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« Si l’on prend le point de vue des historiens, Aphatie a non seulement raison, mais il ne dit rien de bien révolutionnaire sur l’Algérie »

Ce qui est reproché à l’éditorialiste, ce n’est pas d’avoir évoqué des massacres attestés, c’est d’avoir osé comparer colonisation et nazisme, considère l’universitaire Clara Breteau dans une tribune au « Monde ».

Un abricotier sauvage, une colonne écroulée, quelques bosses de terre. Les géographes qui arpentent le sud de l’Algérie en 1920 ne trouvent plus aucun signe de la tuerie de Zaatcha, perpétrée par l’armée française soixante-dix ans plus tôt. Le nom même du lieu a disparu des cartes. En 1849, dans cette oasis luxuriante des environs de Biskra, des têtes tranchées trônaient en haut d’une pique, parmi des monceaux de cadavres et de maisons détruites. Le siège de l’oasis s’était achevé par le massacre de tous les habitants. Les crânes des victimes de Zaatcha seront plus tard exposés dans les salles du Musée de l’homme, à Paris. En Algérie, le traumatisme causé par l’extermination marquera les tribus du pays sur des générations. Et mon grand-père, Hadj, né trente-huit ans après le massacre à quelques kilomètres de là, qui mourra lui aussi d’une mort violente pendant la guerre d’Algérie.

Arrivé en France à l’indépendance, mon père est devenu laveur de vitres, à Tours, sur la rue nationale. Toute mon enfance, je l’ai vu occupé à effacer des traces. Ce qu’il nettoyait, ce n’était pas seulement des marques de doigts, de pollution, de pollen. Ces traces reflétées sur le verre, c’était aussi celles de son passé, de la guerre d’Algérie. De Hadj assassiné, des vitrines du Musée de l’Homme. Et, un peu plus loin encore, du massacre de Zaatcha.

Aujourd’hui, une foule toujours plus nombreuse reprend, autour de moi, le flambeau du grand nettoyage poursuivi par mon père. L’optique n’est plus cependant de conjurer un trauma ou une hantise séculaires. Ces nouveaux laveurs de carreaux s’acharnent à faire briller la vitrine de la nation. Parmi eux, Marine Le Pen affirmant que la colonisation de l’Algérie « n’était pas un drame », Eric Zemmour soutenant qu’elle a été « une bénédiction » pour le pays. Mais aussi le concert de voix outrées qui s’est fait entendre fin février, avec force signalements à l’Arcom, contre le journaliste Jean-Michel Aphatie. Celui-ci venait de déclarer à l’antenne de RTL que la France avait fait, pendant la colonisation, « des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie ».

Le bourgeois de Césaire

Si l’on prend le point de vue des historiens, Aphatie a non seulement raison, mais il ne dit rien de bien révolutionnaire. La tuerie de Zaatcha, l’exécution en 1830 de 800 habitants de Blida, l’« enfumade » par l’armée de 760 personnes à Dahra en 1845 ne sont que des exemples dans une très longue série, avérée et documentée, de massacres de civils algériens par l’armée d’occupation française (Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962, sous la direction d’Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, La Découverte, 2012). Entre 1841 et 1847 notamment, les troupes du général Bugeaud mènent une guerre d’extermination contre les habitants d’Algérie. Ces massacres sont rendus possibles par le racisme et le suprémacisme blancs qui banalisent les crimes contre l’humanité accompagnant la conquête. Deux étalons radicalement différents établissent en Afrique et en Europe la valeur de la vie humaine et le code de la guerre. Ainsi, pour le maréchal Soult, ministre de la guerre de 1840 à 1845, le massacre de civils, s’il est « affreux, détestable » en Europe, n’est en Afrique que « la guerre elle-même » (ibid.).

Dans son Discours sur le colonialisme, l’écrivain et député Aimé Césaire (1913-2008) l’écrit sans détour : ce que le « très distingué bourgeois du XXe siècle (…) ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ».

Emmanuel Macron au Monument des martyrs, à Alger, le 25 août 2022, année du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.
Emmanuel Macron au Monument des martyrs, à Alger, le 25 août 2022, année du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. LUDOVIC MARIN / AFP

Le scandale suscité par les propos d’Aphatie est instructif quant à la vivacité actuelle du bourgeois de Césaire. Certes, une partie des réactions choquées provient de l’ignorance de l’histoire coloniale, produit elle-même de l’incapacité française à reconnaître les crimes coloniaux et à les intégrer dans les programmes scolaires. Certes, une autre partie des protestations contre les propos d’Aphatie est l’émanation d’un négationnisme forcené. Mais une autre portion encore rejoue dans ses discours scandalisés le bourgeois de Césaire. Ce qu’elle reproche à Aphatie, ce n’est pas d’avoir évoqué des massacres attestés. C’est d’avoir osé comparer. C’est de n’avoir pas voulu hiérarchiser les armées selon que le village qu’elles exterminaient était algérien ou français.

Squelettes d’histoires

Quand un trauma survient, notre œil effectue de rapides mouvements de gauche à droite, désignés par les thérapeutes EMDR [intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires] sous le nom d’« essuie-glaces ». Sans le savoir, mon père a choisi de réitérer par son métier ce mouvement réflexe. Aujourd’hui, ignorance, négationnisme et suprémacisme sont l’attirail d’une nouvelle génération de laveurs de vitrines. Descendante d’un peuple ayant survécu à une violence inouïe, je suis aussi l’héritière d’une histoire évidée, trouée en son centre par les destructions. Dans ce monde d’après la colonie, les vérités sont rares. Les faits historiques qu’Aphatie a rappelés et que certains s’acharnent à nier sont les seules choses qui me restent. L’intimité de mes ancêtres, la chair de leur existence, a disparu sous les bottes de l’Etat colonial. Alors je lis le récit de ma famille effacée dans les livres d’histoire. Je lis les massacres, les dépossessions, les humiliations. Je lis les crimes contre l’humanité et l’extermination. Cette vérité, même si elle n’est plus que l’ossature sèche et cruelle de mon histoire, doit être dite. Dite et non pas déformée, niée, transformée en fiction.

Ce n’est pas parce qu’il ne nous reste que ces squelettes d’histoires que l’on peut effacer nos cimetières et les os sur lesquels nous marchons. Si notre société laisse faire, alors nous savons au moins ceci : un jour ou l’autre elle sera rattrapée elle-même par ce drame et ce vertige. Celui de la fiction généralisée. C’est notre responsabilité à tous de contrer la fachosphère qui enfle dans nos médias, nos instances de pouvoir et dans notre opinion, si nous ne voulons pas devenir, dans la déflagration de notre propre violence, une nouvelle génération de vies colonisées.

Clara Breteau est maîtresse de conférences en arts, écologies et esthétiques environnementales à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis. Elle a notamment écrit le roman « L’Avenue de verre » (Seuil, 224 p., 20,50 €).

Clara Breteau (Universitaire et romancière)

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Cette entrée a été publiée le 17 mars 2025 par dans ALGERIE, COLONIALISME, CRIMES CONTRE L'HUMANITE, CRIMES DE GUERRE, FRANCE.