Des chars dans les rues de Los Angeles, des couvre-feux, des hommes surarmés sur les campus et dans les rues de Californie, les fumigènes, les sirènes, les citoyens plaqués au sol, aveuglés et raflés par centaines… Ce scénario d’une guerre civile opposant le pouvoir conservateur, réclamant la restauration de la loi et de l’ordre, face à une Californie subversive a jalonné la seconde partie du XXe siècle : Ronald Reagan, alors gouverneur de l’Etat, a envoyé la garde nationale pour écraser les révoltes de Berkeley en 1969 et n’a cessé de dénoncer les communistes et les « beatniks » décadents de Californie.
En 1992, face aux soulèvements des quartiers noirs de Los Angeles, le président George Bush envoie la garde nationale pour rétablir l’ordre. Décrites depuis un siècle par les conservateurs comme les Sodome et Gomorrhe de l’Amérique, Los Angeles et San Francisco doivent être domestiquées par tout responsable conservateur qui se respecte.
Rejouant ce scénario de manière parodique, Donald Trump a envoyé la garde nationale, en ciblant les protestataires solidaires des immigrés sans papiers, sans que ceux-ci n’aient provoqué la moindre émeute ni surtout que le gouverneur de l’Etat n’en ait fait la requête. Mais l’occasion était trop belle : que des habitants de Californie à la peau bistre et à l’accent espagnol s’opposent aux rafles arbitraires de l’agence fédérale de l’immigration, et la mise au pas de la Californie « marxiste » et de ses « racailles » pouvait être activée.
Ce nouvel épisode dans l’escalade autoritaire du pouvoir s’inscrit dans la rhétorique spécieuse que Donald Trump entretient depuis son émergence politique en 2010 : celle d’une Amérique assiégée de l’intérieur par des ennemis invisibles (fraudeurs, sans-papiers, conspirateurs, « grand-remplacistes ») qui détrousseraient l’Amérique et son bon peuple. Bien sûr, la Californie et ses sympathies démocrates notoires sont le microcosme honni dans lequel ces séditieux fourbiraient leurs armes contre le pays.
Mais le discours sur les « deux Amérique », la rouge et la bleue, la nationale et la cosmopolite, la patriote et la libérale (au sens politique), est une de ces mystifications qu’il convient de ne pas entretenir. Pas plus qu’Harvard n’est un bastion du gauchisme, la Californie n’est l’épouvantail de la droite radicale américaine : elle en est le creuset.
En réalité, à rebours de cette fable, les diverses factions réactionnaires qui composent l’entourage du président actuel sont issues de la contre-révolution californienne dont Ronald Reagan a été l’initiateur dès les années 1960 : chrétiens traditionalistes, libertariens fanatiques, fondamentalistes du marché, milieux des affaires idéologues et cercles d’extrême droite anticommunistes et racistes sont alors intégrés dans une « nouvelle droite » réactionnaire, qui attend son heure depuis lors. La Californie ne commence à voter pour un président démocrate qu’avec Bill Clinton, en 1992, ce qui ne l’empêche pas, au niveau local, de voter toute une série de référendums visant à priver les enfants d’immigrants sans papier de scolarisation et de droits sociaux ou à interdire l’enseignement de l’espagnol à l’école publique.
C’est de cette Californie de la réaction, celle qui veut détruire l’Etat social et l’extension des droits et des libertés aux femmes et aux minorités raciales et sexuelles, que vient l’homme qui, depuis 2016, souffle à l’oreille de Donald Trump : Stephen Miller, originaire de Santa Monica, pourfend dès ses jeunes années les « immigrationnistes » et devient l’éminence grise de Trump sur le « péril » migratoire lors de son premier mandat. Le « Muslim Ban » (l’interdiction de la venue sur le sol américain de ressortissants de sept pays musulmans) ou la séparation des enfants de leurs parents illégauxà la frontière avec le Mexique sont ses initiatives. Il est de nouveau à l’origine de la loi sur l’immigration aujourd’hui et partisan d’une posture contre-insurrectionnelle vis-à-vis des sans-papiers et de leurs protecteurs, à commencer par ceux de sa Californie natale.
Ce qui se joue ici, c’est donc la Californie contre elle-même. Grâce à elle, les méthodes de surveillance, de traque et d’arrestation arbitraires des migrants voient leur efficacité décupler. En effet, dans la continuité de leur symbiose avec le complexe militaro-industriel qui fit la fortune de la région et la leur, les entreprises de la tech sont les sous-traitants zélés de la police des frontières et de celle de l’immigration (ICE), contre laquelle les gens de Los Angeles se sont élevés.
Google, Amazon, Palantir, la compagnie d’intelligence artificielle Babel Street, mais aussi Microsoft ont passé ces dernières années des contrats lucratifs avec les services policiers du pays afin de mettre leurs capacités à collecter et à traiter les données personnelles au service de la chasse aux migrants. La compagnie Anduril a vendu des drones de détection de présence humaine à l’agence fédérale chargée de la frontière avec le Mexique ; Palantir, la compagnie dudoctrinaire d’extrême droite Peter Thiel, fournit l’ensemble de l’appareillage logistique permettant la déportation d’étrangers, ainsi que leur surveillance et leur localisation biométrique, où qu’ils soient dans le monde.
La Silicon Valley a historiquement accompagné l’appareil punitif et militaire de l’Etat américain, tout en présentant au monde la promesse d’une émancipation numérique. Ce que prolonge sa symbiose avec le président réactionnaire du jour, qui, comme Reagan, réprime les contestations et calomnie les campus, dénonce les assistés et réduit la fiscalité des possédants, duplique la guerre froide et ses avatars sur le sol national et en prend prétexte pour persécuter les minoritaires.
Dans son roman Coulez mes larmes, dit le policier, l’écrivain Philip K. Dick imaginait en 1974 que le Californien Richard Nixon, grâce à un système de surveillance numérique, imposait un Etat totalitaire et obligeait les dissidents à vivre sous terre. Aujourd’hui plus qu’hier, cette dystopie approche de la réalité : les données personnelles de dizaines de millions d’Américains qu’Elon Musk a rassemblées avant de quitter le DOGE serviront sans doute à quelque opération commerciale. Mais elles seront aussi l’arme par excellence de détection et de persécution des indésirables. Le projet de l’extrême droite américaine dispose aujourd’hui d’une technocratie algorithmique dévouée et inédite dans l’histoire du pays. Cette alliance matricielle entre la Californie et Washington vaut bien une réconciliation : alors qu’on le disait irrémédiablement fâché, Elon Musk a salué l’envoi des blindés à Los Angeles.
Sylvie Laurent est historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po. Elle vient de faire paraître « La Contre-Révolution californienne », Le Seuil, « Libelle », 72 pages, 5,50 euros.