Christophe Ayad
Samedi, la manifestation de solidarité parisienne a compté plusieurs dizaines de milliers de participants, un chiffre jamais vu depuis deux ans. Si le mouvement semble s’inscrire dans la durée, il se radicalise et ne parvient pas à toucher plus largement que le réseau militant.

Alors que les combats ont presque cessé depuis l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu précaire dans la bande de Gaza, Paris a été, samedi 29 novembre, le théâtre de la plus importante manifestation en faveur de la cause palestinienne depuis le début du conflit ouvert à la suite de l’attaque terroriste du Hamas en Israël le 7 octobre 2023. Les organisateurs avancent le chiffre de 50 000 manifestants dans la capitale, contre 8 400 selon la Préfecture de police de Paris. Le Monde, présent sur place, a estimé la foule à plusieurs dizaines de milliers.
Cette estimation est considérable alors que jamais les manifestations de solidarité avec Gaza n’avaient rassemblé plus de 10 000 à 15 000 personnes, selon nos observations. Le paradoxe entre cette participation à la hausse et une conflictualité en baisse n’est qu’apparent. D’abord, parce que, à l’occasion de ce 29 novembre − décrété depuis 1977 par l’Organisation des Nations unies Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien −, plus de 80 organisations avaient appelé à manifester : partis politiques, syndicats, organisations étudiantes, ONG humanitaires et de défense des droits de l’homme, etc. Une telle unanimité à gauche de l’échiquier politique − toutes les formations de gauche étaient représentées, Parti socialiste compris − sous l’égide de l’Association France Palestine solidarité, doyenne des mouvements de défense de la cause palestinienne, n’avait encore jamais été observée.
Cette forte mobilisation témoigne aussi de la précarité de la situation dans la bande de Gaza, où plus de 350 Palestiniens ont été tués par Israël depuis la mise en place du cessez-le-feu le 11 octobre. C’est aussi le cas en Cisjordanie, où les raids de l’armée se multiplient sur fond de violentes attaques de colons israéliens. La situation en Palestine est loin d’être stabilisée et une partie importante de l’opinion publique française continue de s’en préoccuper. Plus de 70 100 personnes ont été tuées dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre, selon le ministère de la santé de l’enclave, sous l’autorité du Hamas.
Autre enseignement de la manifestation de samedi : la question palestinienne reste et restera encore pour longtemps mobilisatrice, que ce soit en sa faveur ou contre elle. En témoignent également les incidents de ces dernières semaines, à l’université Paris-VIII, où une oratrice a fait l’apologie du Hamas lors d’une réunion publique, ou encore à la Philharmonie de Paris où un concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël a été perturbé par des militants propalestiniens se revendiquant de la branche française de Palestine Action, une organisation britannique interdite et considérée par Londres comme terroriste. Dans un registre différent, un colloque sur la Palestine et l’Europe a été annulé par l’administrateur du Collège de France à la suite de diverses pressions.
Ces incidents récurrents illustrent deux phénomènes. Tout d’abord, c’est dans le monde universitaire, et non dans les banlieues, que la fracture et les tensions sont les plus fortes. La question palestinienne reste affaire d’un public initié et familier des problématiques propres au Proche-Orient. Ensuite, cette mobilisation va en se radicalisant et l’accalmie de la situation sur le terrain n’a pas d’effet sur elle, comme l’illustre la naissance en France d’un collectif se revendiquant de Palestine Action. Il y a, parmi les plus jeunes, en particulier en milieu étudiant, le sentiment d’avoir assisté à un « génocide » en direct sans avoir aucun moyen de le faire cesser : cette première expérience de socialisation politique aura sûrement des effets de long terme sur une partie des 15-25 ans.
Il ne faut pas espérer, dans les mois à venir, que cesse ce que des politiques dénoncent comme une « importation du conflit » en France. Un reproche largement tempéré par Alexis Deswaef, avocat belge et président depuis fin octobre de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) : « Le conflit au Proche-Orient était déjà importé avant le 7-Octobre de par les liens commerciaux et militaires que nous avons tissés avec Israël. Des produits fabriqués ou cultivés dans les colonies israéliennes de Cisjordanie sont exportés vers l’Union européenne, qui se rend ainsi complice d’un crime de guerre. Et nos entreprises fabriquent en toute connaissance de cause des composants de drones et de missiles tirés sur les Gazaouis. »
Mais si plusieurs dizaines de milliers de manifestants forment une importante mobilisation à Paris, elle reste faible, comparée à celle de villes comme Rome, Sydney, Londres ou Bruxelles, où l’on a vu jusqu’à 150 000 personnes défiler pour la Palestine. Même à Berlin, où le sujet est encore plus sensible qu’en France en raison du passé nazi de l’Allemagne, près de 100 000 personnes s’étaient rassemblées le 28 septembre. Comment expliquer cette faiblesse chronique de la mobilisation de rue en France ?
La première raison tient à ce que les militants propalestiniens, mais aussi la FIDH, dans un rapport publié le 14 octobre, nomment la « criminalisation » du soutien à la Palestine depuis le 7-Octobre. Il est vrai que pendant le premier mois suivant le massacre perpétré par le Hamas, les manifestations de soutien à la Palestine ont été systématiquement interdites en France. Par la suite, la justice administrative a annulé certaines décisions d’interdiction préfectorale. Les choses se sont normalisées depuis, mais l’impression première d’une forme d’illégalité a subsisté dans le grand public. D’autant que « le maintien de l’ordre dans les manifestations a pris, depuis les “gilets jaunes”, un tour violent en France, dissuadant un public familial de prendre la rue », souligne Alexis Deswaef.
Par ailleurs, les centaines d’ouvertures d’enquêtes préliminaires pour « apologie de terrorisme », pour propos tenus sur les réseaux sociaux, dans des tracts ou des mobilisations ont pu jouer un rôle de dissuasion à manifester dans la rue. Bien souvent, ces enquêtes n’ont pas débouché sur des poursuites mais les non-lieux n’ont été annoncés que des mois plus tard. La menace de fermetures de mosquées et de dissolutions d’associations cultuelles, au titre de la loi contre le séparatisme, a également pu peser dans le manque de mobilisation des musulmans pratiquants et de leurs organes représentatifs. Alors que, lors de la guerre de 2014, les islamistes formaient les gros bataillons des manifestations pro-Gaza, ceux-ci sont quasiment absents depuis le début de celle de 2023.
Il ne faut pas non plus sous-estimer l’impact, dans l’opinion française, de l’atroce massacre terroriste du 7-Octobre qui a pu faire assimiler le Hamas et l’ensemble de la résistance armée palestinienne à l’organisation Etat islamique dans un pays encore marqué par le traumatisme des attentats de la décennie 2010. C’est pourtant aussi le cas de la Belgique, où les manifestations propalestiniennes sont d’une ampleur nettement plus importante et parfois d’une virulence frôlant les limites de l’acceptable.
Le radicalisme de certaines organisations propalestiniennes, comme la CAPJPO-EuroPalestine, a pu également avoir un effet repoussoir sur le grand public : certains slogans à la gloire de la « lutte armée » ou appelant à libérer par la force la Palestine « de la mer au Jourdain » ont pu choquer. La peur d’être associé à des débordements antisémites bien réels a également pu jouer, d’autant que les non-initiés ont du mal à démêler ce qui relève de l’antisionisme et de l’antisémitisme. Une distinction que les politiques, le gouvernement israélien le premier, brouillent en permanence.
Enfin, l’identification de La France insoumise avec la cause palestinienne a pu contribuer à en circonscrire le champ, longtemps partagé dans le passé par les cercles catholiques et la droite gaulliste. La surenchère permanente de certains élus « insoumis », à l’instar de l’eurodéputée Rima Hassan, a pu jouer un rôle contreproductif pour l’élargissement des soutiens. Certains de ceux qui se sont ralliés à la cause palestinienne après plus d’une année de guerre contre Gaza ont ainsi pu être taxés d’« opportunistes », décourageant un public non averti.
Christophe Ayad