Difficile de prendre rendez-vous tant son emploi du temps est chargé. Une intervention à France Culture, un débat à l’université… La politologue Janette Habel, spécialiste de l’Amérique latine et particulièrement de Cuba, ne mène pas vraiment une vie tranquille. Elle a choisi une brasserie parisienne emblématique pour nous parler tour à tour de ses souvenirs personnels au cœur d’une révolution bouillonnante et de la situation, tragique, d’une petite île qui résiste tant bien que mal encore et toujours.
Comment avez-vous découvert Cuba ?
D’abord par une amie journaliste et romancière, Ania Francos, qui y avait séjourné en 1961, juste après la révolution. Elle est revenue tellement enthousiaste qu’elle a écrit un livre, « la Fête cubaine ». Cette révolution ne ressemblait à aucune autre et suscitait tout notre intérêt. En 1962, je suis partie à Cuba en délégation, comme représentante de l’Union des étudiants communistes, pour assister à la commémoration du Mouvement du 26 juillet, créé en 1955 par Fidel Castro à la suite de l’attaque de la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba.
Une amie, Michèle Firk, qui avait auparavant milité en faveur du FLN algérien comme « porteuse de valises », me rejoindra plus tard. Michèle s’engagera par la suite dans la guérilla des Forces armées révolutionnaires du Guatemala et se donnera la mort en 1968, juste avant d’être arrêtée par la police. À La Havane, ensemble, nous assistions à tous les meetings, à toutes les manifestations, colossales. L’adhésion populaire était immense, les avenues de la capitale étaient noires de monde, et le pays tout entier, en pleine ébullition.
Vous décidez ensuite d’y retourner avec Michèle Firk. Vous y resterez trois ans, comme étudiante à l’université de La Havane…
Oui, en octobre 1962, juste avant que les Américains ne découvrent l’existence de fusées nucléaires installées par les Soviétiques. S’engage un bras de fer pour exiger leur retrait. Cette crise des missiles plonge le monde au bord de la guerre atomique. Sur l’île, la mobilisation était toujours aussi énorme, mais le climat radicalement différent. Dans une ville totalement silencieuse, une place de la Révolution déserte, hommes et femmes, fusil à l’épaule, montaient la garde.
Moi-même, je portais la chemise bleue, le pantalon vert olive des milices populaires que l’on m’avait donnés pour que je sois identifiée comme militante défendant la révolution sans être intégrée à une milice. Je garde toujours, non sans fierté, ma ceinture au médaillon gravé des initiales ER, pour ejército rebelde (armée rebelle). Ce qui est certain, c’est que la population était déterminée, prête à mourir pour défendre sa patrie, mobilisée à son poste de travail, tout en sachant qu’elle risquait d’être engloutie par une guerre nucléaire.
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Fidel Castro et le Che ?
Les deux étaient complètement insomniaques. Quand il voulait diffuser des messages politiques sans les rendre publics, Fidel avait l’habitude de débarquer à l’université vers 1 heure du matin. Les étudiants, les jeunes, certains politiques étaient alertés de sa visite et nous nous réunissions autour de lui. C’était un immense pédagogue ! Il nous donnait de véritables formations de politique accélérées. Il commentait les informations, les dépêches de presse, accompagnées parfois de critiques peu diplomatiques envers les dirigeants latino-américains, voire soviétiques, qu’il démentait le lendemain si nécessaire.
Entre-temps, ces bolas (rumeurs) circulaient sous le manteau. Le Che avait aussi cette formidable qualité d’éducateur. Lui, c’est vers 2 heures du matin qu’il recevait les jeunes révolutionnaires latino-américains dans son bureau du ministère de l’Industrie. Avec Michèle, on se faufilait pour y participer. Il nous a repérées. Mais nous avions un pedigree suffisamment honorable pour être acceptées. Durant cette période, nous logions gracieusement à l’hôtel Habana Libre, qui était auparavant le Hilton, au même titre que des dirigeants de guérilla, des intellectuels écrivains, des cinéastes… Une tour de Babel de tout ce qu’il y avait de révolutionnaire sur la planète.
Vous étiez aussi présente à La Havane en octobre 1967, lors de l’annonce de la mort du Che. Quelle était l’ambiance ?
Le ministre de l’Intérieur bolivien avait fait parvenir des extraits du cahier de Bolivie du Che et d’autres éléments qui prouvaient qu’il n’y avait plus de doute, le Che était bien mort. Je me souviendrai toujours de la première phrase de Fidel quand il l’a annoncé à la télévision : « La muerte del Che es dolorosamente cierta » (la mort du Che est douloureusement certaine). Il y a eu un profond silence, terrible. Toute La Havane a afflué place de la Révolution. Les gens étaient en larmes. Je n’ai pas souvenir d’avoir vécu un événement aussi émotionnel que celui-là. Outre le symbole, la mort du Che marque un grand tournant, celui de l’échec des guérillas en Amérique latine.
Comment était le Cuba d’avant la révolution ?
En 1959, l’île compte 6 millions d’habitants. Mis à part la grande et moyenne bourgeoisie, dans les campagnes, la population vit dans une grande pauvreté, avec 25 % d’analphabètes. Elle subit la dictature sanglante de Fulgencio Batista. Cette île sous-développée, à moins de 200 kilomètres des côtes nord-américaines, dépend alors économiquement de la plus grande puissance du monde. Dans le « Larousse » de 1924, Cuba était quasiment cité comme un protectorat américain.
À peine nommé, le secrétaire d’État américain, Marco Rubio, farouche opposant du gouvernement cubain, annonçait un durcissement des sanctions américaines. Quelles sont les conséquences du blocus imposé à Cuba depuis 1962, assoupli un court instant par Barack Obama puis renforcé dès le premier mandat de Donald Trump ?
Cuba est victime d’un étranglement financier, commercial et économique depuis soixante-cinq ans. Aucun pays au monde n’a subi un traitement pareil. Aussitôt la dictature de Batista renversée, le nouveau gouvernement cubain s’est attelé à la restauration et à la défense de la souveraineté nationale, avec une politique résolument sociale et des nationalisations qui iront contrecarrer les intérêts américains. En représailles, l’embargo américain est décrété en 1962. Il va affecter considérablement ce pays très peu développé qui, pour survivre, n’a eu d’autre choix que celui de recourir à l’aide de l’Union soviétique.
En 1990, après l’effondrement de l’URSS, le pays s’engouffre dans une crise gravissime. Le produit intérieur brut de l’île plonge de 35 % et les sanctions américaines ont évidemment des répercussions terribles. Cuba ne peut pas, par exemple, commercer en dollars. En 1992, la loi Torricelli – qui sera renforcée en 1996 par la loi Helms-Burton – interdit à tout navire étranger accostant dans un port cubain, quelle que soit sa provenance, d’entrer aux États-Unis.
Non seulement Cuba n’a aucun accès au marché américain, le plus proche de ses côtes, mais en plus cette puissance édicte des lois extraterritoriales qui s’imposent à d’autres États. Lorsqu’une entreprise, y compris européenne, investit à Cuba dans des propriétés qui ont été nationalisées après la révolution, elle est désormais soumise, depuis l’élection de Trump, à un procès aux États-Unis.
Ces derniers ont réclamé plus de 8,9 milliards de dollars à BNP Paribas pour « violations d’embargo ». C’est une arme de dissuasion massive épouvantable. Dans le domaine de la santé, près de 80 % des brevets sont déposés par des multinationales pharmaceutiques américaines et leurs filiales. Cuba ne peut bénéficier de ces avancées scientifiques. Une clause interdit aux entreprises de pays tiers de louer ou de vendre à Cuba des biens ou des services dont la technologie contiendrait plus de 10 % de composants américains, ce qui est le cas de la très grande majorité des plates-formes pétrolières et d’une grande partie des équipements industriels et de santé.
Trump a ajouté 243 mesures, qui restreignent notamment les autorisations de tourisme et réduisent les transferts financiers de la diaspora cubaine. Il a aussi placé Cuba sur la liste noire des pays soutenant le terrorisme, au même titre que la Corée du Nord ou l’Iran. C’est un préjudice immense notamment pour tous les échanges économiques.
Quelle est la situation aujourd’hui ?
Elle est dramatique pour une majeure partie de la population, avec une misère terrible, pire que celle d’après l’effondrement de l’URSS. Depuis plusieurs mois, les « apagones », les coupures de courant – parfois généralisées dans tout le pays et durant plusieurs jours –, se succèdent. Avec le climat tropical, tout ce qui est stocké dans les réfrigérateurs pourrit. Alors que les pénuries alimentaires sont très importantes, c’est une catastrophe. Avec le Covid, le tourisme s’est littéralement effondré.
S’y est ajoutée en 2021 une réforme monétaire qui s’est soldée par un échec complet, en partie à l’origine d’une inflation considérable, aujourd’hui de 30 %. Des boutiques ne vendent qu’en devises des produits introuvables ailleurs et très très chers. Or, sur la libreta (le carnet de rationnement), il n’y a pratiquement plus rien. Et le salaire moyen est environ de 5 000 pesos (moins de 20 euros au change informel) ; la pension d’un retraité, de 1 500 pesos.
Certains mettent aussi en avant un blocage interne. Qu’en est-il exactement ?
Beaucoup d’erreurs commises par le gouvernement cubain expliquent aussi la situation. À partir des années 1990, l’effondrement de l’URSS le conduit à investir massivement dans le tourisme, au détriment de l’agriculture. Par ailleurs, ce blocage interne renvoie à une politique, qui a été définie il y a plus de quinze ans, mettant en œuvre une transition assez chaotique vers une économie de marché. Tel qu’elle est conçue, avec un secteur privé en plein essor qui s’enrichit, elle se heurte à des difficultés colossales et provoque des contradictions politiques et sociales absolument dramatiques. Elle sape la base sociale de la révolution en créant des inégalités qui auparavant n’existaient pas.
Aujourd’hui, le tourisme ne rapporte plus les devises nécessaires et les investissements consacrés à l’agriculture sont totalement insuffisants pour assurer l’autosuffisance alimentaire de la population. L’île doit importer son alimentation et le pétrole pour pouvoir actionner ses centrales thermoélectriques. Or le gouvernement continue à prioriser les investissements dans le tourisme, avec la construction d’hôtels à moitié – voire totalement – vides.
Beaucoup de Cubains sont choqués de voir ces hôtels déserts éclairés la nuit grâce à leurs propres générateurs alors que les coupures de courant les plongent, eux, dans l’obscurité au quotidien parfois durant quatorze heures. Ce qui a maintenu Cuba, c’est la justice sociale. Mais si vous menez des réformes génératrices d’inégalités et de pauvreté, vous introduisez un ver dans le fruit.
La nouvelle génération n’a pas connu la dictature de Batista et a grandi avec les carences. Beaucoup aujourd’hui ont quitté le pays ou ne songent qu’à l’exil…
L’arrivée d’Internet – récente dans le pays – a radicalement changé la donne. Les jeunes sont connectés, ont accès à toutes les informations extérieures. Ils peuvent débattre entre eux, contester. La presse officielle n’accompagne pas ce mouvement. C’est à mon sens une grave erreur. En 2021, de grandes manifestations de mécontentement ont été sévèrement réprimées par le gouvernement, avec parfois des sanctions pénales extrêmement lourdes.
Bien sûr que ces mouvements ont été instrumentalisés, on sait de quoi est capable l’administration américaine. Mais le gouvernement cubain n’a pas su répondre aux revendications populaires et a réagi de la pire manière possible. Il y a un vrai problème de fonctionnement politique, avec des erreurs substantielles concernant les possibilités d’expression des jeunes, des artistes. Ils sont très nombreux à partir. On estime qu’au moins 1 million de Cubains ont quitté le pays. Parmi eux beaucoup de jeunes, diplômés.
Quelles devraient être les réponses à apporter ?
Il est évident que la situation est complexe. Je ne pense pas que la solution immédiate passe par des élections. Cuba est un pays qui subit une guerre économique. La diaspora cubaine à Miami compte 2 millions de Cubains extrêmement puissants, riches, politiquement organisés avec dans sa majorité l’objectif de renverser le régime. Le secrétaire d’État de Trump, Marco Rubio, fils d’exilés cubains, est d’une violence sans précédent à l’égard de Cuba.
Malgré toutes les difficultés, les habitants de l’île demeurent très attachés à leur indépendance nationale. Mais il n’est pas normal que les interventions et les activités de la population subissent des censures aussi importantes dans les médias. Rien de ce qui se passe dans le pays n’est vraiment expliqué, tout est souvent dissimulé. Il faudrait au contraire que le gouvernement fasse preuve de transparence : pourquoi le pays en est là, quelles solutions apporter ?
Aujourd’hui, le peuple ne comprend pas, par exemple, pourquoi des hôtels de luxe continuent de s’ériger alors que les investissements dans l’agriculture, mais aussi dans la santé et l’éducation – deux des piliers de la révolution – diminuent. En 1991, Fernando Martinez Heredia, un grand chercheur cubain aujourd’hui disparu, plaidait déjà pour « une extension du contrôle populaire et la démocratisation du parti ».
Qu’est-ce qui fait que ce pays reste unique ?
Je crois que, durant le XXe siècle, la révolution la plus populaire, massive, qui a bénéficié du soutien le plus immense de la population et qui a été la plus riche d’enseignements, c’est la révolution cubaine. Elle a aussi été la plus radicale, en détruisant l’appareil d’État de la dictature. Personne n’aurait pu imaginer un tel chamboulement possible dans une si petite île, si proche et si dépendante des États-Unis.
L’enjeu, désormais, c’est celui de sa survie économique, autonome, dans une économie mondialisée. Cette situation pour une île au milieu des Caraïbes, avec peu de ressources et sous sanctions américaines qui ne feront que s’accentuer sous le gouvernement Trump, est évidemment très périlleuse.
in l’Humanité