NPA Loiret

Mel de Contact : npa.orleans@orange.fr

Au Chili, les défis de la communiste Jeannette Jara pour battre l’extrême droite

Pour la première fois, une communiste issue des classes populaires peut devenir présidente du Chili,
après sa victoire à la primaire de la gauche pour la présidentielle de novembre. Mais après le mandat de
Gabriel Boric, qui a déçu l’électorat de gauche, barrer la route à l’extrême droite s’avère un immense défi.
Mathieu Dejean – 6 juillet 2025 à 09h30
Ce ne sont que quelques mots, mais l’explosion de joie qu’ils ont provoquée en dit long sur le moment
historique que la gauche chilienne est en train de traverser.
Dimanche 29 juin, lors de son premier discours après sa victoire écrasante (60,17 % et 825 000 voix) à la primaire de la gauche pour la présidentielle de novembre au Chili, Jeannette Jara a rendu un hommage spécial à son parti, le Parti communiste chilien (PCC) : « Les partis qui composent notre coalition sont du centre-gauche chilien élargi, mais je veux aujourd’hui saluer particulièrement mon parti, le Parti communiste chilien. »
L’engouement suscité par cette sobre déclaration n’est pas anodin. Il souligne à la fois le caractère exceptionnel de son identité politique et l’approbation du virage à gauche qu’il implique pour l’ensemble des partis de la coalition. C’est la troisième fois seulement que le PCC présente une candidature à la présidentielle, après celle de Pablo Neruda en 1969 et celle de Gladys Marín en 1999.
À l’époque, « Gladys Marín était à la marge du système politique, elle représentait une identité politique qui n’avait pas vocation à remporter l’élection, c’était une candidature de témoignage », rappelle le politiste Antoine Maillet, qui enseigne à l’Institut des affaires publiques de l’université du Chili.

Aujourd’hui, la donne a changé. Pour la première fois de son histoire, le PCC, qui a participé à de nombreux gouvernements, dont celui de l’Unité populaire de Salvador Allende (1970-1973), prend la tête de la coalition de centre-gauche et pourrait présider le pays.
Ce résultat est symptomatique de l’effondrement des partis de centre-gauche, dont l’image s’est dégradée après une transition à la démocratie qui n’a fait que gérer l’héritage néolibéral de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990). La candidature de l’ancienne ministre de l’intérieur Carolina Tohá, soutenue par le Parti socialiste (PS) et donnée favorite au début de la campagne, en mars, n’a rassemblé que 29 % des voix.

De même, la candidature de Gonzalo Winter, membre du Frente Amplio du président Gabriel Boric, a pâti des désillusions causées par le mandat qui s’achève et n’a glané que 9 % des suffrages. À travers ce résultat, le PCC « déplace à la fois les partis qui exerçaient traditionnellement la direction de la coalition, et les personnes qui l’ont récemment dirigée », analysent pour Jacobin Karina Nohales et Javiera Manzi, militantes de la Coordinadora Feminista 8M. « Le PCC donne des gages de gauche à une coalition et à un électorat qui n’étaient pas prêts à faire campagne seulement pour faire barrage à l’extrême droite », abonde Antoine Maillet.
Le contexte dans lequel survient cette élection présidentielle est en effet périlleux. En 2021, Gabriel Boric l’avait emportée grâce à une puissante mobilisation antifasciste au second tour, avec 55,9 % des suffrages exprimés, contre 44,13 % pour son adversaire d’extrême droite, José Antonio Kast. Quatre ans plus tard, l’espoir suscité par le processus de changement constitutionnel est douché. Gabriel Boric a déçu et José Antonio Kast est à nouveau en dynamique, surfant sur un discours sécuritaire, tout comme la candidate de droite Evelyn Matthei (et il y a un autre candidat d’extrême droite, Johannes Kaiser, du Parti national libertarien).
Pour la première fois, une candidate communiste, héritière du plus vieux parti chilien, qui s’est battu contre la dictature, « va affronter une droite qui a des liens directs avec la dictature », résume ainsi l’historien chilien Luis Thielemann Hernández, professeur à l’université Finis Terrae de Santiago.
La famille de José Antonio Kast, dont le père était un militaire nazi, est en effet « liée à des crimes durant la dictature au Chili, notamment la disparition de paysans », explique Luis Thielemann, tandis qu’Evelyn Matthei, fille d’un général de la dictature, « a tenté de justifier ces crimes » en considérant la mort d’opposant·es durant la première année de la dictature comme « inévitable » – parmi ces opposant·es figurait notamment le père de Carolina Tohá.
L’affrontement risque pourtant d’être d’autant plus difficile que, contrairement à 2021, la gauche n’est pas
soutenue – même de manière critique – par un grand mouvement social comme celui qui était issu de la révolte d’octobre 2019. « Il y a eu un retournement de l’opinion », explique Antoine Maillet, qui estime que ce n’est pas tant l’identité communiste de Jeannette Jara qui pourrait alimenter les attaques que son lien avec le gouvernement Boric, dont elle a été ministre du travail. La participation à la primaire de la gauche a ainsi diminué, passant de 1,7 million d’électeurs et d’électrices en 2021 à 1,4 million en 2025 (soit tout de même 9,1 % du corps électoral).
Mais le plus gros défi à relever pour la candidate réside dans le fait que cette année, le vote au premier tour de la présidentielle – qui a lieu en même temps que les élections parlementaires – est obligatoire, alors qu’il était volontaire en 2021. « En 2021, l’enjeu pour la gauche était d’amener des électeurs aux urnes. Cette année, la vraie difficulté va être d’élargir sa base électorale, qui est d’environ 30 %, alors qu’il y a un rejet fort du gouvernement, particulièrement dans l’électorat peu politisé, et qu’il y a une offre à droite et une offre dépolitisée qui est très importante », continue le chercheur.
Pendant la primaire, l’hypothèse d’une candidature de Jeannette Jara a été parfois critiquée au motif que, dans un pays avec une tradition anticommuniste bien ancrée, elle ne pourrait pas l’emporter au second tour face à Kast.
Les médias dominants chiliens l’ont de multiples fois questionnée sur les droits humains à Cuba et au Venezuela, ce à quoi elle a répondu que ce serait elle, et non le PCC – dont elle incarne par ailleurs la frange la plus modérée, et la moins identitaire –, qui fixerait la ligne du Chili en matière de politique extérieure.Dans son discours de victoire, elle a ainsi défendu une politique internationale basée sur « la défense des droits humains partout dans le monde où ils sont violés ». L’émission télévisée humoristique « Detrás del muro » a d’ailleurs mis en scène, dans une interview parodique, l’enjeu pour la candidate de se démarquer du PCC – ce dont elle s’est gaussée.

Pour pallier ces difficultés, Jeannette Jara peut compter sur deux atouts. D’une part son parcours personnel, qui soulève un « enthousiasme de classe » au Chili, selon Luis Thielemann. La candidate est née dans une famillepopulaire du Cortijo, à Conchalí, dans la banlieue nord de Santiago, en 1974 – une población issue d’une occupation de terrain par des habitant·es marginalisé·es en 1970 –, ce qui contraste avec l’origine sociale de tous les autres candidats et candidates. « La nouveauté n’est donc pas tant qu’elle vienne du PCC : c’est la première candidate à la présidentielle de centre-gauche qui vient des classes populaires au Chili ! », commente l’historien.
Elle a aussi été dirigeante d’un syndicat étudiant dans les années 1990 à l’université de Santiago, historiquement liée à la gauche et aux classes populaires, où elle a suivi un cursus d’administration publique. Enfin, « elle n’est pas blanche », souligne Luis Thielemann, alors que les cadres de la gauche chilienne viennent souvent de la classe moyenne descendante d’immigrants européens.
Ce profil comme sa communication sur les réseaux sociaux ont reçu un écho favorable notamment dans la jeunesse chilienne, qui s’est rendue massivement à ses meetings dans les universités. « Sa campagne a donné l’image d’une candidate différente des registres traditionnels de la gauche chilienne », constatent Karina Nohales et Javiera Manzi.
Sa proximité naturelle avec les gens a conduit à des comparaisons avec l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, dont la personnalité transcende les clivages politiques habituels (celle-ci ne s’est pas exprimée depuis la victoire de Jeannette Jara). Cette caractéristique n’est pas négligeable pour une élection à laquelle un électorat en partie dépolitisé va participer, du fait du vote obligatoire.
D’autre part, Jeannette Jara peut s’appuyer sur son bilan en tant que ministre du travail. Si le gouvernement Boric est largement impopulaire, elle est la principale artisane des quelques réformes sociales qui ont amélioré la situation des plus précaires : une réforme du temps de travail, qui diminue graduellement à quarante heures par semaine, une loi autour du harcèlement au travail – la « Ley Karin » –, et surtout une réforme des retraites. « Cette réforme affecte à peine les administrations de fonds de pension, porteuses du système par capitalisation privée, mais elle inclut des éléments de solidarité qui n’existaient pas auparavant », souligne Antoine Maillet.
La communiste a donc prouvé sa capacité à négocier avec la droite pour obtenir un accord, loin d’être parfait mais qui améliore les petites retraites. « Dans un jeu politique très polarisé, où il y a beaucoup de place pour les récriminations, elle a réussi à naviguer », poursuit le chercheur.
Pendant sa campagne, Jeannette Jara a mis l’accent sur des réformes économiques et sociales, s’adressant aux plus pauvres dans un pays miné par les inégalités. « À gauche en ce moment on a tendance à diviser les revendications matérielles et post-matérielles, mais c’est une division artificielle. La victoire de Jara illustre le fait que la lutte des classes est un point d’unification universelle des revendications », juge Luis Thielemann.
Sa principale promesse réside dans un salaire « vital » de 750 000 pesos (680 euros), soit une augmentation de 50 % du salaire minimum, ce qui n’a pas manqué de créer des remous chez les économistes néoclassiques.
Elle a aussi promis de construire des lignes de train dans le nord du pays alors qu’il n’y en a actuellement que dans le sud, dans un pays à la géographie si particulière – il s’étire sur 4 300 kilomètres de long, du Pérou au nord jusqu’au cap Horn. « C’est symbolique, mais cela parle d’un pays mieux intégré, d’une candidate qui se tourne vers les régions, alors qu’elle est ancrée dans les milieux urbains », observe Antoine Maillet. Pendant la campagne pour le référendum sur la nouvelle Constitution (rejetée à 62 % en 2022), la gauche et les mouvements sociaux avaient identifié une faille dans leur difficulté à se déployer sur tout le territoire. « Quoi qu’il arrive, sa candidature permet de fonder un nouveau récit sur la présence des classes populaires en politique. Qu’elle puisse devenir présidente du Chili, c’est important pour l’histoire », conclut Luis Thielemann.
Mathieu Dejean

Laisser un commentaire

Information

Cette entrée a été publiée le 7 juillet 2025 par dans CHILI.