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Au Soudan aussi, les drones redessinent les lignes de front

L’armée soudanaise a perdu le monopole de l’usage des drones, auxquels ont massivement recours les forces paramilitaires de Hemetti. Les civils font les frais de ces armes produites dans des pays étrangers, comme les Émirats arabes unis ou la Turquie, et qui alimentent ce conflit meurtrier. 

Bastien Massa

LeLe Caire (Égypte). Depuis le ciel, des silhouettes métalliques et silencieuses quadrillent le Soudan, immense territoire au relief quasi horizontal et à la végétation clairsemée. Un environnement idéal pour les drones, omniprésents dans le conflit entre les Forces de soutien rapide (FSR) de Hemetti et l’armée soudanaise. 

Depuis le début de la guerre, le 15 avril 2023, les frappes de drones (ou UAV, selon l’acronyme en anglais de « véhicule armé sans humain à bord ») se sont intensifiées, au rythme de l’acquisition par les belligérants d’appareils toujours plus sophistiqués.

Loin d’être décisifs sur le champ de bataille, les drones alimentent une guerre d’usure meurtrière dans un pays déjà exsangue. En moins d’une semaine, les paramilitaires ont récemment visé une série d’infrastructures clés : le champ pétrolier de Heglig, le barrage stratégique de Méroé, ou encore l’aéroport de Khartoum.

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De la fumée s’élève après une frappe de drone sur le port de Port-Soudan, le 6 mai 2025. © Photo AFP

« En dehors des objectifs militaires, ces attaques de drones ont des répercussions humanitaires désastreuses,alerte Wim Zwijnenburg, chargé du désarmement humanitaire pour l’ONG néerlandaise Pax. Chaque coupure d’électricité affecte les hôpitaux et l’accès à l’eau potable, pouvant paralyser des villes entières. »

« On est face à deux approches distinctes,explique une source sécuritaire proche du gouvernement des États-Unis. Pour l’armée, les drones soutiennent les offensives terrestres. Pour les FSR, ils servent à étirer et à affaiblir les défenses ennemies dans des régions jusqu’alors considérées comme sûres. »

Des frappes en profondeur 

De fait, l’apparition de drones kamikazes dans l’arsenal des FSR a aboli la notion de ligne de front. Capables de parcourir plus de 1 500 kilomètres, leur puissance de feu et leur portée étendue ont modifié en profondeur la géographie du conflit.

Le 31 juillet 2024, une frappe de drone paramilitaire visant une cérémonie militaire sur la base de Jabit, en mer Rouge, a ainsi surpris les Forces armées soudanaises (FAS). Le général Abdel Fattah al-Burhane, chef de l’armée, a échappé de peu à une tentative d’assassinat mise en œuvre à plusieurs centaines de kilomètres des zones de combat.

Avec les drones, les civils sont délibérément pris pour cibles.

Wim Zwijnenburg, de l’ONG Pax

Pour Seif Magango, porte-parole du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, « l’intensification des frappes a considérablement aggravé les souffrances des civils dans l’une des pires crises humanitaires au monde ».

À El-Fasher, assiégée pendant dix-huit mois, les milices de Hemetti ont multiplié les attaques avec ces armes, poussant les habitant·es à creuser des abris souterrains. « Il y a eu jusqu’à vingt frappes par jour, nous vivions en permanence avec cette menace au-dessus de nos têtes », témoigne Babo Hashim, habitant de la ville. En janvier 2025, une frappe sur la maternité de l’hôpital saoudien a fait 70 morts, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

L’armée soudanaise n’est pas exempte de crimes : elle est accusée d’avoir visé des marchés, des zones résidentielles et des bâtiments publics. Le 20 octobre, des frappes de drones dans plusieurs localités du Darfour-Nord et du Darfour-Ouest ont fait au moins 13 morts.

« Ce ne sont pas des accidents. Nous ne sommes pas face à l’imprécision d’un tir de mortier. Avec les drones, les civils sont délibérément pris pour cibles : au lieu d’espérer tuer des civils, vous en avez désormais la certitude », dénonce Wim Zwijnenburg.

Une guerre alimentée depuis l’étranger

L’usage des drones au Soudan ne date pas d’hier. L’armée s’en sert depuis le milieu des années 2000, d’abord comme outils de surveillance au Darfour et au Kordofan. Elle travaille aujourd’hui, par l’intermédiaire de la Military Industry Corporation (MIC), à finaliser le Safrouq, un drone de combat présenté en juillet lors d’un salon de défense à Istanbul (Turquie). 

En attendant, les FAS se tournent principalement vers la Turquie. Plusieurs drones Akıncı, fleuron du constructeur Baykar, ont été livrés à Port-Soudan et déployés sur le terrain. Depuis juillet, quatre appareils turcs ont toutefois été abattus par les défenses antiaériennes des FSR. 

Les paramilitaires ont commencé la guerre sans force aérienne, ce qui les a poussés à chercher rapidement à obtenir des drones.

Suliman Baldo, analyste

Dotées d’un quasi-monopole dans les airs au début du conflit, les FAS seraient responsables de plus de 95 % des frappes recensées la première année, selon l’Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled). Cette supériorité aérienne leur a permis de reprendre l’avantage et de reconquérir une partie de Khartoum au printemps.

« Pour des raisons stratégiques, l’armée avait toujours refusé d’ouvrir aux FSR l’accès à son aviation, lorsque Burhane et Hemetti se partageaient encore le pouvoir. Les paramilitaires ont donc commencé la guerre sans force aérienne, ce qui les a poussés à chercher rapidement à obtenir des drones », explique Suliman Baldo, directeur du Sudan Policy & Transparency Tracker.

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C’est vers les Émirats arabes unis, accusés de soutenir financièrement et logistiquement leur effort de guerre, que les FSR se sont tournées. La petite pétromonarchie a transféré, par l’intermédiaire du Tchad et de la Libye, des drones de fabrication chinoise et émiratie. « Les drones explosifs à usage unique utilisés contre l’armée soudanaise sont identiques à ceux présentés lors de salons d’armement à Abou Dhabi et à ceux déployés lors de la guerre du Tigré », observe Wim Zwijnenburg.

Certains appareils abattus par les FAS portaient des numéros de série émiratis. Et « plusieurs jeunes recrues des FSR sont envoyées aux Émirats pour y être formées au pilotage », rapporte un spécialiste du pays, de retour du Darfour. Récemment, Abou Dhabi a transféré des systèmes avancés de défense antiaérienne pour protéger Nyala, une localité devenue à la fois base de lancement des drones et siège du gouvernement parallèle des FSR.

« Tous ces acteurs extérieurs, maillons essentiels de la chaîne logistique du drone, n’ont aucun intérêt à un compromis, confie cette source sécuritaire. Ils alimentent activement le conflit, investissant juste assez pour maintenir leur camp dans la lutte mais jamais assez pour permettre une victoire décisive. »

Un embargo contourné

Depuis 2005, un embargo des Nations unies interdit toute exportation d’armes vers le Darfour. Mais ce cadre juridique est largement bafoué. « Nous appelons aujourd’hui à l’étendre à l’ensemble du Soudan », plaide Seif Magango.

La Chine et la Turquie, d’où sont originaires la majorité des drones, sont pourtant signataires du Traité sur le commerce des armes, qui interdit les exportations en cas de risque avéré d’atteintes aux droits humains. « Or au Soudan, les deux camps commettent des violations avec les engins fournis par leurs alliés respectifs », rappelle Wim Zwijnenburg.

On reste encore loin d’une guerre de drones comme en Ukraine.

Mike Lewis, ancien expert de l’ONU

À l’échelle mondiale, toute tentative de régulation se heurte à l’effacement croissant de la frontière entre technologies civiles et militaires. « Une partie des drones explosifs sont d’une simplicité déconcertante : certains utilisent des moteurs de tondeuses à gazon bricolés », explique encore Wim Zwijnenburg. Or, ces pièces sont impossibles à contrôler.

Sur des plateformes chinoises, des drones kamikazes de longue portée sont vendus moins de 60 000 euros, sans traçabilité. Ce faible coût favorise les attaques en essaim : plusieurs appareils bon marché sont lancés simultanément pour saturer les défenses et maximiser les chances d’atteindre la cible. En mai, les FSR ont mené six vagues d’attaques de drones en moins d’une semaine contre Port-Soudan, visant la base aérienne Osman Digna, l’aéroport, mais aussi des infrastructures civiles et des dépôts de carburant.

« On reste encore loin d’une guerre de drones comme en Ukraine, tempère Mike Lewis, ancien expert onusien. Ni les FSR ni les FAS n’ont la capacité de produire des dizaines de milliers de drones. Ici, on privilégie pour le moment des équipements de haute valeur plutôt que la masse. »

Explosion de l’usage des drones en Afrique

« La guerre au Soudan n’a rien d’une révolution : l’Éthiopie a connu une explosion similaire d’attaques de drones pendant le conflit au Tigré en 2020. C’est plutôt un rattrapage », poursuit ce consultant spécialisé dans les questions d’armement.

De fait, partout sur le continent, ces systèmes sans pilote sont en train de redessiner les conflits. Depuis les premières frappes américaines en Somalie en 2011 contre Al-Shabaab, l’usage de drones armés connaît une croissance continue en Afrique. Une accélération fulgurante : selon l’Acled, le nombre de frappes recensées est passé de 36 en 2022 à 484 en 2024.

L’impact médiatique de certains épisodes a joué un rôle majeur : lors de la bataille de Tripoli en 2020, l’intervention des drones turcs dans l’échec de l’offensive de l’Armée nationale libyenne a convaincu de nombreux États africains de s’équiper.

Aujourd’hui, le marché est en plein essor : au moins quinze accords bilatéraux d’acquisition sont signés chaque année. Selon le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, trente et un gouvernements du continent disposent désormais de capacités en matière de drones. Mais cette diffusion rapide profite aussi aux groupes armés.

Dans au moins neuf pays africains, des acteurs non étatiques utilisent désormais des drones militaires. « Plusieurs groupes insurgés y ont accès. Avec l’entrée dans l’ère des “masses précises” [la combinaison de la précision des armes et de leur production abondante – ndlr], et des engins à 300 dollars capables de frapper des cibles civiles ou militaires avec une précision redoutable, les guerres risquent de devenir encore plus sales », prévient une source militaire.

Bastien Massa

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Cette entrée a été publiée le 25 novembre 2025 par dans SOUDAN.