boussard, secrétaire général de la CGT Stellantis Sochaux
« Dans les années 1990, le RN devait payer des colleurs de nuit. Aujourd’hui, ils ont des militants qui collent en plein jour et dans des lieux ennemis. Même dans les groupes de supporters, ça commence à rentrer. Ça va de pair avec ce qu’on vit au niveau de l’emploi », relate Jérôme Boussard, qui arbore un pull du groupe de metal industriel Mass Hysteria. Il mentionne aussi la dégradation des services publics (l’hôpital de Montbéliard a fermé en 2017), le « massacre du droit du travail » par François Hollande ou encore le matraquage médiatique de Pascal Praud et Cyril Hanouna, qui s’ajoutent au « terreau pourri » du RN.
Même dans le syndicat, il a fallu batailler dans la séquence électorale de 2024, ne serait-ce que pour parler de questions politiques qui sortent du cadre de l’entreprise. « Beaucoup de travailleurs, y compris des syndiqués CGT, sont tombés dans le piège de voter pour le Rassemblement national en disant “ne pas l’avoir essayé”, alors que ce parti est notoirement anti-ouvrier », s’alarme la CGT de Sochaux dans sa « lettre aux syndiqués » post-élections européennes et législatives, rappelant que les idées racistes n’y ont pas leur place.

Le champ magnétique qu’exerce le RN s’explique aussi, selon Jérôme et Aurore, par l’incapacité de la gauche à renouer profondément avec la classe ouvrière. « Si la gauche veut regagner le vote ouvrier, il va falloir qu’elle mette les bouchées doubles. Le PCF [Parti communiste français – ndlr] ne sait même plus où est l’entrée des usines ni à quelle heure sortent les gars », tacle Jérôme, qui regrette comme beaucoup l’électoralisme des partis de gauche qui ne se montrent qu’au moment des élections.
C’est bien la CGT qui organisait encore, le 17 novembre, une fête autour de l’apport de l’immigration dans le pays de Montbéliard, à l’occasion du 80e anniversaire de la libération de la ville par les tirailleurs marocains. « J’attends d’une gauche qu’elle impose des conditions aux aides publiques aux entreprises, pour les emplois », détaille Jérôme, qui se désole aussi de voir les associations et les clubs de foot de quartier « crever ». « Ici, il a quoi l’ouvrier, s’il n’y a pas ça ? », interroge-t-il.
Il garde d’ailleurs en haute estime François Ruffin, qui avait mis en lumière la situation des clubs amateurs en portant le maillot vert de l’Olympique Eaucourt à la tribune de l’Assemblée nationale, en 2017, et qu’il a revu lors d’une manifestation au Salon de l’automobile en octobre. « Quand je le vois avec un maillot de foot, je me dis qu’il nous représente », dit le syndicaliste qui aimerait bien que Jean-Luc Mélenchon et François Hollande « prennent leur retraite ».
La séquence est dantesque. On a beau pointer les écarts entre le langage du RN et sa pratique, ça n’imprime pas.
Anna Maillard, coresponsable des Écologistes Nord-Franche-Comté
Alors que le NFP avait soulevé une vague d’espoir, Aurore, qui revendique avoir voté pour cette étiquette, se dit aujourd’hui « déçue » : « On nous a vendu quelque chose qui n’a jamais été réalisé : une gauche unie et solidaire. Mais arrivés à l’Assemblée, dès le premier jour, ils se sont mis en groupes chacun de leur côté, tout ça pour des places. Ça nourrit encore plus le RN », regrette-t-elle.
Au musée de l’Aventure Peugeot, où sont exposées des centaines de voitures anciennes, Anna Maillard, coresponsable des Écologistes en Nord-Franche-Comté, ressent aussi une grande frustration après les législatives de 2024. « On a plus d’élus à l’Assemblée, mais pour quoi faire ? », enrage-t-elle alors que les amendements de la gauche vont être balayés par le 49-3. La militante voit elle aussi la course de vitesse avec le RN s’accélérer dangereusement. Dans son petit village, Écot, au second tour des dernières législatives, 205 voix sont allées au RN, sur 283 votes exprimés.

« La séquence est dantesque. On a beau pointer les écarts entre le langage du RN et sa pratique, ça n’imprime pas », constate la militante, qui a longtemps travaillé dans l’aide à domicile, et qui enjoint à la gauche d’« aller sur les périphéries, les zones des ronds-points, des entrepôts logistiques, des invisibles qui sont dans leur voiture entre deux domiciles » et à travailler ses propositions pour une transition industrielle juste.
Malheureusement, elle constate aussi que l’élan unitaire s’est essoufflé. Quelques réunions du NFP ont bien eu lieu au niveau local, « mais très vite, tout le monde a souhaité reprendre sa ligne d’eau », regrette-t-elle, alors que « devant nous, on a un monstre froid qui est prêt à prendre le pouvoir méthodiquement et potentiellement avec violence ».
Dans un café situé à deux pas de la permanence de la députée RN, à Audincourt, les coanimateurs locaux de LFI, Brigitte Cottier et Christian Millet, partagent un sentiment de déception. Désormais ils travaillent à nouer des liens avec le monde ouvrier et à lutter contre l’abstention, car ils craignent que le RN conquière l’agglomération à l’occasion des municipales de 2026. « On souhaite qu’il y ait un secteur ouvrier au sein de LFI [La France insoumise – ndlr], décloisonner les mouvements politiques et les syndicats. Pour nous c’est ça, un “front populaire” », explique Christian.
Le 27 novembre, ils organisent une réunion publique autour de l’avenir de la filière automobile avec l’eurodéputée Marina Mesure, l’ex-député LFI Florian Chauche (battu en 2024 par le chroniqueur de CNews Guillaume Bigot, sous les couleurs du RN) et le député LFI de Strasbourg Emmanuel Fernandes – le député de gauche le plus proche de Montbéliard. Une initiative purement LFI, sans traces du NFP.
« On souhaiterait que le NFP soit ouvert, qu’il soit un collectif citoyen, mais les autres partis n’en veulent pas. L’union ne peut pas être qu’une alliance d’états-majors de partis », défend Brigitte, qui espère tout de même « un minimum d’union de la gauche » aux municipales.

Dans son petit appartement du quartier de la Chiffogne, rempli d’essais politiques, de journaux et d’archives militantes qu’il conserve précieusement, Gérard Avia, qui a travaillé chez Peugeot pendant quarante ans (à Vesoul puis à Sochaux à partir de 1986), a le regard qui se perd dans le vide en pensant à ces divisions. « Brut de fonderie », l’ouvrier à la retraite et militant au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en veut à ces partis de gauche qui s’embourgeoisent sans s’en rendre compte : « On risque d’avoir le RN à l’Élysée, à force. Il y a eu le front républicain, mais pas sûr que ça marche une nouvelle fois », dit-il.
Dans ses vieux numéros de La Taupe rouge, le journal de la cellule Peugeot-Sochaux de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), la crise de l’automobile était déjà dans l’air, comme la répression syndicale qui avait conduit au suicide d’un jeune délégué CGT membre de la LCR, Philippe Marchau, en 1980. Pour « battre Giscard », la LCR appelait alors les « partis ouvriers, PC et PS [Parti socialiste – ndlr] », à cesser « leurs querelles et qu’ils s’unissent de la base au sommet ». Triste écho à la situation présente, l’extrême droite aux portes du pouvoir en moins.
Avec d’autres, Gérard s’échine à transmettre le flambeau de la résistance sociale aux nouvelles générations, mais « le courant passe moins », se désole-t-il, la précarité et la flexibilité subies par les jeunes n’aidant pas à leur disponibilité. Et puis, même la mobilisation contre la réforme des retraites a échoué, en 2023. « Ça fait longtemps que la classe ouvrière n’a rien gagné », observe le militant. La « vieille taupe », selon l’expression de Marx pour désigner la révolution, n’a pas fini de creuser.