Flagrant déni publie mardi 18 novembre une étude critique sur la « police des polices » à la française (IGPN, IGGN, « cellules déontologie »). L’ONG conclut à une augmentation de la « délinquance policière » et à une dégradation de son traitement judiciaire.
« Le« Le système de police des polices, en France, est profondément vérolé. » C’est la conclusion catégorique du rapport intitulé « Police des polices : pourquoi il faut tout changer », publié mardi 18 novembre par Flagrant déni, une « ONG française d’investigation et de défense des victimes de violences policières » créée à Lyon en 2022.
En s’appuyant sur des données publiques, des entretiens et des statistiques du ministère de la justice parfois inédites, Flagrant déni dresse un état des lieux sévère, mais documenté, du traitement judiciaire des « violences par personne dépositaire de l’autorité publique » – essentiellement des policiers et gendarmes – au cours des dix dernières années.
Il met en lumière un fait capital mais méconnu : si l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) concentrent l’essentiel des débats, plus de 90 % des affaires impliquant des policiers ou des gendarmes sont en réalité traitées par d’autres services d’enquête.
Présentation du rapport annuel de l’Inspection générale de la police nationale, en 2014, à Paris. © Photo Denis / Rea
Qu’il s’agisse de « cellules déontologie » départementales ou de services de police judiciaire « classiques », ces services présentent « encore moins de garanties » d’indépendance que les inspections.
Une augmentation du nombre d’enquêtes
Aujourd’hui en France, « en dépit des nombreux obstacles rencontrés par les victimes pour déposer plainte, chaque jour, trois affaires de violences policières sont ouvertes », écrit Flagrant déni, pour qui « la délinquance policière est en hausse ».
« Le nombre d’affaires nouvelles de violences par personne dépositaire de l’autorité publique est passé de 700 en 2016 à 1 110 en 2024, soit une augmentation – considérable – de 59 % sur la période », ajoute l’ONG, qui s’appuie sur des chiffres fournis par le ministère de la justice. Malgré de légères variations, la « base victimes » du ministère de l’intérieur confirme, elle aussi, que le nombre d’enquêtes augmente.
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Le site d’information Basta!, qui héberge la seule base de données indépendante et fiable disponible à ce jour, indique par ailleurs que les homicides policiers – qu’ils soient considérés comme de la légitime défense ou non par la justice – sont en augmentation. « Depuis 2005, plus de 500 personnes sont mortes lors d’une interaction avec les forces de l’ordre. Ces dernières années, le nombre de ces homicides policiers a atteint des seuils inégalés – jusqu’à 65 morts dénombrées pour la seule année 2024. »
Alors qu’il y a en France 150 000 policiers et policières et 135 000 gendarmes, des effectifs comparables, « le nombre d’affaires pénales est dix fois supérieur lorsqu’il implique des policiers », rappelle le rapport. C’est ce qui explique que Flagrant déni s’intéresse davantage aux affaires impliquant des policiers. L’IGGN, récemment mise en cause pour les lacunes de son enquête sur les blessé·es de Sainte-Soline, n’est pas au cœur de cette étude.
L’IGPN, « une institution à bout de souffle »
Comme tous ceux qui s’intéressent au sujet, à l’exception des gouvernements successifs et des policiers eux-mêmes, Flagrant déni estime que l’IGPN « ne présente pas les garanties d’indépendance suffisantes » pour enquêter sur les violences policières, puisqu’elle est composée essentiellement de policiers et policières et est placée sous l’autorité du directeur général de la police nationale (DGPN). Et ce, quelle que soit la qualité des professionnel·les qui y travaillent.
En juin 2020, le ministre de l’intérieur d’alors, Christophe Castaner, annonçait « une réforme en profondeur des inspections », notamment pour leur donner « plus d’indépendance ». Gérald Darmanin, qui l’a remplacé, s’est dit « prêt à tout étudier ». Il n’a finalement fait qu’une seule chose : confier la direction de l’IGPN à une personnalité extérieure. La première à occuper ce poste a été Agnès Thibault-Lecuivre, une magistrate venue du cabinet de Gérald Darmanin, qui y est ensuite retournée. Depuis le mois de février, l’IGPN est dirigée par le magistrat Stéphane Hardouin.
Au-delà de la critique structurelle, et de manière plus inattendue, le rapport décrit aussi l’IGPN comme « une institution à bout de souffle », incapable de faire face au contentieux qui lui est confié.
« À mesure que le nombre d’enquêtes pour violences policières augmente depuis presque dix ans, les effectifs de l’IGPN, eux, diminuent », rappelle Flagrant déni. L’inspection compte aujourd’hui 260 agent·es et neuf délégations locales « en saturation ». Comme l’ensemble de la police judiciaire, elle connaît de graves « difficultés de recrutement ». À la division des enquêtes, 36 postes sur 135 ne sont pas pourvus.
Des exemples ailleurs en Europe
Au fil de son rapport, Flagrant déni cite plusieurs exemples de « bonnes pratiques » sur les violences policières piochées dans d’autres pays européens.
Sur le dépôt de plainte : « En Norvège, le Spesialenheten for politisaker reçoit directement les plaintes pénales concernant des policiers, soit par écrit, soit lors de rendez-vous. En Belgique, le Comité P propose un formulaire de plainte en ligne. Au Luxembourg, il est possible de saisir l’Inspection générale de la police sur le plan pénal via un formulaire en ligne. »
Sur la transparence : « En Belgique, les rapports annuels du Comité P citent le nombre total de plaintes enregistrées, leurs orientations vers les différents services d’enquête, les faits incriminés mais aussi les services les plus souvent impliqués. En Grande-Bretagne, le rapport annuel de l’IOPC va jusqu’à citer le nom de policiers impliqués dans certaines affaires. Le site de l’IOPC permet de chercher les affaires traitées par unité de police concernée. »
Les contraintes de l’IGPN ont des conséquences sur les délais et sur la qualité des enquêtes, comme l’a déjà écrit Mediapart : « Des vidéosurveillances trop tardivement réquisitionnées, des armes non expertisées, des enregistrements radio non saisis. » Mais aussi sur les marges de manœuvre des magistrat·es. Théoriquement libres de choisir leur service d’enquête, ils et elles sont confronté·es à des arbitrages portant essentiellement sur des contraintes de moyens.
Alors que l’IGPN est vouée à travailler sur les affaires d’une « particulière gravité », au « retentissement médiatique » important ou nécessitant « des investigations complexes », elle est aujourd’hui si surchargée que les magistrat·es peinent à la saisir. Les inspections n’étant pas en mesure de tout traiter, beaucoup d’enquêtes échoient à des services locaux.
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Pourtant, lors des « pics » de plaintes (mouvement des Gilets jaunes ou contre la réforme des retraites), les autorités ne communiquent que sur le nombre d’enquêtes confiées à l’IGPN ou à l’IGGN, comme si les inspections avaient l’exclusivité de ces affaires.
« Dans les faits, l’IGPN constitue un puissant trompe-l’œil des activités de police des polices, mettant depuis des années des données tronquées en circulation dans le débat public », estime Flagrant déni, qui y voit un véritable « tour de passe-passe » : « L’incapacité croissante de l’institution à enquêter sur les infractions policières est miraculeusement requalifiée en succès dans le débat public : celui d’une baisse des infractions… qui, pourtant, augmentent ! »
Des « cellules déontologie » dont on ne sait presque rien
L’immense majorité des affaires impliquant des policiers (environ 90 %, selon l’IGPN elle-même) sont traitées par des services locaux dont l’activité ne fait l’objet d’aucune communication officielle ni d’aucune publication statistique.
Ces « cellules déontologie » portent « des noms très peu standardisés, qui fluctuent selon les départements et les époques », indique Flagrant déni, qui a recensé « une trentaine de variations autour des termes “discipline”, “déontologie”, “soutien aux effectifs”, “audit”, etc. ». Selon les départements, leurs effectifs semblent très variables.
« À Lille, la cellule compte six fonctionnaires et traite un contentieux d’environ 150 dossiers judiciaires par an. À Lyon, elle comptait cinq fonctionnaires en 2017 et traitait 70 enquêtes judiciaires. Désormais, elle compte seulement trois fonctionnaires, et une seule enquêtrice affirme traiter 40 à 45 dossiers annuels. À Clermont-Ferrand, le fonctionnaire en charge de la déontologie s’occupe également de la communication de la police locale. L’effectif total de ces cellules au niveau national demeure inconnu. »
Si leur saisine est censée se fonder sur un critère de gravité (un cran en dessous des affaires confiées à l’IGPN), ces « cellules déontologie » traitent parfois des violences ayant entraîné de lourdes interruptions de travail – surtout lorsqu’elle n’ont eu aucun « retentissement médiatique » – voire des enquêtes sur des morts survenues lors d’interactions avec la police (lors de gardes à vue ou d’accidents de la route, par exemple, mais aussi certaines affaires de tirs mortels).
À partir d’enquêtes dont elle a eu connaissance, l’ONG souligne que les enquêtes menées par les « cellules déontologie » semblent « encore plus partiales » que celles de l’IGPN, avec très peu d’auditions et d’actes d’enquête ordonnés, surtout lorsque la ou le plaignant·e est lui-même mis en cause par les policiers. D’autres enquêtes sont confiées à des enquêtrices et enquêteurs de police judiciaire non spécialisé·es, amené·es à travailler exceptionnellement sur des collègues.
Si le manque d’indépendance des inspections est critiqué, ces services se trouvent dans une situation bien pire. Confrontés à « l’homogénéité statutaire et culturelle des enquêteurs et des enquêtés » – qui partagent parfois le même bâtiment –, ils concentrent les « collusions policières à l’échelle locale ». La réforme de la police, adoptée en 2024, met d’ailleurs chaque directrice ou directeur départemental de la police nationale dans une situation paradoxale : il est à la fois « le supérieur des mis en cause et des enquêteurs ».
Un taux d’élucidation en baisse
À partir de données statistiques inédites fournies par le ministère de la justice, Flagrant déni révèle enfin que les enquêtes des « polices des polices » (tous services confondus) sont « de moins en moins efficaces ».
En 2016, la justice avait retrouvé les auteurs de « violences par personne dépositaire de l’autorité publique » dans 68 % des affaires. En 2024, elle ne les a identifiés que dans 51 % des cas (546 affaires sur 1 110 restant non élucidées). C’est-à-dire qu’en huit ans, « le taux d’élucidation des affaires de violences policières a baissé de 25 % ». Aujourd’hui, « le taux d’affaires non élucidées est presque deux fois plus élevé que dans le cas de violences exercées par des personnes “lambda” ».
« L’impunité policière est un phénomène statistique », ajoute l’ONG, qui pointe « un vrai problème politique ». « Le système de contrôle est structurellement sous-dimensionné », avance le chercheur Sebastian Roché, qui estime que « le système judiciaire ne peut pas réagir » à moyens constants. « Il n’y a tout simplement pas assez de moyens pour traiter ces affaires », renchérit l’universitaire Fabien Jobard.
Outre ces difficultés structurelles, l’ONG déplore « des pratiques policières illégales mais persistantes, tendant à entraver leur identification », comme le port de cagoules et l’absence du numéro d’identification individuel RIO pourtant obligatoire. Dans l’affaire « Angelina », cette jeune femme dont le crâne a été fracturé par des policiers en 2018 à Marseille, l’enquête a patiné pendant des années, notamment faute de pouvoir identifier les policiers qui avaient pris soin de masquer leur visage.
Les six propositions de Flagrant déni
Dans son rapport, l’ONG formule six propositions de réforme :