Muhammad, «une arme pointée sur la tête à 2h du matin»
24 novembre 2015 | Par Mathilde Mathieu
Un couple du Loiret a déposé plainte au commissariat après une perquisition administrative infructueuse et musclée, le 17 novembre. Muhammad, Palestinien né en Syrie dans un camp de réfugiés, Français depuis des années, veut comprendre.
Après le départ des policiers, ils ont foncé au commissariat, en pleine nuit. Il a fallu batailler pour que leur plainte pour « dégradation de biens privés » soit enregistrée, l’une des premières du genre en France. Il faut dire que les dégâts (5 000 euros à vue de nez) ont été causés par des policiers, une vingtaine encagoulés qui ont investi et retourné la maison, dont les travaux venaient d’être bouclés – le projet d’une vie pour Muhammad, Palestinien né en Syrie dans un camp de réfugiés, arrivé en France il y a une décennie.
Le 17 novembre, ce couple du Loiret a en effet été la cible d’une perquisition administrative, permise par l’état d’urgence et ordonnée par le préfet, alors que ces « fouilles » sont normalement effectuées sous le contrôle d’un magistrat. Ils envisagent aujourd’hui d’intenter une procédure en réparation contre l’État français pour protester contre cette « descente » qu’ils ont vécue comme une injustice, sinon une humiliation.
Après la perquisition
« Les policiers sont entrés vers 2 h 30 du matin, raconte Muhammad, ingénieur en informatique, qui tient à donner son vrai prénom. Je me suis réveillé avec une arme pointée sur la tête, ils avaient enfoncé le portail du jardin, la porte d’entrée. Ils m’ont menotté, nous ont isolés dans le salon pendant qu’ils fouillaient la maison, le garage. Ils auraient pu venir à 8 h du matin, je leur aurais ouvert. » D’après Carole, son épouse, enseignante à l’école publique, ils « ont refusé de décliner leur identité, d’expliquer ce qu’ils cherchaient. La seule chose qu’ils ont dite, c’est qu’ils agissaient en vertu de l’état d’urgence ».
Les ordinateurs et téléphones pourraient avoir été consultés, leur contenu aspiré (la loi l’autorise). «On n’en sait rien, poursuit Carole. On était immobilisés, prostrés au rez-de-chaussée. Au bout d’une heure, comme ils n’avaient rien trouvé, ils sont repartis en disant simplement : « Bonne soirée! »»
Sollicitée par Mediapart, la préfecture affirme qu’elle avait initialement « un faisceau d’indices » analysés par les services de renseignement, soit des «raisons sérieuses de penser que se [trouvaient] là des personnes, armes ou objets susceptibles d’être liés à des activités à caractère terroriste ou pouvant troubler l’ordre public». Rien n’a été saisi, aucune infraction constatée, aucune procédure judiciaire ouverte dans la foulée.
« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’ai été choisi, réagit Muhammad, 36 ans, diplômé d’un master et employé d’une grande société informatique depuis 2010. Je ne suis même pas allé à la mosquée depuis longtemps, je ne suis pas vraiment pratiquant… » D’après la préfecture, ça n’est pas un sujet, effectivement.
« Le pire, c’est que ma famille est victime de Daech, que mon frère, quand il a fui la Syrie pour rejoindre l’Allemagne, a été arrêté, détenu, dépouillé de ses papiers et de son argent par Daech ! Ces gens ne représentent pas l’islam. Je suis né dans une famille pratiquante, je sais que ceux qui commettent les attentats en France ne connaissent pas l’islam. Et moi je me retrouve sanctionné ? C’est quoi cette vie ? »
Muhammad est pudique, mais Carole, « choquée », détaille un peu la vie de la famille. « Son père a connu quatre fois l’exode. Muhammad a vécu jusqu’à quinze ans dans un camp de réfugiés palestiniens près de Damas, sans nationalité, juste avec un document de réfugié. Il a travaillé comme guide touristique, comme comptable, avant de fuir il y a dix ans. La seule nationalité qu’il ait jamais eue, elle est française, grâce à notre mariage. » L’une de ses sœurs, ainsi qu’un frère arrivé cet été, sont réfugiés humanitaires en Suède, « pays accueillant pour les Palestiniens », où le couple s’est rendu à la Toussaint.
« C’est moi qui ai envoyé de l’argent pour les aider à venir », précise Muhammad, qui tente de comprendre le « raisonnement » des services de renseignement. « Un autre frère, professeur à l’université, est toujours à Damas : avec ses trois enfants, le voyage serait du suicide. » L’été dernier, il a également visité une sœur qui vit en Jordanie, de même qu’il soutient son frère arrivé en Allemagne il y a un mois, « malade psychologiquement ». « En Syrie, il est resté enfermé pendant deux ans, il est en état de choc, je l’appelle presque tous les jours. » Ces appels auraient-ils intrigué les services ?
Carole s’étrangle. « Nous serions l’ennemi numéro 1 ? », proteste cette ancienne sportive de haut niveau qui a porté les couleurs de la France, dont un oncle est mort au Liban comme lieutenant-colonel des casques bleus, dont un cousin sert encore comme général. « Je ne comprends pas que le niveau d’investigation des renseignements de l’État français soit du même niveau qu’un ignorant du fin fond de la campagne profonde, qui n’a jamais vu un Arabe, qui pense qu’un Arabe égale un terroriste. Est-ce à dire que depuis le 13 janvier, aucun travail sérieux de recherche n’a été fait pour lutter contre les attentats ? Pour éviter les amalgames et ce chaos qui ne fait que fragiliser nos valeurs démocratiques ? Cette loi sur l’état d’urgence m’effraie. Comment voulez-vous que mon mari puisse vivre avec l’idée qu’il n’y a aucune place pour lui dans le monde, pour exister en toute liberté et dans le respect de ses droits ? »
Carole confie qu’ils n’ont « pas spécialement fait la publicité de la France auprès de la famille ». «Quand il a fait son stage en entreprise, mon mari a été embauché avant même d’avoir son diplôme. Mais pendant toutes ses études ici, il n’a presque jamais trouvé de petits boulots. L’été, on allait en chercher sur la côte, sur les plages, dans les restos, les sociétés de poubelles : rien. Sauf pour castrer le maïs et ramasser l’ail. » Dans cette maison aux portes rafistolées, le cœur est lourd.