En Martinique et en Guadeloupe, l’héritage du système colonial a permis aux riches familles blanches de maintenir leur domination économique. L’historien René Bélénus retrace cette histoire franco-caribéenne.
par Ludovic Clerima
Régulièrement pointé du doigt pour son rôle dans la crise sociale contre la vie chère aux Antilles, le Groupe Bernard Hayot a été sommé de publier ses comptes en décembre. Marges exorbitantes, opacité financière, entorses à la concurrence… Libération a pu consulter des dizaines de documents internes attestant d’importants profits suspects.
René Bélénus, docteur d’Etat en histoire à l’université Bordeaux-III et membre de la Société d’histoire de la Guadeloupe revient sur les racines du système économique à l’origine des prix élevés dans les Antilles françaises.
Peut-on encore parler d’économie coloniale dans les Antilles françaises en 2024 ?
L’économie coloniale sur nos territoires a commencé par la prise de possession des îles de la Martinique et de la Guadeloupe au XVIIe siècle. Toutes les marchandises qui arrivaient aux Antilles venaient des ports de l’Atlantique en France, ou du Havre, de Dieppe, de Rouen ou de Bordeaux… En contrepartie, les Caraïbes fournissaient à la métropole des denrées qui ne pouvaient pas y être produites, comme le sucre de canne ou la banane. Mais il ne fallait surtout pas développer d’industries ou d’activités qui puissent concurrencer la France sur ces territoires. Ainsi, il n’était même pas permis de transformer la mélasse de la canne en sucre. Tout devait être envoyé en métropole. Aujourd’hui encore, 80 % des aliments consommés en Martinique et en Guadeloupe dépendent des importations, donc en quatre siècles, le système n’a pas vraiment changé. L’économie coloniale s’est adaptée à la mondialisation. Elle prend une autre forme, mais reste fondamentalement la même. On peut dire sans rougir que le «temps béni des colonies» n’est pas fini.
A qui profite ce système ?
Principalement aux békés [les blancs créoles descendants des premiers colons, ndlr] de la Martinique car ce sont eux qui ont su maintenir leur pouvoir à travers le temps. Entre 1794 à 1802, la Martinique est anglaise, contrairement à la Guadeloupe. Jean-Baptiste Victor Hugues, alors administrateur colonial, fait appliquer en Guadeloupe la première abolition de l’esclavage. Il fera couper la tête de plusieurs milliers de Blancs créoles. Principalement des propriétaires terriens. Son objectif étant à l’époque de s’approprier les terres des colons. A la fin de la Révolution française, l’île reconstitue petit à petit sa caste de blancs propriétaires. Certains exilés reviennent. D’autres parcelles sont achetées par les békés de Martinique, qui y placent des membres de leurs familles. Car pendant cette période, de 1794 à 1802, rien n’a bougé sur l’île aux fleurs pour eux. C’est pour cela que la Martinique concentre encore aujourd’hui le pouvoir économique béké. Un pouvoir qui, paradoxalement va se renforcer au moment de l’abolition de l’esclavage, en 1848.
Cette abolition de l’esclavage aux Antilles ne profite pas aux populations noires ?
Non. Les propriétaires esclavagistes antillais ont pu maintenir leur pouvoir en étant dédommagés par l’Etat. Certains maîtres se sont enrichis en truquant leurs chiffres, déclarant qu’ils possédaient 300 esclaves alors qu’ils n’en avaient que 150. La France, qui n’avait pas les moyens de dédommager tous les propriétaires, a décidé de créer sur les territoires d’outre-mer des banques en 1851 comme la Banque de la Martinique ou la Banque de la Guadeloupe. Les békés ont alors hérité d’actions dans ces banques pour combler leurs pertes. Et c’est ainsi que l’on est passé de la fin du système esclavagiste avec son habitation sucrière au modèle bancaire et industriel, avec des usines centrales. Les colonisateurs deviennent des capitalistes. Pour la population noire, il faudra attendre les années 1960 pour que ses conditions de vie s’améliorent. En 1946, au moment de la départementalisation, la misère règne en Martinique et en Guadeloupe qui sont les îles les plus pauvres de toute la Caraïbe. Certains écrivains de l’époque parlent même de «taudis de l’empire».
Certaines familles, comme la famille Hayot, semblent tirer leur épingle du jeu. Comment passe-t-on d’un petit élevage de poulets de chair à un empire de la distribution de 15 000 salariés dans 19 pays et territoires différents ?
Le plus étonnant dans cette histoire de poulet est qu’elle n’est pas tout à fait fausse. A l’origine, la famille Hayot est loin d’être la plus puissante parmi les békés. Au moment de l’abolition, ils ont peu d’esclaves. Ils possèdent quelques distilleries par la suite. Ce n’est qu’après 1945 que cette famille investit massivement dans l’import-export et fait sortir de terre, durant les années 1960, les premiers magasins Prisunic. Des grandes surfaces qui, au départ, permettaient à la population d’accéder à des denrées alimentaires moins chères. Les autres familles s’y sont mises par la suite et aujourd’hui, en Martinique comme en Guadeloupe, 80 % du marché de la distribution est détenu par quatre groupes familiaux descendants de békés : le Groupe Bernard Hayot, qui possède les hypermarchés Carrefour, Patrick Fabre avec le groupe CréO, le groupe Parfait, du nom de son fondateur, Yves Parfait, et la Société antillaise frigorifique, créée par Gérard Huyghues-Despointes.
Comment sortir de cette situation ?
Nous payons aujourd’hui les séquelles de cette époque et l’inaction de l’Etat. Après l’abolition de l’esclavage, les békés tenaient le système politique à la Martinique et à la Guadeloupe. Tous les maires des communes étaient des blancs. Par la suite, les choses ont changé, mais les préfets et ministres viennent toujours consulter ces personnes en priorité. La mobilisation du Rassemblement pour la Protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) n’est pas nouvelle. Lorsque j’enseignais dans les années 1970, je pouvais constater qu’un yaourt à 1 franc en métropole en coûtait 8 sur mon île. Le résultat est qu’aujourd’hui, lassés de voir que rien ne bouge, nos jeunes désertent nos territoires. Ma génération aspirait à faire des études pour aider la Martinique et la Guadeloupe à se développer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La jeunesse part pour le Canada ou la France car ils ne peuvent rien faire ici. Pour briser ce système, il faudrait que le pouvoir politique le veuille. Et je n’ai pas l’impression que ce soit le cas.
Enquête
Marges exorbitantes, opacité financière, entorses à la concurrence… Alors que le géant GBH est pointé du doigt dans la crise sociale contre la vie chère aux Antilles, «Libération» a pu consulter des dizaines de documents internes qui mettent en lumière l’ampleur de ses bénéfices réels. Très loin des discours officiels.par Emmanuel Fansten
Ses comptes ont été discrètement publiés juste avant Noël, pour la première fois depuis six ans. Un revirement notable pour GBH, le groupe le plus puissant d’outre-mer, omniprésent dans la grande distribution, le secteur automobile, l’industrie et l’agriculture, surtout connu pour son opacité financière. Assigné quelques mois plus tôt devant le tribunal de commerce par quatre lanceurs d’alerte soucieux de faire la lumière sur ses véritables profits, l’entreprise au chiffre d’affaires d’au moins 4,5 milliards d’euros a donc pris les devants et choisi de faire acte de transparence. Mais une transparence toute relative. Seuls les comptes sociaux du holding ont été publiés, et non les comptes consolidés incluant ses innombrables filiales, comme l’exige pourtant la loi, et sans lesquels il est impossible de prendre la mesure des bénéfices réalisés. Un flou d’autant plus controversé que le groupe est régulièrement pointé du doigt pour son rôle dans la crise sociale contre la vie chère aux Antilles.
Son fondateur, Bernard Hayot, 90 ans, un béké (blanc créole descendant des colons esclavagistes) martiniquais devenu richissime après avoir commencé dans la vente de poulets, a cristallisé la colère lors des graves tensions qui ont agité son île natale ces derniers mois, sur fond de pillages et de magasins incendiés. Dans un protocole signé mi-octobre avec la collectivité territoriale pour tenter d’apaiser la crise, l’entreprise s’est engagée à réduire de 20 % le prix de 6 000 produits vendus dans ses hypermarchés. Mais cet accord, conclu en échange d’une baisse de la fiscalité consentie par l’Etat, est loin d’avoir satisfait le collectif citoyen à la tête de la contestation, le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens, qui a refusé de parapher le texte.
Plus encore que les prix, c’est le flou entretenu par GBH autour de ses marges réelles qui irrite le plus les acteurs locaux. En attendant la prochaine audience devant le tribunal de commerce de Fort-de-France, le 23 janvier, Libération a pu s’entretenir avec un des protagonistes de ce système, dont le témoignage inédit permet de mieux comprendre les méthodes de l’entreprise et ses marges exorbitantes. Marc (1) travaille depuis près de vingt ans dans la branche automobile du groupe, qui représente à elle seule près de 40 % de son chiffre d’affaires global. S’il a accepté de parler, c’est parce qu’il ne se sent «plus en adéquation avec les valeurs de GBH», lassé d’être confronté au quotidien à la «souffrance financière» de clients qui n’ont pas d’autre choix que d’acheter au prix fort, fixé par le distributeur.
Son témoignage est d’autant plus éloquent que le cadre supérieur a accès aux informations partagées par le «board» et le club très fermé des 170 plus hauts cadres de ce groupe qui compte plus de 16 000 salariés. Cette place privilégiée «dans le secret des dieux» lui permet d’avoir accès aux discussions stratégiques et aux données les mieux gardées. «Celles auxquelles la plupart des salariés n’ont pas accès, précise-t-il. La consigne est de ne divulguer aucun chiffre à personne, pas même à nos équipes.» Pour appuyer son propos, Marc a permis à Libération de consulter des dizaines de documents internes : comptes d’exploitation, prix d’achat, marges, taux de rentabilité…
Les tendances qui en ressortent sont édifiantes : sur chaque vente de véhicule de marque Dacia, Renault ou Hyundai, les concessions de GBH réalisent une marge nette comprise entre 18 % et 28 %, soit trois à quatre fois celles pratiquées en métropole. En clair, pour un modèle vendu aux alentours de 20 000 euros, une concession peut gagner plus de 5 000 euros net, même après les éventuelles promotions et efforts commerciaux.
Ces documents traduisent aussi la position hégémonique du groupe dans plusieurs territoires d’outre-mer, où il détient plus de 50 % des parts de marché sur la vente de voitures aux particuliers, selon les chiffres que nous avons pu consulter. «Quand vous avez plus de la moitié du marché, vous faites la pluie et le beau temps, c’est vous qui dictez les tendances», insiste Marc.
Cette hégémonie est toutefois contestée par GBH, qui précise à Libé que ses parts de marché sont réparties localement entre plusieurs sociétés qui appartiennent certes au groupe, mais seraient «totalement indépendantes et en concurrence permanente». Un argument qui fait sourire notre source. «Lors des réunions de dirigeants, nous partageons ouvertement nos chiffres sur la rentabilité, le chiffre d’affaires, les marges unitaires, etc. explique-t-il. Il nous arrive même de nous appeler entre nous dès que les différences de prix sont trop importantes pour ne pas nous faire de l’ombre. C’est tout sauf de la concurrence.»
A l’arrivée, l’opacité est telle pour le consommateur qu’il est impossible de trouver le prix des véhicules neufs en ligne. «Si vous allez sur les sites internet des entreprises du groupe Hayot, vous ne verrez jamais aucun tarif affiché, contrairement à leurs homologues métropolitaines et aux importateurs européens», précise Marc. Une mécanique si bien huilée que même les constructeurs se font berner. Chez GBH, il serait en effet de coutume de modifier les tarifs affichés dans les concessions lors de visites commerciales des fabricants, de manière à leur dissimuler le prix de vente des voitures et les véritables marges du distributeur. «On mentait éhontément aux constructeurs alors que les relations avec eux sont généralement basées sur la confiance, poursuit le cadre. C’est à ce moment-là que j’ai compris que ça allait trop loin.»
Pour justifier de telles différences de prix avec la métropole, l’entreprise met systématiquement en avant les «frais d’approche» qui comprennent tous les coûts liés à l’acheminement des véhicules depuis le continent, notamment les charges liées au transport et à l’octroi de mer – une fiscalité propre aux biens importés dans certains territoires ultramarins. Mais les nombreux tableaux internes consultés par Libération montrent que ces surcoûts sont loin de justifier à eux seuls les écarts de prix. Pour une voiture vendue par GBH, le transport, l’octroi de mer et la TVA (plus faible en outre-mer voire inexistante en Guyane et à Mayotte) représentent en moyenne entre 15 % et 20 % du prix de vente final, soit à peine le taux de TVA pratiqué en métropole. En clair, contrairement aux affirmations de la multinationale, les frais d’approche ne permettent pas d’expliquer pourquoi les voitures vendues par ses concessions ultramarines s’affichent jusqu’à plus de 45 % plus chères qu’en métropole.
«De nombreuses études, menées notamment par l’Autorité de la concurrence, ont confirmé que les niveaux de marges étaient comparables à l’Hexagone», se défend le groupe Hayot, qui rappelle que d’autres charges liées à la logistique, la gestion des stocks ou les coûts d’assurance contribuent à alourdir la note finale. Sans préciser que beaucoup de ces frais profitent en réalité à d’autres filiales du groupe. C’est par exemple le cas de certains prestataires appartenant à GBH, qui facturent la réception des voitures sur le port avant leur livraison dans les concessions de l’île. «Une myriade d’enseignes avec des noms différents appartiennent au groupe et fonctionnent comme des sociétés écrans, explique Marc. Cette structure permet d’accumuler les marges, mais aussi de ventiler les bénéfices en allégeant artificiellement les comptes d’exploitation des entités les plus rentables.»
En outre-mer, cette concentration verticale se double d’une concentration horizontale. Au-delà de la vente elle-même, l’industriel est ainsi omniprésent sur toutes les activités annexes du marché automobile : location, centres-autos, pièces détachées, etc. Avec, là encore, des marges trois fois supérieures à la métropole. «Le groupe maîtrise toute la chaîne, de la vente à l’entretien, si bien qu’il peut garder dans son escarcelle les clients qui ne viennent plus en concession mais sont toujours susceptibles de fréquenter nos entreprises périphériques, poursuit Marc. Le marché est totalement cadenassé.» Sous couvert d’anonymat, un des concurrents de GBH abonde dans ce sens et confie à Libé l’existence d’une «règle non écrite» en Martinique et en Guadeloupe. «La carte de distribution automobile est déjà établie, assure-t-il. On se répartit le marché, aucun autre acteur ne peut entrer. Ici, on est békés avant d’être rivaux. Et quand je veux débaucher un de leurs collaborateurs, je dois d’abord demander l’autorisation à la direction de GBH.»
Un rapport commandé par Emmanuel Macron et remis en décembre à l’Elysée, dont une synthèse a été dévoilée mardi par le Monde, dénonce une situation «préoccupante» et préconise un changement radical du modèle économique des outre-mer qui ne profiterait qu’aux oligopoles, en particulier dans les secteurs de l’automobile et de la grande distribution. Ses auteurs appellent notamment l’exécutif à «assurer l’exercice d’une concurrence non faussée» et à «encadrer les marges arrières des distributeurs». L’an dernier, la commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales avait déjà alerté sur la «comptabilité opaque» du groupe Hayot permettant de masquer l’accumulation de marges. Son rapporteur, l’ancien député de la Martinique Johnny Hajjar (affilié PS), est resté intarissable sur l’ampleur du scandale. «Notre commission a mis en lumière un véritable système organisé de captation économique et d’enrichissement de quelques-uns sur le dos d’une population entière», explique-t-il à Libé. Pour encourager les salariés à dénoncer des pratiques illégales, les parlementaires sont allés jusqu’à réclamer un dispositif de protection de témoins, comme pour les affaires de grande criminalité. Car les dérives oligopolistiques du secteur automobile sont indissociables de celles qui touchent la grande distribution, confrontée aux mêmes méthodes.
Depuis quatre ans, un consultant indépendant alerte sur ces pratiques anticoncurrentielles dans les territoires ultramarins, qui font flamber le prix des produits de première nécessité. Président du cabinet de conseil Bolonyocte, Christophe Girardier a réalisé plusieurs rapports pour l’Office des prix, des marges et des revenus (OPMR), un organisme composé d’acteurs publics et privés chargé d’étudier le coût de la vie dans les département d’outre-mer. «Non, la vie chère ne s’explique pas par l’insularité et les frais d’approche, explique-t-il à Libé. Ces facteurs y contribuent, mais de façon secondaire. La véritable cause tient au modèle économique propre à l’outre-mer.» Un modèle hérité de l’économie de comptoir longtemps en place dans les Antilles, lorsqu’une poignée d’acteurs monopolisaient les richesses qui arrivaient au port. «La fin de l’esclavagisme ne s’est pas accompagnée d’une redistribution de ces richesses», poursuit Girardier, qui rappelle que les esclavagistes ont été indemnisés par l’Etat français et que le pouvoir économique – notamment le foncier – reste entre les mains des békés. «GBH est le fruit de cette histoire-là.»
Le consultant, qui a eu accès à de nombreux documents comptables, dénonce surtout la pratique débridée des marges dites «arrières». Celles-ci reposent sur le fait, pour les distributeurs comme l’entreprise de Bernard Hayot, d’exiger de ses fournisseurs des remises de prix en fin d’année pour objectifs atteints. Selon le groupe, elles représenteraient seulement «5 % à 7 %» de son chiffre d’affaires et seraient systématiquement «réintégrées» dans les prix «au profit» du consommateur. «Mais toutes les investigations que j’ai pu mener démontrent que ce n’est pas le cas», assure Girardier, qui dénonce les affirmations «fallacieuses» de GBH et estime que ses marges arrières peuvent atteindre jusqu’à 25 % de son chiffre d’affaires annuel. Surtout, elles n’apparaîtraient jamais dans les comptes d’exploitation des magasins, mais seraient réparties entre d’autres sociétés. Une pratique destinée, selon lui, à minimiser la marge commerciale réelle du distributeur, comparable à celle déjà évoquée pour le marché automobile.
Ce flou a été plusieurs fois dénoncé par les pouvoirs publics. «Sans transparence sur les marges, il est impossible d’établir la vérité des prix et une concurrence saine et efficace», s’était ainsi ému l’ex-ministre de l’Economie Bruno Le Maire, en juin 2023, devant les parlementaires. Mais l’opacité demeure et les prix, eux, restent jusqu’à 40 % plus élevés qu’en métropole. Il suffit d’arpenter les rayons d’un hypermarché antillais pour prendre la mesure du gouffre. En avril, la députée LFI Mathilde Panot poste une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux, dans laquelle elle compare une dizaine de produits d’un hypermarché Carrefour en Guadeloupe, propriété de GBH, avec ceux pratiqués dans l’Hexagone. «Pute pute pute», commente aussitôt le directeur de l’établissement sur un groupe WhatsApp consulté par Libé. De son côté, la direction de la com s’insurge : «Nos derniers relevés de prix démontrent la pertinence de nos arbitrages, qui permettent à nos magasins d’être les plus compétitifs sur leurs marchés.»
Pour Christophe Girardier, un épisode incarne de façon paroxystique le poids démesuré pris par l’industriel dans la grande distribution. Fin 2019, la multinationale annonce son intention de racheter le groupe Vindemia à la Réunion, mis en vente par Casino. Mandaté par l’OPMR, le consultant conclut, à l’issue d’une longue étude, que ce rachat, «très préjudiciable pour les consommateurs», est susceptible d’avoir des «impacts majeurs» sur les équilibres économiques et sociaux de l’île. Une opération de concentration inédite, l’une des plus importantes jamais réalisées dans les territoires d’outre-mer, qui ferait mécaniquement passer l’entreprise martiniquaise de 17 % à 37 % de parts de marché dans le secteur de la grande distribution à la Réunion, totalisant environ 45 % des dépenses de consommation courante des ménages réunionnais. «Cette opération n’avait aucun sens et n’aurait jamais dû être validée au regard du droit de la concurrence», s’insurge Girardier.
Mais après avoir pointé un «risque» lié à la concentration, l’Autorité de la concurrence a fini par donner son feu vert au rachat, GBH s’étant engagé à rétrocéder quatre hypermarchés à un nouvel acteur en gage de bonne foi. Une décision confirmée par le Conseil d’Etat. Depuis, les prédictions les plus sombres de Christophe Girardier se sont toutes concrétisées, le nouvel acteur ayant rapidement frôlé la faillite avant d’être racheté à son tour par un groupe mauricien, après apuration de ses créances par les pouvoirs publics. Un fiasco qui a coûté la bagatelle d’environ 35 millions d’euros à l’Etat, quand Hayot n’a jamais été aussi prospère à la Réunion. Contacté par Libé, un ancien cadre de l’Autorité de la concurrence en poste à l’époque du rachat de Vindemia concède, sous le sceau de l’anonymat, une certaine «naïveté» de son administration, qui aurait privilégié une «approche purement comptable» à des «considérations stratégiques». La commission d’enquête parlementaire avait également pointé le manque de moyens de l’Autorité de la concurrence dans les territoires d’outre mer.
Un autre fin connaisseur de ces sujets considère le rachat de Vindemia comme le «coup de trop». Chef d’entreprise, fondateur de l’association République et développement outre-mer, Max Dubois a été choisi en 2017 par Emmanuel Macron pour piloter sa campagne dans les territoires ultramarins. A l’époque, l’homme de gauche croit encore dur comme fer au «en même temps», persuadé que le jeune candidat peut insuffler une nouvelle dynamique régionale. Après l’élection victorieuse, les deux hommes continuent de se voir et échangent régulièrement sur ces problématiques. Au point que les convictions de Dubois semblent déteindre sur celles du nouveau chef de l’Etat. En déplacement à la Réunion en 2019, ce dernier ne mâche pas ses mots sur la situation sociale : «Si la vie est chère, c’est parce qu’on n’a pas suffisamment développé la production locale et parce qu’il y en a quelques-uns, en quelque sorte, qui ont tout pris pour eux, s’indigne-t-il alors face aux caméras. Ne nous mentons pas.»
Trois ans plus tard, en juillet 2022, le fidèle Max Dubois est propulsé par Macron conseiller spécial du ministre délégué aux outre-mer, Jean-François Carenco, poste qu’il occupera huit mois avant d’être débarqué. De cette période, il retient surtout le «lobbying intense» de GBH, mais aussi l’absence de «garde-fous» et la «connivence politique» à l’égard de Bernard Hayot, élevé en juillet au rang de grand officier de l’ordre national de la Légion d’honneur par décret présidentiel. Le pouvoir de l’industriel est à la mesure de son entregent. «Lorsque j’étais conseiller spécial, j’ai vu Bernard Hayot venir huit fois en personne rencontrer le ministre», se souvient Max Dubois.
Rien de très surprenant tant le patriarche et ses plus proches collaborateurs ont toujours eu leurs entrées dans les cabinets ministériels, de droite comme de gauche, au fil des décennies. «J’ai observé comment ça fonctionnait de l’intérieur et j’ai compris que ça ne changerait jamais, poursuit-il. Depuis les années 70, de nombreuses lois ont tenté en vain d’encadrer le secteur. Aujourd’hui, seule une commission d’enquête parlementaire permettrait d’établir l’ampleur des collusions.» L’an dernier, Bernard Hayot a officiellement annoncé à ses équipes qu’il passait la main à ses deux fils et à son gendre, après de longues minutes de standing ovation. Mais ceux qui le connaissent savent que son fantôme rôde encore.
Max Dubois, qui continue «régulièrement» d’échanger avec Emmanuel Macron, considère désormais le Président comme «le pire de la Ve République pour les territoires d’outre-mer», sujet qui restera selon lui comme «une tache indélébile de ses deux quinquennats». Mais bien plus que la postérité du chef de l’Etat déclinant, Dubois redoute surtout que le coût de la vie ne finisse par faire dégénérer une situation de plus en plus tendue dans les Antilles. «Le point de renversement est tangible, prévient-il. Une étincelle et tout peut exploser.»
(1) Le prénom a été modifié.