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« Israel Files » : le lobbying payant des autorités israéliennes contre le boycott en France !

L’enquête « Israel Files », menée par Mediapart en collaboration avec huit médias européens, révèle les efforts déployés par l’État hébreu pour accentuer la répression judiciaire du mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions en France.

Yunnes Abzouz, Samia Dechir et Yossi Bartal

C’estC’est l’une des affaires les plus emblématiques du mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) en France. Le 26 septembre 2009, cinq militant·es investissent un hypermarché d’Illzach (Haut-Rhin), à l’appel du collectif Palestine 68, membre de la campagne internationale BDS. Vêtu·es de T-shirts floqués du slogan « Palestine vaincra – Boycott d’Israël », elles et ils distribuent des tracts aux client·es pour les inciter à ne pas acheter de produits originaires d’Israël, en raison des crimes d’occupation et d’apartheid commis par cet État. 

Le 22 mai 2010, neuf militant·es renouvellent l’opération dans le même hypermarché. Leur action n’est pas violente, et Carrefour finit par retirer sa plainte. Mais cinq organisations, dont la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) ou encore la chambre de commerce France-Israël se constituent parties civiles et déposent plainte pour provocation à la discrimination en raison de l’origine, l’ethnie, la race ou la religion.

En 2015, la Cour de cassation condamne définitivement les onze militant·es à une amende de 1 000 euros, dans ce qui est désormais connu comme l’affaire Baldassi, du nom de l’un des prévenu·es. Il ne reste alors qu’un recours possible aux activistes : en mars 2016, ils lancent une procédure contre la France devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Illustration 1© Illustration Simon Toupet / Mediapart avec AFP

La justice européenne se prononce quatre ans plus tard. Le 11 juin 2020, la CEDH reconnaît la légalité du boycott, tant qu’il n’appelle pas à l’intolérance ou à la haine. La Cour condamne la France pour avoir enfreint l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège la liberté d’expression, à verser 101 180 euros aux requérant·es. C’est exactement ce que craignait le gouvernement israélien.

Dès lors, le département des opérations spéciales chargé de la guerre juridique d’Israël à l’étranger ouvre un nouveau front en France : préserver à tout prix la criminalisation du mouvement BDS. L’enquête de Mediapart, en collaboration avec le réseau European Investigative Collaborations (EIC), a permis de retracer le lobbying israélien auprès du gouvernement français, pour l’inciter à ne pas suivre la jurisprudence européenne.

Pressions sur les ministères

La consultation de milliers de documents internes au ministère de la justice israélien met également en lumière la participation active du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) à la guerre juridique menée par Israël en France. Interrogé par nos soins, le Crif, sans répondre précisément à nos questions (voir les annexes de cet article), conteste la tonalité de nos interrogations qui, selon l’instance, « laisse entendre que le Crif agirait en “agent de l’étranger” » et rappelle qu’il « a pour mission de lutter contre toutes les formes de discriminations », y compris « le boycott d’Israël ».

Le 15 juin 2020, quatre jours après la décision de la CEDH, le cabinet d’avocats français Navacelle prévient son client au sein du ministère de la justice israélien : la jurisprudence européenne pourrait amener la justice française à revenir sur d’autres condamnations de militant·es BDS. Pour Israël, c’est le pire des scénarios, car la France était jusque-là considérée comme l’un des pays les plus répressifs en la matière. 

C’est à ce moment que le Crif, l’un des relais les plus actifs de la campagne anti-BDS en France, entre en scène. Le 20 juin, il adresse un courrier à Nicole Belloubet et Jean-Yves Le Drian, alors respectivement ministres de la justice et des affaires étrangères. Son président, Francis Kalifat, s’exprime au nom de « la communauté juive de France […], terriblement inquiète de la portée de cet arrêt et des conséquences dramatiques qui vont en résulter sur le territoire national », à savoir des « actes et violences contre les Français juifs »

Il demande alors au gouvernement français de déposer un recours contre l’arrêt de la CEDH. L’exécutif n’accède pas à la demande du Crif. Mais en coulisses, le département des opérations spéciales et ses relais en France continuent à mettre la pression sur Paris.

Dans un échange de mails internes au gouvernement israélien, le ministère de la justice s’inquiète le 29 juin 2020 de savoir « si le ministère des affaires étrangères a préparé des points de discussion pour les réunions avec les autorités françaises, afin [de se] coordonner » entre les deux ministères. La réponse tombe le lendemain : le ministère des affaires étrangères confirme qu’une réunion a bien eu lieu en présence d’un « groupe de juristes juifs ».

Entre les lignes, on comprend qu’un dialogue doit être engagé avec les autorités françaises pour tenter de minimiser autant que possible l’impact de la décision de la CEDH. En septembre 2020, le Crif revient donc à la charge auprès de l’exécutif français. 

Des consignes aux parquets

Le 14 septembre, Francis Kalifat est reçu par Éric Dupond-Moretti, fraîchement nommé ministre de la justice. Parmi d’autres sujets, il l’alerte sur « l’antisionisme, nouvelle forme de l’antisémitisme, notamment véhiculée par les campagnes BDS de délégitimation de l’État d’Israël et de boycott » et s’inquiète des conséquences de l’arrêt de la CEDH en France. Le garde des Sceaux se montre rassurant, et lui confirme que « la doctrine de la France en la matière [n’a] pas évolué et [sera] réaffirmée », selon un communiqué du Crif.

Deux jours plus tard, Francis Kalifat rencontre le premier ministre, Jean Castex, qui confirme les propos d’Éric Dupond-Moretti.

Le 20 octobre 2020, le ministère de la justice français publie une circulaire surprenante à l’attention des procureurs, « relative à la répression des appels discriminatoires au boycott des produits israéliens ». Elle précise que l’arrêt de la CEDH n’empêche pas de poursuivre les appels au boycott, à condition de motiver suffisamment les décisions de condamnation, en prouvant qu’il y a bien eu un appel à la discrimination.

En d’autres termes, les parquets sont encouragés à continuer les poursuites contre les auteurs et autrices d’appels au boycott. Pour le gouvernement israélien, c’est une victoire. Dans un rapport de performance rédigé en décembre 2020, le ministère de la justice israélien se félicite d’avoir soumis aux autorités françaises « un document informel afin qu’elles envisagent de l’inclure dans un nouveau projet de circulaire du ministère français de la justice ».

À en croire le gouvernement israélien, le ministère de la justice français a donné des instructions au minimum inspirées, sinon directement tirées, d’un document qu’il lui a fourni.

Ce document, « conforme aux intérêts israéliens », a visiblement directement inspiré la circulaire française publiée en octobre 2020. Un peu plus loin, le ministère israélien précise : « La nouvelle circulaire reprend un certain nombre de points exprimés dans le document informel qui leur avait été soumis dans le cadre du dialogue », et permettra, malgré la décision de la CEDH, que les appels au boycott de produits israéliens en France soient toujours considérés comme des incitations à la discrimination, et poursuivis comme tels. 

À en croire ce rapport, le ministère de la justice français a donc donné aux parquets des instructions au minimum inspirées, sinon directement tirées, d’un document fourni par le gouvernement israélien. Une forme d’ingérence inquiétante dans les affaires intérieures de la France. Contactés par Mediapart et l’EIC, aucun des ministères de la justice, israélien ou français, n’a souhaité s’exprimer, pas plus qu’Éric Dupond-Moretti.

Reste à savoir quelles conséquences la circulaire d’octobre 2020 a eues dans les tribunaux français. Dans le cas de l’affaire Baldassi, elle semble n’avoir eu aucun effet. Lors du procès en révision des onze militant·es, l’avocat général s’est prononcé pour la relaxe, qui a été définitivement actée le 4 novembre par la Cour de cassation. Mais d’autres militant·es du mouvement BDS ont bien été inquiété·es par la justice française. 

Le 19 septembre 2021, deux membres de l’association France Palestine Solidarité (AFPS) se rendent au marché bio d’Obernai (Bas-Rhin), pour y vendre des produits d’artisanat palestinien. Sur leur stand, elle et il déploient une banderole et proposent des tracts appelant au boycott d’Israël, qualifié d’« État d’apartheid ». Alertés, les gendarmes et le maire se rendent sur place, les deux militant·es sont prié·es de s’en aller. 

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Dans un premier temps, aucune poursuite n’est engagée, le dossier semble clos. « Un beau matin, je reçois un appel téléphonique me demandant de passer à la gendarmerie, raconte Bruno de Butler, joint par Mediapart. Ils prennent mes empreintes, des photos. Ils me disent que je vais être convoqué au tribunal et me conseillent d’y aller. À ce moment-là, je le vis comme une tentative d’intimidation, on n’a commis aucune infraction. »

Ce qu’il ignore encore, c’est qu’entretemps une plainte pour incitation à la haine raciale a été déposée par le BNVCA, l’une des associations qui s’était portée partie civile dans l’affaire Baldassi. Le tribunal de Saverne (Bas-Rhin) ouvre une enquête et, deux ans plus tard, en juin 2023, les deux militant·es sont convoqué·es par le délégué du procureur, en vue d’une procédure de composition pénale.

Concrètement, on leur propose de reconnaître leur culpabilité en échange d’un abandon des poursuites et d’une éventuelle mesure alternative à la peine. Bruno de Butler refuse de s’y rendre. « Notre action est un appel à la justice, on demande l’application du droit international pour les Palestiniens. Il ne s’agit pas d’appeler à la haine de qui que ce soit », raconte le militant, qui reste toujours passible de poursuites. Sa convocation devant le parquet de Saverne a-t-elle été motivée par la fameuse circulaire d’octobre 2020 ? Contacté par Mediapart, le procureur n’a pas donné suite.

Deux avocats français 

Parallèlement à l’essor d’une économie coloniale dans les territoires occupés, les campagnes de boycott visant à la dénoncer ont pris de l’ampleur en France. Les documents internes au ministère de la justice israélien montrent qu’Israël, très attentif à la situation française, a pu compter, au moins depuis 2012, sur la vigilance de deux avocats français, chargés de faire remonter les décisions judiciaires dans les affaires de boycott et agissant souvent en leur qualité de membres du comité directeur du Crif. 

Actifs devant les tribunaux français pour assurer la défense d’entreprises visées par des appels au boycott, Pascal Markowicz et Marc Lévy ont été missionnés pour constituer un réseau juridique afin de mettre à disposition de ses soutiens « les meilleurs arguments pour défendre les couleurs de l’État d’Israël ».

En janvier 2014, deux ans après avoir pris part à une conférence juridique organisée par l’État d’Israël à Paris, Pascal Markowicz rentre dans les petits papiers du ministère de la justice israélien. Il est invité, en sa qualité de représentant du Crif, à rejoindre un groupe de travail juridique international, en présence de plusieurs autres émissaires d’associations représentatives des communautés juives dans le monde. L’objectif : « Élaborer des solutions créatives pour lutter contre la délégitimation dans les sphères juridiques nationales et internationales, à la fois en contrant les activités anti-israéliennes et en renforçant la position et le statut d’Israël. »

En amont de la première réunion, Pascal Markowicz doit remplir un formulaire dont les réponses éclairent sur le rôle de lobbying du Crif en faveur du gouvernement israélien, alors même que ses missions officielles sont supposées se limiter à l’expression d’une « solidarité avec Israël ». Dans ce questionnaire, l’avocat français liste d’abord les principaux acteurs « pro-israéliens », parmi lesquels le Crif et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF).

[La France] est le seul pays où nous pouvons gagner contre le BDS.

Pascal Markowicz, avocat membre du comité directeur du Crif

Lorsque le ministère israélien interroge Pascal Markowicz sur « l’ampleur des ressources que [le Crif] a investies dans la lutte contre la menace qui pèse sur la légitimité d’Israël », celui-ci répond : « Le Crif entretient un dialogue permanent avec les organisations européennes et je connais personnellement certains lobbies au Parlement européen et à la Commission européenne. » 

« Il est également important d’avoir un programme visant les institutions européennes afin qu’elles copient la loi française sur la discrimination que j’applique dans les procès BDS afin d’avoir une loi européenne complète luttant contre le boycott dans les pays européens », écrit encore Pascal Markowicz à l’intention du département chargé de la guerre juridique israélien. L’avocat conseille même au ministère des affaires étrangères israélien de prendre en charge les frais de défense dans les procès intentés contre les actions de boycott, car la France « est le seul pays où nous pouvons gagner contre le BDS ».

Le ministère de la justice israélien interroge aussi son correspondant en France sur les principaux défis juridiques auxquels le Crif est confronté. Réponse de Pascal Markowicz : « Le principal problème est d’expliquer qu’il n’y a pas de “territoires occupés” et que Jérusalem est la capitale unifiée d’Israël. » Il ajoute par ailleurs qu’« il est très difficile de convaincre les dirigeants politiques, les médias ou les juges que l’antisionisme est le nouvel antisémitisme ».

Interrogé par nos soins, Pascal Markowicz revendique un rôle de « précurseur des avocats français en matière de lutte contre le boycott des produits israéliens », mais nie intervenir auprès du gouvernement israélien en sa qualité de membre du Crif. « Je fais cela en tant qu’avocat, ça n’a rien à voir avec le Crif », clame-t-il. 

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Pourtant, Pascal Markowicz comme Marc Lévy sont régulièrement désignés, dans les mails dont nous avons eu connaissance, comme les « représentants du Crif en Israël ». C’est encore le cas en mars 2017, lorsque Pascal Markowicz transmet au département des opérations spéciales une liste de cabinets d’avocat·es français dont il recommande les services. Et, aussi en février 2018, quand il participe à la conférence internationale des avocats contre la délégitimation d’Israël, en sa qualité de « membre du conseil d’administration du Crif », peut-on lire sur le programme de l’événement. En avril 2019, Marc Lévy laisse apparaître en signature d’un mail destiné au département des opérations spéciales la mention « représentant du Crif en Israël »

Dans la réponse que nous a adressée le Crif, celui-ci récuse « le postulat » selon lequel « le Crif agit sur le plan européen comme un lobby actif mais non déclaré qui ferait pression sur les élus ». « Cette assertion fausse » relève, selon le Crif, « de préjugés complotistes ». Au sujet des activités des membres de son comité directeur auprès du département israélien des affaires spéciales, le Crif rappelle qu’il « soutient les prises de paroles de ces membres dès lors qu’elles sont conformes à ses valeurs et ses missions ».

Yunnes Abzouz, Samia Dechir et Yossi Bartal

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Cette entrée a été publiée le 16 décembre 2025 par dans BDS Boycott Désinvestissement Sanctions, FRANCE, INGERENCE, ISRAEL.