Herbert Kickl, président du FPÖ, a été chargé par le président autrichien de constituer un gouvernement.
Il devrait s’allier avec les conservateurs, dont l’aile proche des milieux économiques a soutenu ce renversement des alliances.
Romaric Godin –
P ar un renversement spectaculaire des alliances, l’extrême droite autrichienne arrive aux portes du
pouvoir. Lundi 6 janvier, le président fédéral de la République d’Autriche, Alexander Van der Bellen, a reçu
Herbert Kickl, chef du parti d’extrême droite FPÖ, dans son palais de la Hofburg. Il lui a officiellement confié la charge de constituer un nouveau gouvernement. S’il y parvient, Herbert Kickl sera le premier chancelier d’extrême droite de la république alpine depuis la Seconde Guerre mondiale.
La pilule a dû être délicate à avaler pour le président autrichien, ancien porte-parole des Verts, élu comme
candidat indépendant en 2016 face au candidat du FPÖ, et réélu au premier tour en 2022. Alexander Van der Bellen a toujours été perçu comme un rempart contre
l’extrême droite. Mais la situation politique ne lui laissait
plus le choix. « Une des plus importantes charges
constitutionnelles du président fédéral est de s’assurer que
le pays dispose d’un gouvernement fédéral qui
fonctionne », a précisé le communiqué de la Hofburg
annonçant la nomination de Herbert Kickl.
Ce dernier va désormais mener des négociations avec la
droite conservatrice autrichienne de l’ÖVP qui,
dimanche, par la voix de son secrétaire général, Christian
Stocker, s’est dite « prête à répondre à une invitation » du
FPÖ pour former un gouvernement. L’affaire semble
donc entendue : le FPÖ est arrivé en tête des élections
fédérales du 29 septembre 2024, avec 28,9 % des voix
contre 26,2 % à l’ÖVP. Les deux partis disposent d’une
majorité au Conseil national, la chambre basse du
Parlement.
Ces événements peuvent évoquer ce qui s’est passé en
2000, lorsque le conservateur Wolfgang Schüssel,
pourtant arrivé troisième des élections fédérales de 1999,
avait dirigé une alliance avec le FPÖ de Jörg Haider. La
stratégie de l’ÖVP était alors de confronter l’extrême
droite au pouvoir afin de lui faire perdre de la crédibilité.
Le pari avait été temporairement réussi, et le FPÖ s’était
fracturé et affaibli, retombant à 10 % des voix.
En réalité, la situation est très différente. Le FPÖ a soldé
sa crise des années 2000. Il est devenu le premier parti
d’Autriche en se radicalisant. Et c’est lui qui va diriger le
gouvernement. Le potentiel chancelier fédéral, Herbert
Kickl, est connu pour ses liens avec les milieux néonazis
et identitaires. La volte-face de l’ÖVP n’est pas, comme
en 2000, un choix tactique, c’est un choix stratégique qui
consiste à fermer les yeux sur la nature du FPÖ pour
conserver le pouvoir dans des domaines que les
conservateurs jugent essentiels. L’ère politique qui
s’ouvre en Autriche est donc complètement nouvelle.
L’échec de la coalition à trois
Comment en est-on arrivés là ? La tragédie s’est jouée en
cinq actes, comme c’est de rigueur. Après les élections du
29 septembre, le premier acte met en scène une tentative
de coalition excluant le FPÖ. Cet essai est mené par le
chancelier conservateur sortant, Karl Nehammer. À ce
moment, l’ÖVP exclut toute alliance avec l’extrême
droite, insistant précisément sur le caractère
infréquentable de Herbert Kickl.
En décembre, Christian Stocker affirme ainsi : « Ceux qui
collaborent avec l’extrême droite en Europe sont
intolérables en tant qu’hommes politiques. » S’adressant à
Herbert Kickl, il ajoute : « Monsieur Kickl, personne ne
veut de vous dans cette maison [la chancellerie – ndlr] et
personne n’a besoin de vous non plus dans cette
république. »
L’ÖVP entame donc des négociations à trois avec les
sociaux-démocrates du SPÖ et le petit parti libéral Neos.
L’idée est de construire un gouvernement fédéral
disposant d’une majorité assez large et faisant barrage au
FPÖ. Mais les négociations traînent en longueur. La
construction d’un budget, notamment, pose problème.
ÖVP et SPÖ défendent des positions très éloignées. Après
soixante-quatorze jours de négociations, le 3 janvier,
Neos décide de quitter la table des discussions. Pour les
libéraux, celles-ci ne sont pas à la hauteur des « défis du
moment ». Dans les faits, Neos ne parvient pas à faire
valoir ses idées de vastes réformes fiscales.
Le deuxième acte s’ouvre. Karl Nehammer et le chef du
SPÖ, Andreas Babler, décident de tenter de renouveler la
« grande coalition » durement battue dans les urnes en
septembre. Mais les discussions sont toujours aussi
délicates sur le plan budgétaire.
ÖVP et SPÖ sont d’accord sur la nécessité d’une
consolidation budgétaire. Pourtant, le déficit public
autrichien n’est pas alarmant. En 2023, il a atteint 2,6 %
du PIB, contre 3,3 % en 2022. Le problème de l’Autriche
est bien plutôt sa croissance qui, sur un an, a stagné au
troisième trimestre (− 0,1 %) et, plus largement, son
modèle économique. Mais en Autriche, la pression des
milieux économiques, et notamment financiers, pour
réduire le déficit est très forte.
Reste que l’ÖVP et le SPÖ ne sont pas d’accord sur la
méthode à employer pour réduire le déficit. Les sociaux-
démocrates réclament que les plus riches soient mis à
contribution et proposent une taxe bancaire alourdie et
la réduction des subventions au diesel. Tout cela est
inacceptable pour l’ÖVP, qui veut repousser l’âge de
départ à la retraite et relever la TVA.
Rapidement, une partie de l’ÖVP semble juger le
compromis avec le SPÖ impossible. Selon les révélations
de la presse autrichienne, ce sont les milieux
économiques au sein du parti conservateur qui ont alors
mené la danse.
Samedi 4 janvier, alors que les sociaux-démocrates ont
déjà abandonné deux points importants de leur
programme – le rétablissement d’un impôt sur les
successions et d’un impôt sur le patrimoine –, l’ÖVP, et
notamment son « aile économique », rejette toute
demande de surtaxe bancaire. En fin d’après-midi, après
une suspension de séance, Karl Nehammer annonce à
Andreas Babler qu’il rompt les négociations. Dans la
foulée, il annonce sa démission de la chancellerie
fédérale et de la direction de l’ÖVP.
La volte-face des milieux économiques
S’ouvre alors le troisième acte, celui du retournement des
alliances de l’ÖVP. Un des artisans de cette ouverture des
conservateurs à l’extrême droite semble être Wolfgang
Hattmannsdorfer, nouveau président de la Chambre
économique, une structure qui représente les entreprises
auprès du monde politique. Il est favori pour remplacer
Karl Nehammer à la tête de l’ÖVP et, peut-être, pour
devenir vice-chancelier.
Le scénario qui semble s’être dessiné est que « l’aile
économique » de l’ÖVP a considéré que le prix à payer
pour une grande coalition, notamment une
augmentation de la taxe bancaire, était trop élevé. Elle a
trouvé des appuis parmi certains dirigeants du parti qui
gouvernent déjà des Länder avec le FPÖ, et sont habitués
à manier une rhétorique xénophobe. C’est notamment le
cas de Johanna Mikl-Leitner, présidente de la région de
Basse-Autriche, qui vient de déclarer qu’elle engage un
« combat contre l’islam ». Selon le quotidien viennois Der
Standard, elle aurait soutenu le tournant au sein de
l’ÖVP.
En finir avec la grande coalition pour accepter de
rejoindre un gouvernement avec le FPÖ supposait
évidemment de sacrifier Karl Nehammer, ancien
chancelier de la grande coalition et défenseur de la ligne
dure contre l’extrême droite. En passant, cela permettait
de faire avancer l’agenda personnel d’un Wolfgang
Hartmannsdorfer tout en préservant les intérêts des
secteurs économiques protégés par l’ÖVP. Logiquement,
Christian Stocker a traduit cette nouvelle orientation de
la droite autrichienne par son invitation à la négociation
avec le FPÖ.
Le quatrième acte se joue à la Hofburg, dimanche 5
janvier. Alexander Van der Bellen peut-il jouer ce rôle de
rempart qui lui a valu ses deux élections à la présidence
fédérale ? En octobre, il avait pu éviter de charger Herbert
Kickl de former un gouvernement, en dépit de la
première place du FPÖ, parce que l’ÖVP de Karl
Nehammer avait exclu toute alliance avec lui. Malgré ses
27 %, le FPÖ était isolé et incapable de former un gouvernement.
« Les programmes économiques de l’ÖVP et du
FPÖ sont concordants. »
Georg Knill, président de l’Alliance industrielle autrichienne
Avec la révolution de palais chez les conservateurs, les
choses ont changé. Dans une conférence de presse,
dimanche 5 janvier, le président doit le reconnaître en
constatant que les voix contre une alliance avec l’extrême
droite « se sont faites plus silencieuses » ces derniers
jours. Une litote pour constater le renversement des
alliances de l’ÖVP. Dès lors, ses options étaient limitées.
Sa première possibilité aurait été de dissoudre le Conseil
national. Mais cette dissolution n’est possible, selon
l’article 29 de la Constitution, qu’une seule fois pour le
même motif. Autrement dit, si Alexander Van der Bellen
dissout le Conseil national et que les élections renvoient
un Parlement de même facture, il devra se soumettre et
nommer Herbert Kickl chancelier. Or les enquêtes
d’opinion laissaient entrevoir un renforcement du FPÖ.
Cette dissolution, intervenant trois mois après le dernier
scrutin, n’aurait pas sorti le pays de la crise politique.
Nommer un gouvernement technique non plus, dans la
mesure où l’ÖVP, désormais mûr pour une alliance avec
le FPÖ, ne l’aurait pas nécessairement soutenu. Un tel
gouvernement aurait été un moyen de forcer une grande
coalition après l’échec des négociations. Il ne restait donc
que deux options à Alexander Van der Bellen : sa propre
démission ou la nomination de Herbert Kickl. Dimanche
soir, en invitant ce dernier à la Hofburg, il a choisi cette
deuxième option. Et il l’a confirmée lundi matin.
Un profil inquiétant
Le cinquième acte s’écrit en ce moment. C’est la
construction de cette nouvelle alliance sur des bases qui
restent à définir, mais qui semblent devoir découler des
événements précédents. L’ÖVP a choisi de s’allier avec le
FPÖ sur la base de priorités économiques. C’est sur ce
point qu’il va défendre ses positions. Il pourra compter
sur un appui prononcé des milieux économiques. Le
président de l’Alliance industrielle autrichienne, Georg
Knill, qui n’avait eu de cesse de fustiger le programme
« ennemi de l’économie » du SPÖ durant la campagne
électorale, s’est réjoui lundi que les programmes
économiques de l’ÖVP et du FPÖ soient « concordants ».
Le FPÖ devra sans doute abandonner quelques
promesses économiques, sur les retraites ou le salaire des
fonctionnaires, mais le jeu en vaut la chandelle. D’abord
parce que les milieux économiques, du moins ceux de
l’ÖVP, seront sans doute ravis de lutter contre ce que
Herbert Kickl appelle le « communisme du climat » :
réduction des subventions aux énergies vertes et
réduction des normes environnementales.
Mais surtout, il y a fort à parier que l’ÖVP lui laisse les
coudées franches sur la question de la répression
policière, des migrants, des discriminations. Alexander
Van der Bellen a certes posé des limites au nouveau
gouvernement : respect de la séparation des pouvoirs, de
l’État de droit, des droits des minorités, de
l’indépendance des médias et de l’appartenance à l’Union
européenne.
Mais l’exemple italien et surtout l’exemple hongrois
montrent bien que la stratégie de l’extrême droite est
moins d’instaurer directement une dictature que de
détruire sournoisement les fondements de la démocratie.
Souvent avec l’appui de la droite traditionnelle.
De ce point de vue, le profil du FPÖ de 2025 est
inquiétant. Son programme et ses propos visent les
demandeurs et demandeuses d’asile et les minorités
sexuelles et de genre, mais aussi les mineurs de moins de
15 ans condamnés qu’il veut envoyer en prison. Herbert
Kickl défend la déchéance de nationalité pour les
Autrichiens naturalisés condamnés, le retour aux
méthodes éducatives des années 1950 ou encore
l’établissement de « traîtres au peuple ».
Le point le plus délicat à résoudre sera sans doute la
politique étrangère. Le FPÖ, allié du Rassemblement
national (RN) au Parlement européen, est encore très
eurosceptique, et il est surtout ouvertement prorusse.
En mars 2023, les députés de ce parti ont ainsi quitté les
bancs du Parlement qui accueillait le président
ukrainien. Mais il semble qu’il y ait de la bonne volonté
des deux côtés. Ce sera sans doute un point de friction
avec l’ÖVP, qui est un parti europhile et très largement
pro-occidental. Mais au regard de leur volte-face, les
conservateurs semblent prêts à faire bien des concessions pour éviter toute levée sur les banques ou les
plus riches.
Le cas autrichien confirme donc une tendance qui
semble s’accélérer depuis les derniers mois de 2024. Une
part croissante du monde économique semble s’être
radicalisée pour défendre ses intérêts. Dans des
économies stagnantes comme l’Autriche, le capital est
déterminé à ne faire aucune concession qui puisse
réduire sa rentabilité. En cela, l’extrême droite, qui est,
de son côté, prête à respecter les intérêts des puissances
économiques et qui bénéficie d’un soutien croissant de la
population, devi