Terre de gauche, Besançon a connu dans les années 1970 une des plus belles luttes ouvrières de l’Histoire. A l’heure où les modèles de Scop se popularisent, l’expérience autogestionnaire des « Lip » reste une source d’inspiration.
« C’est possible : on vend, on fabrique, on se paie ! » C’est le slogan que l’on pouvait lire à l’entrée de l’entreprise de montres « Lip ». A l’été 1973, les salariés en grève contre un plan de licenciement massif ont franchi le pas : ils ont remis en route la chaîne de montage, sans l’accord de leur patron.
Comment en sont-ils arrivés là ? D’abord, il y eut le mépris des dirigeants de l’entreprise : « 480 à larguer ». Formulation brutale pour annoncer les licenciements, que les salariés découvrent dans une sacoche en les séquestrant. Et puis il y eut la violence des policiers, venus les déloger, n’hésitant pas à défoncer sans ménagement les portes. Dans le documentaire de Christian Rouaud, Les LIP l’imagination au pouvoir (sorti en 2007), Charles Piaget, un des leaders syndicalistes résume la pensée des ouvriers : « Ça nous a choqués, nous qui avions été si attentifs au cours des grèves précédentes à ne pas rayer un mur. » Piqués au vif, les « Lip » se rendent compte qu’ils sont les seuls à respecter l’entreprise et la condition des travailleurs. L’usine tournera donc sans dirigeants. C’est l’autogestion qui se réalise.
Une vente sauvage de montres est organisée, le succès est immédiat. En six semaines, le chiffre d’affaires représente 50% du total d’une année ordinaire. « Le plus grand moment d’exaltation », témoigne toujours dans le documentaire de Christian Rouaud, une ouvrière de Lip, « ça a été notre paie sauvage. On a touché du doigt le fait que c’était possible. »
Dans la France post-soixante-huitarde, les « Lip » deviennent le symbole d’une classe ouvrière qui n’a plus peur de rien, qui n’attend plus les consignes pour agir. De tout le pays et même d’Europe, les visiteurs se précipitent à Besançon, l’usine devient un lieu de pèlerinage. Dans une région marquée par l’influence chrétienne, l’évêque apporte son soutien au mouvement. Lorsque les gendarmes mobiles sont de nouveau envoyés évacuer l’usine, de nombreuses entreprises locales se mettent en grève par solidarité. Sous une pluie battante, 100 000 personnes manifestent dans les rues de Besançon, du jamais vu.
L’opposition de l’Etat et du grand patronat est féroce. Après l’échec des négociations à l’automne, le Premier Ministre Pierre Messmer l’annonce : « Lip c’est fini ! ». L’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing en mai 1974 marque l’émergence d’un capitalisme financier au détriment du capitalisme industriel. Le nouveau président de la République aurait alors déclaré au sujet des ouvriers de Lip : « qu’ils soient chômeurs et qu’ils le restent. Ils vont véroler tout le corps social. » La fin de Lip ressemble à un règlement de compte impitoyable. L’entreprise automobile Renault, alors nationalisée, retire brusquement ses commandes et les banquiers refusent de prêter l’argent nécessaire à la survie de Lip.
Il est toujours périlleux de réécrire l’Histoire. Mais si les conditions politiques avaient été différentes en 1974 ? Si la gauche et le programme commun avaient remporté l’élection présidentielle, l’issue du combat des « Lip » aurait-il été différent ? Quoiqu’il en soit, les ouvriers et les ouvrières de Lip nous laissent en héritage une démonstration. Si les patrons ne peuvent pas se passer des ouvriers pour faire tourner une usine, les ouvriers, eux, peuvent très bien se passer de patrons ! Aujourd’hui, l’économie sociale et solidaire proposée par le Front de Gauche réactualise cette perspective : ni propriété privée, ni propriété étatique, une entreprise peut être gérée directement par ses salariés. A chacun d’y méditer.
Maxime Prieto
Le 12 juin 1973, se réunit dans l’usine horlogère Lip, à Besançon, un comité d’entreprise extraordinaire qui s’avère mouvementé. Dans la serviette de l’un des dirigeants, les ouvriers découvrent que la décision de « dégager » (traduisons : licencier) 480 salariés est déjà prise. Un administrateur de la société est sequestré une nuit, et le site de Palente est occupé. Les 600 salariés décident de mettre à l’abri un « trésor de guerre », constitué en gage avec un stock de 25 000 montres… caché au presbytère.
Le 15 juin, une manifestation rassemble plus de 10000 personnes dans les rues de Besançon. Le 18 juin, une assemblée générale décide la remise en route de la production, sous contrôle des travailleurs, pour assurer « un salaire de survie » et populariser la lutte. Cette action directe des travailleurs, défiant la légalité du droit de propriété, connaît un rétentissement immédiat. Des centaines de « comités Lip » se mettent dès lors en place en France, vendent les montres et mobilisent en solidarité. La lutte fonctionne avec des assemblées générales, des commissions, une intersyndicale, un comité d’action. Il convient de souligner que les équipes militantes ont connu l’expérience de mai et juin 1968, et héritent de solides expériences syndicales.
A l’automne 1972, lors de la « Conférence nationale ouvrière » organisée par Lutte ouvrière, le PSU et l’Alliance marxiste révolutionnaire, alors qu’une discussion sur l’autogestion avait été inscrite à l’ordre du jour, plusieurs militants du PSU et de la CFDT de Lip (dont Charles Piaget) étaient présents et avaient pu prendre connaissance de l’expérience de contrôle ouvrier des chantiers anglais de la Clyde. « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie », résume bien la situation, à la fois réponse aux besoins immédiats de la lutte (avoir le moyen de tenir un long moment dans la grève) et symbole de la capacité des travailleurs à conduire leurs affaires et donc la société. lip02
L’exemple de Lip est suivi par d’autres luttes, par exemple les grévistes chemisières de Cérisay fabriquent des chemises « Pil ». La jonction avec d’autres luttes s’établit, comme avec celle du Larzac (marche de 1973).
par Robi Morder
LIP, 29 janvier 1974, les accords de Dole !
Le 15 octobre 1973, le premier ministre Pierre Mesmer avait annoncé « Lip, c’est fini ». Après le rejet du plan Giraud, on pouvait craindre une démobilisation, le pourrissement faute de perspectives. Mais pour les travailleurs, la lutte continue : le trésor de guerre toujours en lieu sûr, les comités Lip continuant dans toute la France à organiser la solidarité, diffusant Lip Unité, vendant les montres.
Les Lip se déplacent partout en France à la rencontre des travailleurs comme à Roubaix (10 octobre 1973), à la Bourse du travail de Lyon (24 octobre 1973), à nouveau à Roubaix avec les travailleurs de La Redoute (10 novembre 1973), Charles Piaget intervient au meeting du PSU à la Mutualité, (Paris 24 octobre 1974). L’affaire est aussi connue à l’international, et par exemple les Lip se rendent en Italie, dans la ville industrielle de Turin (octobre 1973).
Par ailleurs, en coulisses, les contacts ne sont pas rompus avec plusieurs interlocuteurs empruntant des canaux diversifiés. Il s’agit notamment de rencontres entre la CFDT métallurgie, des responsables du PSU et des patrons, des industriels, notamment Antoine Riboud, José Bildegain et Renaud Gillet qui vont aboutir aux « accord de Dole » le 29 janvier 1973.
Ancien du PSU et de l’UNEF, l’avocat Tony Dreyfus a le contact avec le médiateur nommé par le gouvernement. Antoine Riboud, PDG de Rhône Poulenc, avec Renaud Gillet, est sollicité par Interfinexa, cabinet de consultants représentant Ebauche SA. Leur premier plan échoue, les banques faisant défaut. José Bidegain reprend la négociation pour une solution Claude Neuschwander 2. Bidegain est un industriel palois, venant du Centre des jeunes patrons, il incarne l’aile « moderniste » du Conseil national du patronat français (CNPF devenu depuis MEDEF) dont il est alors vice-président. C’est une figure du christianisme social, proche de Jacques Delors, ancien conseiller social de Jacques Chaban Delmas 3. Il vient de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Claude Neuschwander est également un ancien jéciste et a été vice-président information de l’UNEF de 1956 à 1958. Il est entré chez Publicis en 1961 dont il devient le « numéro deux » et est un des « jeunes patrons contestataires » qui a occupé le siège du CNPF en mai 1968. Il est membre du PSU également 4. Il accepté la mission en tant que militant du PSU lors d’une réunion tenue dans l’appartement de Michel Rocard, secrétaire national du parti.
Début janvier 1974 Le ministre Jean Charbonnel 5 annonce qu’il a chargé Claude Neuschwander de rechercher un plan de relance pour Lip.
LIPORUM
Les 26, 27 et 28 janvier 1974 les négociations se déroulent à la mairie de Dole entre Claude Neuschwander, José Bidegain et les représentants des syndicats de Lip. L’assemblée générale accepte le plan qui prévoit 850 réembauches. Le 29 janvier la délégation de Lip signe les accords de Dole tout en demeurant très vigilante (voir interview de Charles Piaget). La Compagnie européenne d’horlogerie (CEH-LIP), dirigée par Claude Neuschwander reprend alors les activités horlogerie de Lip. Le 8 mars 1974 le tribunal de commerce autorise le redémarrage de la CEH-LIP. Jacques Duhamel, maire de Dôle, obtient le retrait des CRS des trois départements limitrophes en échange de la restitution du « trésor de guerre ». Le 9 mars 1974, les CRS évacuent l’usine.
Le 11 mars 1974, après 329 jours de lutte les 135 premiers réembauchés reprennent le travail, accompagnés par tous les Lip réunis par un serment, le discours de Vittot : « Ce matin ici pour signer le pacte qui nous lie, nous resterons tous ensemble ».
Pendant tous ces mois, les salariés en attente de réembauche sont en stage : « ils s’emmerdaient, avaient peur qu’on ne les reprenne pas ». Ainsi, la rentrée des Lip s’effectue progressivement. Pour ceux qui ne sont pas réembauchés, il est difficile de continuer à faire des assemblées générales, dispersés dans des lieux de formation différents. Mais il y en a une par semaine. Les liens se distendent, mais La gazette de liporum sort chaque semaine sous forme de bande dessinée. Cette phase de la lutte pour la réintégration de tous, entre mars et décembre, sera la plus dure et la plus souterraine, ne connaissant ni la médiatisation, ni l’enthousiasme de la première lutte.
LIP A GAGNE
Finalement, 10 mois après les premiers, le 15 décembre 1974, les 21 derniers ouvriers reçoivent leur lettre de réembauche et reprennent effectivement le 31 mars 1975. C’est une victoire, issue d’un rapport de forces combinant action légale/illégale, mobilisation/négociation, démocratie directe avec publicité des débats et représentation syndicale, et surtout solidarité populaire.
Mais c’est le « mauvais exemple » donné aux travailleurs, alors que la crise a commencé avec son cortège de licenciements. Aux élections présidentielles de mai 1974, Valery Giscard d’Estaing l’emporte à droite contre Jacques Chaban-Delmas au premier tour et il est élu Président de la République au second tour contre François Mitterand. Le 27 mai 1974, il nomme Jacques Chirac Premier Ministre. Jean Charbonnel n’est plus ministre.
Le dernier salarié de Lip n’est pas encore rentré que pour la droite et le patronat l’heure de la revanche a déjà sonné…
par Robi Morder
