Le groupe de centres d’appels, numéro un mondial de la relation client, veut lancer un plan de départs volontaires portant sur 598 postes de sa filiale française.
C’est une mauvaise nouvelle supplémentaire sur le front de l’emploi. Après les annonces chez Michelin et chez Auchan, Teleperformance France a indiqué, mardi 19 novembre, prévoir « l’ouverture d’un plan de départs volontaires qui concernerait 598 postes », confirmant une information de La Lettre. Ce chiffre représente 32 % des effectifs (1 862 personnes) de la filiale française du numéro un mondial de la relation client. Le groupe souhaite aller vite : un accord de méthode doit être négocié avec les syndicats d’ici à la mi-décembre, et les discussions sur les modalités du plan devraient durer quatre mois.
« Depuis plusieurs années, Teleperformance France fait face à des défis structurels significatifs qui nécessitent aujourd’hui une nouvelle organisation afin de restaurer sa compétitivité et d’assurer sa pérennité dans un environnement de plus en plus concurrentiel », justifie l’entreprise. Selon ses comptes sociaux, la société a accumulé près de 20 millions d’euros de pertes au cours des quatre dernières années. « Et les prévisions pour 2025 sont alarmantes, avec des projections de chiffre d’affaires en recul de 19,5 % », lance Karine Jan, la directrice générale de Teleperformance France, dans un e-mail adressé aux salariés.
Selon le groupe, « les investissements réalisés et les mesures entreprises ces dernières années pour retrouver de la compétitivité en France n’ont pas permis de retourner la situation ». « Depuis 2022, 50 % des contrats perdus le sont en raison de nos prix trop élevés », argumente Mme Jan. Teleperformance dit souffrir aussi de surcapacités : « plusieurs » des treize sites en France « ont des taux d’occupation inférieurs à 15 % », insiste la directrice générale.
Dévoilé aux syndicats vendredi 15 novembre, le plan de départs s’intègre dans le cadre d’un « projet de transformation et de réorganisation » avec la création de quatre « pôles spécialisés d’expertise », à Bordeaux, Le Mans, Orléans et Villeneuve-d’Ascq (Nord), auxquels seraient rattachés les neuf autres sites du groupe en France – Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), Belfort, Laval, Lyon, Montigny-le-Bretonneux (Yvelines), Montpellier, Niort, Reims (Marne) et Toulouse. Teleperformance assure qu’aucune fermeture de site n’est au programme.
Les syndicats redoutaient ces annonces depuis l’acquisition, en octobre 2023, par Teleperformance de Majorel, l’un des principaux concurrents français du groupe (7 500 salariés en 2024), ce qui avait eu pour conséquence de créer des doublons et de favoriser un arbitrage entre les deux filiales françaises.
En plus du plan de départs, la direction souhaite renégocier les accords collectifs en vigueur chez Teleperformance France notamment, comme l’explique le directeur des ressources humaines, Jean-François Mariotte, dans un SMS envoyé aux salariés mardi, afin que « les futurs salariés recrutés le soient à une rémunération conforme au marché ». C’est « une remise en cause du contrat social chez Teleperformance », s’inquiète Franck Herrmann, secrétaire national de la fédération communication conseil culture de la CFDT, qui rappelle que Teleperformance France est l’une des rares sociétés du secteur à verser un treizième mois à ses salariés.
Il s’agit de la quatrième grande vague de suppressions de postes annoncées par Teleperformance France depuis quinze ans, après les plans de départs volontaires de 2010 et de 2011, puis la rupture conventionnelle collective de 2018. La société avait été l’une des toutes premières à utiliser ce dispositif, créé en septembre 2017 par les ordonnances Macron. En ajoutant les départs naturels (plus de 300 depuis janvier), les effectifs français du groupe de centres d’appels ont été divisés par près de cinq en quinze ans.
Dans le même temps, ils ont explosé à l’étranger, sous l’effet d’un basculement des contrats vers des pays à bas coût. Fin 2023, sur les 472 000 salariés du groupe, plus de 87 000 se trouvaient en Inde, devant les Philippines (64 000) et la Colombie (44 000). La principale base européenne de Teleperformance est le Portugal (14 400), suivi de la Grèce (12 800). « La direction privilégie les entités de ces pays afin de maximiser les profits », déplore Issam Baouafi, délégué syndical central SUD-PTT.
En 2023, le groupe Teleperformance a dégagé un bénéfice opérationnel de 1,3 milliard d’euros, le meilleur de son histoire. Son directeur général, Daniel Julien, est l’un des dirigeants les mieux payés du CAC 40 avec une rémunération totale de 10,8 millions d’euros en 2023, après 19,7 millions en 2022.
Des robots à la place des hommes ? Des prix sous pression ? De nouveaux concurrents ? Le français, dont la valeur boursière a chuté de 66 % en un an et demi, lutte contre un tourbillon de questions existentielles.
Teleperformance n’a jamais gagné autant d’argent qu’en 2023 : plus de 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires et un bénéfice opérationnel de 1,3 milliard. Pourtant, lorsqu’il monte sur l’estrade, le 7 mars, à Londres, face à un auditoire de financiers, Daniel Julien, le président et codirecteur général du numéro un mondial de la relation client, a l’air préoccupé. « Avant de commencer formellement cette réunion, je voudrais parler de l’“elephant in the room” », ce sujet que tout le monde a en tête : l’« intelligence artificielle [IA] de nouvelle génération », lance d’emblée le dirigeant.
Depuis la sortie, en novembre 2022, de ChatGPT, le premier outil d’intelligence artificielle générative grand public développé par l’américain OpenAI, Teleperformance est pris dans un tourbillon de questions existentielles. Des robots nourris à l’IA, capables de résoudre tous les problèmes et de répondre à toutes les questions, vont-ils remplacer ces bataillons d’humains ? Une entreprise géante comme Teleperformance, qui emploie plus de 500 000 personnes dans le monde, sur tous les continents, peut-elle disparaître ? L’inquiétude se matérialise : en un an et demi, le groupe de Daniel Julien a perdu les deux tiers de sa valeur à la Bourse de Paris, ne pesant plus que 5,7 milliards d’euros. Entré au CAC 40 en juin 2020, il est désormais tout près de la sortie.

Apparus à grande échelle dans les années 1960 aux Etats-Unis avec l’essor de la société de consommation, les groupes de centres d’appels se sont développés grâce à leur capacité à gérer la relation clientèle des entreprises ou des administrations à moindre coût, avec une recette simple : délocaliser ces prestations dans des pays où la main-d’œuvre est bon marché. Sur ses 500 000 salariés, Teleperformance en compte à peine 3 000 en France, contre près de trois fois plus il y a quinze ans, le gros de ses troupes se trouvant désormais en Inde, aux Philippines, en Colombie, au Portugal ou en Grèce.

Mais si l’IA générative venait à permettre à ces grands donneurs d’ordre d’assurer en interne ces fonctions, efficacement et dans de meilleures conditions financières, les confier à un prestataire aurait moins de sens. L’IA remet ainsi en question les fondements mêmes de l’existence de groupes comme Teleperformance ou son grand concurrent américain, Concentrix, propriétaire depuis avril 2023 de Webhelp, numéro deux français du secteur.
Ces inquiétudes se sont notamment matérialisées le 27 février. Ce jour-là, la jeune société de services financiers suédoise Klarna, cliente du groupe français, annonce que son assistant d’IA, alimenté par OpenAI, fait l’équivalent du travail de 700 conseillers à temps plein et a eu 2,3 millions de conversations un mois seulement après son déploiement, ce qui équivaut aux deux tiers des messages (tchats) reçus par son service de relations client. L’outil d’IA a permis de résoudre les problèmes beaucoup plus rapidement et d’atteindre un niveau de satisfaction de la clientèle équivalent à celui des humains, appuie Klarna. Après ces déclarations, l’action Teleperformance a plongé de 35 % en une semaine.
Daniel Julien, qui dit « utiliser l’IA générative tous les jours », lutte ardemment contre l’idée qu’elle fera disparaître les hommes et les femmes des centres d’appels. « Dans certains cas, minoritaires, c’est une technologie qui remplace des employés pour les interactions plus simples. Mais dans la plupart des cas, lorsqu’un client nous contacte, c’est qu’il y a une friction avec la marque. L’IA peut aider mais, au bout du compte, il faut contextualiser et prendre des décisions, faire preuve de bon sens ou d’empathie. Et ça, c’est la chasse gardée de l’être humain », a-t-il martelé le 7 mars.
Pour la direction de Teleperformance, le scénario du pire entretenu ces derniers mois repose avant tout sur une méconnaissance du métier, qui a connu par le passé bien d’autres évolutions technologiques sans que cela le fasse disparaître. Depuis leur arrivée dans les années 2000, le groupe a déployé 25 000 robots conversationnels (chatbot), représentant le travail de plus de 150 000 personnes. Cela ne l’a pas empêché de quadrupler son chiffre d’affaires et ses effectifs en treize ans.
C’est pourquoi il dit s’être lancé dans l’IA dès 2018 : 600 experts travaillent déjà sur le sujet, dont 250 rien que dans l’IA générative. En outre, plus de soixante de ses produits intègrent des solutions d’IA, dont certains grâce à un accord avec Microsoft, et 250 projets sont en cours de développement. « Le modèle hybride entre l’humain et le numérique rend encore plus pertinente l’intervention de l’homme, avec une montée en compétences des collaborateurs. Nous avons entrepris cette transformation ces dernières années en adoptant très tôt de nouvelles technologies pour nos clients. Mais c’est autre chose de penser que la machine peut remplacer l’homme », appuie Olivier Rigaudy, directeur général délégué de Teleperformance.
L’IA est même un accélérateur de productivité. Une étude publiée en avril 2023 par le National Bureau of Economic Research de Cambridge, un organisme américain sans but lucratif consacré aux sciences économiques, estime que « l’assistance de l’IA augmente la productivité des agents de 14 %, mesurée par le nombre de problèmes de clients qu’ils peuvent résoudre par heure ». Bhupender Singh, appelé à prendre la direction générale de Teleperformance le 1er janvier 2026, notamment en raison de son profil « techno », a même évoqué, le 7 mars, un gain de productivité de 15 % à 20 %.

Selon Joao Cardoso, le directeur de l’innovation de Teleperformance, en plus des gains de productivité, les technologies numériques, dont l’IA, ont un autre avantage : « Elles ont contribué à faire émerger une nouvelle économie, comme les réseaux sociaux ou les plates-formes de streaming, de commandes de repas et de location d’appartements, qui ont besoin de services de relation client, ce qui a permis l’accroissement de nos volumes. » Sur les dix premiers clients du groupe, huit sont de grandes entreprises du numérique, comme Facebook, TikTok ou Airbnb, et Teleperformance réalise déjà plus de 700 millions d’euros de revenus dans la modération de contenus pour les réseaux sociaux.
« La complexité de l’IA et les investissements qu’elle requiert augmentent les barrières à l’entrée dans notre métier. Elle va nous permettre aussi de gagner des parts de marché par rapport à nos concurrents, qui jouent avant tout sur le prix des prestations », ajoute M. Rigaudy pour démentir l’idée que l’IA permettra à de nouveaux entrants de venir bousculer le marché.
Malgré cet optimisme, Franck Hermann, secrétaire national de la Fédération communication, conseil, culture de la CFDT, s’inquiète, car, si « les précédentes transformations technologiques n’ont pas tué le métier, elles ont accentué les délocalisations ». En 2015, selon le baromètre du Syndicat professionnel des centres de contact (SP2C), réalisé par EY, 68 % du chiffre d’affaires du secteur (2,3 milliards d’euros) était réalisé en France. En 2022, cette part est tombée à 48 %. Avec l’IA, cette délocalisation ne va-t-elle pas s’accélérer ?
Dans une étude parue en juin 2023, les analystes de la banque américaine Morgan Stanley calculaient que « le coût d’une interaction avec un agent humain [d’un centre d’appels] peut s’élever à environ 5 dollars pour un client, alors que la même durée d’interaction avec un outil d’IA peut être de 50 cents seulement ». Résultat, même si l’effet déflationniste n’était que de 10 % à 20 %, cela suffirait pour diviser par deux la croissance des revenus du secteur au cours des cinq prochaines années, appuient-ils.
Pour lutter, les groupes de centres d’appels pourraient donc être tentés de réduire les effectifs, en profitant des gains de productivité permis par l’IA. « On imagine que ce sont les appels les plus simples qui seront traités par de l’IA, donc, potentiellement, les centres offshore sont plus concernés, mais nous n’avons aucune certitude aujourd’hui à la fois sur l’ampleur et la vitesse potentielles de l’impact », élabore Franck Hermann.

En France, « l’IA n’est pas avancée par la direction comme un argument pour faire des économies, elle joue plutôt sur l’immobilier », indique Sébastien Manhaudier, délégué CFDT chez Teleperformance. Mais le sujet suscite de plus en plus de questionnements dans les équipes françaises et européennes du groupe. La CGT et SUD ont prévu d’organiser un colloque international à Tours, du 19 au 21 novembre, afin d’évoquer les « dangers » de l’IA « pour [les] conditions de travail et [les] emplois ».