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Argentine. Pour un bilan, 40 ans après le coup d’Etat militaire

L’Argentine commémore le 40e anniversaire du coup d’État de 1976, point de départ de sept années de répression. Quelque 30 000 personnes sont mortes ou ont disparu sous le régime militaire argentin.

Le bilan est lourd : dix mil prisonniers politiques, trente mille disparus, cinq cent bébés volés et toute une population soumise à la terreur quotidienne des groupes militaires en civil débarquant chez les gens, armées jusqu’aux dents, les menaçant pour qu’ils dénoncent un proche ou en les séquestrant.

Pendant sept ans les militaires ont imposé une politique économique dévastatrice pour le pays, notamment pour les plus défavorisés car le coup d’état bénéficiait de l’appui non seulement de la classe dominante et des principaux médias mais aussi de la plupart des partis politiques de l’époque. La dette extérieure est passé de 8 à 43 milliards de dollars et un pan significatif des PME a disparu au profit des importations

Depuis 1977 les Mères et les Grands-Mères de la Place de Mai ainsi que l’ensemble des organisations de défense de Droits de l’Homme n’ont cessé de réclamer l’apparition en vie des disparus et la restitution des bébés volés. Elles ont mené une lutte acharnée, bravant la police et les militaires lors des rondes autour de la place de Mai. Deux sœurs françaises, Alice Domon et Léonie Duquet ont été séquestrées, torturées et jetées vivantes à la mer comme des milliers d’autres prisonniers, notamment ceux détenus à la tristement célèbre ESMA et dans d’autres camps clandestins de détention (plus de 360).

Le retour à la démocratie en 1983 a permis de juger et condamner cinq des neuf commandants de la junte dirigée par Videla, Massera et Agosti. Malheureusement lorsque la justice a voulu s’attaquer aux cadres moyens de l’armée, un soulèvement militaire a obligé le président Raúl Alfonsin à décréter les lois de « Point final » et d’« Obéissance due » en 1987. Puis le président Carlos Menem (1989-1999) a rapidement amnistié les militaires condamnés.

Après la crise économique qui éclate en décembre 2001, Nestor Kirchner est élu président en 2003. La Chambre des députés annule les lois dites d’amnistie et en juin 2005 la Cour Suprême déclare inconstitutionnelles les lois de « Point final » et de « Obéissance due » en les abrogeant définitivement. Les procès recommencent alors et à ce jour ont été prononcé 669 condamnations, 62 absolutions sur les 2354 accusés ; 255 parmi les accusés sont morts sans avoir été condamnés. (Source : Procureur Général de Crimes contre l’humanité). Il faut ajouter à ce bilan les 119 « bébés », aujourd’hui adultes, qui ont récupéré leur identité grâce à la lutte des Grands-Mères de la Place de Mai et la création du CONADI (Commission nationale pour le droit à l’identité).

Les organisations de Défense de Droits de l’Homme qui ont œuvré pour que la lutte pour la Mémoire, la Vérité et la Justice devienne une politique d’Etat craignent un recul, voir l’abandon des procès par le nouveau gouvernement de Mauricio Macri qui disait avant d’être élu que les Droits de l’Homme est « une affaire bidon qui doit cesser » (« hay que terminar con el curro de los derechos humanos »). Les cent premiers jours de son mandat illustrent clairement son orientation : dévaluation de 40% du peso, répression de toute manifestation, licenciements massifs dans le public et le privé (108 000 en trois mois) et capitulation face au fonds « vautour ».

L’implication de la France dans les coups d’état militaires en Amérique Latine.

A 82 ans, Paul Aussaresses avait tout lâché en 2 000 dans une interview au Monde. Depuis longtemps les historiens et les journalistes étaient à la recherche du témoignage d’un militaire sur les méthodes atroces employées par les français contre les militants du FLN pendant la guerre d’Algérie.

Aussaresses y reconnaissait la pratique de la torture, des disparitions pour maquiller des assassinats, des exécutions, et les escadrons de la mort. Il affirmait n’avoir aucun remords. Jusqu’à sa mort  il n’a jamais révélé les noms des hommes de ses escadrons de la mort.

Aussaresses était considéré comme l’un des officiers français les plus qualifié en matière de contre-insurrection.

Sa participation à la dictature militaire brésilienne et les activités de la France elle-même pendant cette période, étaient un chapitre de l’histoire peu connu, même s’il en avait lui-même parlé dans son livre « Je n’ai pas tout dit » en 2008. Jusqu’à ce qu’un historien de Rio de Janeiro installé en France, ne se plonge dans les documents officiels du gouvernement français et fasse des révélations, par la propre voix du « bourreau d’Alger » sur son passage en Amérique du Sud.

Rodrigo Nabuco est l’auteur de la thèse : « Conquêtes des esprits et commerce des armes : la diplomatie militaire française au Brésil » : les renseignements des attachés militaires, tenus secrets depuis 30 ans à l’ambassade de France.

Le général aux commandes

 Formé à Londres pendant la seconde guerre mondiale dans le secteur du renseignement, il est devenu commandant de la brigade de parachutiste du « 11e bataillon de Choc », le bras armé des services secrets français à l’étranger.

Des années plus tard, dans son premier livre de mémoires, il a clairement expliqué sa mission :

« Faire ce que l’on appelait “la guerre psychologique‘, partout où cela était nécessaire, comme en Indochine, par exemple. Je préparais mes hommes à des opérations clandestines, à poser des bombes, à réaliser des actions de sabotages ou d’élimination de certains ennemis.’

 Trois ans après la défaite au Viet-Nam – entre 1957 et 1958 – les troupes du général Jacques Massu gagnèrent la bataille d’Ager.

Aussaresses joua un rôle capital dans la victoire des parachutistes français, par la division en zones d’opérations et en s’occupant du ‘renseignement’ – de la chasse aux ‘personnes recherchées’, jusqu’aux tortures, exécutions et massacres qui aboutirent à la ‘disparition’ de 4000 personnes.

L’Algérie a fini par obtenir son indépendance en 1962, mais l’expérience anti-guérilla des Français allait en faire des ‘spécialistes’ en ‘guerre révolutionnaire’ au moment même où les États-Unis arrivaient au Viet-Nam.

Leur doctrine militaire fut diffusée par les alliés dans la guerre froide grâce à des magazines, des livres, des cours donnés par Aussaresses en personne aux États-Unis où leur influence s’est maintenue.

Le film ‘La Bataille d’Alger’, de 1966, dans lequel Gilles Pontecorvo dénonce les massacres, la torture et les mensonges des troupes françaises – et qu’Aussaresses trouvait ‘magnifique, très proche de la réalité’ – a même été projeté au Pentagone.

Brésil, 11 septembre 1973

‘Admiré’ dans le monde entier pour son profil de militaire rodé à la torture et aux exécutions, le général semblait être l’homme de la situation pour accompagner la mission diplomatique envoyée au Brésil par le gouvernement Pompidou pendant les ‘années de plomb’ [NdT : Les années les plus dures de la dictature brésilienne].

Dans ses premiers rapports, Paul Aussaresses raconte avoir retrouvé certains des anciens élèves de ses cours aux États-Unis ; ce qui, a-t-il écrit, a :

‘favorisé les contacts amicaux du point de vue personnel et utiles pour les besoins du service’,

Il se sentait à l’aise en compagnie de son ami général et futur président João Batista Figueiredo, qui allait bientôt assumer le commandement du SNI (Service National d’Informations) dans le gouvernement Geisel (1974).

Il était aussi très proche du commissaire Sérgio Fleury, tortionnaire -symbole de la dictature brésilienne – il l’a même mentionné dans son second livre de mémoires (‘Je n’ai pas tout dit’, 2008) comme étant le chef de l’escadron de la mort.

Dans une interview à la journaliste Leneide Duarte-Plon, peu de temps après la parution de ses mémoires, Aussaresses a raconté un épisode révélateur sur la façon qu’avait le chef de la mission diplomatique française, Michel Legendre, d’envisager les activités de son aide militaire au Brésil :

‘Un jour l’ambassadeur m’a dit : Vous avez d’étranges amis’.

J’ai répondu : Ce sont eux qui me permettent de vous tenir bien informé’.

Il n’a alors plus rien dit.’

Jusqu’à récemment, on savait bien peu de choses sur le séjour d’Aussaresses au Brésil, hormis ce que le général en avait révélé.

Du côté brésilien, les archives sont toujours sous scellés. Le journaliste Lúcio Castro, lors d’une enquête dans le cadre d’une émission spéciale de la ESPN sur l’Opération Condor – n’avait pas réussi à obtenir de documents officiels de l’Itamaraty [NdT : Le ministère des Affaires Étrangères], malgré sa demande préalable d’informations sur Aussaresses.

Les seuls documents envoyés par le ministère furent des demandes de visa de l’Ambassade française pour ses enfants ainsi que d’autres petites choses sans intérêt.

Même la date d’arrivée du général ne se trouve pas parmi ses documents qui sont accessibles sur le site Documentos Revelados [Documents révélés].

Du côté français, cependant, les informations commencent à surgir. L’historien de Rio, Rodrigo Nabuco, a pu obtenir le libre accès à une documentation fondamentale pour comprendre le rôle des attachés militaires français dans la dictature brésilienne ainsi que dans le commerce des armes.

En se basant sur cette documentation, Nabuco est parvenu à déterminer, par exemple, la date d’arrivée exacte d’Aussaresses au Brésil : le 11 septembre 1973, le jour du coup d’état militaire au Chili. Coïncidence ? Nabuco répond :

‘Il est difficile de croire à la coïncidence. Grâce à l’accès aux documents d’archives [sur le coup d’état au Chili] rendu possible ces dernières années, il ne reste plus aucun doute sur le soutien apporté par le Brésil au coup d’état chilien, et il est impossible d’imaginer qu’un colonel parachutiste hautement qualifié et spécialisé comme il pouvait l’être, n’ait pas au moins donné son avis [à cette occasion]’..

Brésil et France : une vieille histoire

Nabuco a aussi pu constater que la participation française à la dictature militaire brésilienne avait commencé bien avant le coup d’état de 1964.

‘La coopération militaire française au Brésil ne date pas d’hier. Elle est significative depuis les années 1920 et se traduit par des missions militaires, des échanges d’officiers dans les écoles militaires, etc.

Mais cette coopération va prendre un nouveau tournant dans les années 1960, 1970, un tournant encore jamais vu auparavant ni par la suite.’

La dictature brésilienne était vue par les Français comme une opportunité de retrouver une certaine influence de leurs missions militaires, perdues au profit des Américains.

Dans le livre ‘A Ditadura Escancarada’ ou ‘La Dictature qui ne se cache pas’, le journaliste Elio Gaspari rappelle que, quand ‘la hiérarchie militaire brésilienne a associé les forces armées à la torture, elle pouvait alors s’appuyer sur deux précédents classiques d’action anti-insurectionnelle’.

Le premier était au Viet-Nam, cependant, à cause de certains cas d’exécutions de civils, ‘il ne convenait pas’.

Mais ‘le deuxième exemple, l’action française en Algérie, était à disposition sur toutes les étagères des bibliothèques d’ouvrages militaires’.

L’homme envoyé par le gouvernement français comme attaché militaire et qui a été reçu à bras ouverts dans le Brésil de Médici, avait dirigé, en Algérie, un massacre qui avait fait plus de 7 500 victimes en deux jours – dont deux mille avaient été exécutées après avoir été interrogées dans un stade transformé pour l’occasion en camp de détention.

Et, comme le prouvent les faits, toute ressemblance avec le Stade National chilien qui a été le témoin des mêmes scènes en 1973 n’est pas qu’une étrange coïncidence.

Les relations entre les deux pays – au travers de Paul Aussaresses – ne faisaient que commencer.

Derrière la torture, la main et le regard des Français

Après avoir consolidé leurs relations au travers de formations militaires, le Brésil et la France en sont venus à travailler en totale coopération.

Selon des documents tirés des archives du quai d’Orsay, le ministère des Affaires Étrangères, des officiers proches du premier ministre de l’époque, Georges Pompidou, communiquaient avec les militaires brésiliens depuis 1968.

L’objectif principal était de surveiller les exilés, tant à Paris qu’en Algérie, puisque telle était la destination choisie par un grand nombre d’entre eux, y compris le Gouverneur du Pernambouc, Miguel Arraes, chassé du pouvoir et jeté en prison en 1964.

En novembre 1969, avec la naissance du Front Brésilien d’Information (FBI) à Paris, constitué par les exilés qui dénonçaient les crimes de la dictature brésilienne, l’échange d’informations devient indispensable.

Dans le livre ‘L’exil brésilien en France’, l’historienne française Maud Chirio, estime à 10 000 le nombre d’exilés brésiliens en France à cette époque et relève :

‘La DST a joué un rôle très important dans la surveillance des Brésiliens en exil’.

Des pions français sur l’échiquier brésilien

Ceux qui occupaient les postes d’attachés militaires au Brésil entre 1969 et 1975 – Yves Boulnois, Jean-Louis Guillot et Aussaresses lui-même – étaient des spécialistes renommés de la contre-insurrection et avaient déjà donné des formations à des militaires sud-américains en Argentine (Boulnois), en France (Guillot) et aux États-Unis (Aussaresses).

Au Brésil, ils ont participé à des réunions de l’État-Major, ont accompagné et formé aux aspects militaires de la lutte anri-guerrilla et ont, au minimum, donné leur avis aux autorités brésiliennes sur la méthode et les opérations de répression, comme l’a conclu Rodrigo Nabuco après avoir analysé plus de deux milles documents des archives française du ministère de la Défense et des Relations Extérieures.

‘La documentation accessible dans les archives françaises ne permet pas de formuler d’hypothèses quant au rôle de conseillers exercé par les attachés militaires pendant les années de plomb [NdT : les années les plus noires de la dictature brésilienne].

Nous ne pouvons que nous contenter pour l’instant, de souligner les ressemblances choquantes entre la contre-guerilla de São Paulo et celle d’Alger.

D’un autre côté, des documents apportent la preuve de l’augmentation significative de la coopération militaire dans les années 1969-1975. De plus, à mesure que le modèle de la bataille d’Alger se répand dans le pays, l’État-major de l’Armée brésilienne fait appel aux conseiller français pour superviser les nouveaux cadres du dispositif de défense intérieure, le Détachement des Opérations et d’Informations (DOI).’

Opération Bandeirantes : la doctrine française en pratique

En juin 1970, alors que l’Opération Bandeirantes (Oban) est lancée à São Paulo, les tristement célèbres DOI-Codi (Ndlr : QG des opérations de répression et centres de torture) sont inaugurés dans tout le pays, et ‘la préparation de toutes les unités de l’armée en lutte contre la subversion est bien avancée et donne de bons résultats’. L’attaché français, Yves Boulnois, se rapproche encore plus des militaires du Centre des Opérations de Défense Interieure (Codi) de Rio de Janeiro suite à une menace supposée d’enlèvement venant de l’ALN, et dont la cible était l’ambassadeur de France. À ce moment-là, la guérilla urbaine avait déjà séquestré les ambassadeurs des États-Unis et de l’Allemagne pour les échanger contre des prisonniers ; en décembre viendrait le tour de l’ambassadeur de Suisse.

Comme en Algérie, la collecte d’informations et les actions de l’Oban, qui se répétaient dans les DOI-Codi, ‘se font clandestinement’ : incursions nocturnes, disparitions, opérations de surveillance, séances de tortures dans les centres clandestins. De plus, comme le souligne l’historien Rodrigo Nabuco, ‘l’Opération Bandeirantes est la première expérience (au Brésil) de la méthode de collecte d’informations et d’actions commando conçues selon la doctrine française’.

Il y a d’autres ressemblances frappantes. Dans son premier livre, Aussaresses confesse que deux des héros nationaux algérien – Mohamed Larbi Ben M’hidi et Ali Boumendjel – avait été torturés et exécutés, même si le commandement français avait camouflé ces morts en suicides.

Le premier par pendaison, de la même manière que celle utilisée par le DOI-Codi de São Paulo, en 1975, pour couvrir l’assassinat de Vladimir Herzog  ; et le second, jeté par la fenêtre.

Selon la Commission Nationale de Vérité, il y eu, au Brésil, quelques 44 cas de ‘suicides’ pour camoufler des exécutions et des morts par suite de tortures pendant la dictature militaire.

Dans le documentaire ‘Escadrons de la mort : l’école française’, plusieurs militaires argentins et chiliens racontent que les Français leur ont enseigné les mêmes méthodes.

Parmi les interviewés se trouve Manuel Contreras, chef de l’abominable DINA, la police militaire de Pinochet. Précisant qu’il n’avait pas personnellement connu Aussaresses, Contreras confirme avoir ‘entrainé beaucoup de Chiliens au Brésil’. ‘J’en envoyais tous les deux mois à l’école de Manaus’, afirme-t-il.

Rodrigo Nabuco rappelle :

‘Cette école va se convertir en épicentre de l’enseignement de la lutte contre la subversion pour les forces spéciales de l’Amérique Latine (…). Aussaresses a dit publiquement qu’il a donné ses cours ici mais il est très probable que Boulnois et Guillot en aient fait de même.

Boulnois a écrit plusieurs manuels sur la guerre révolutionnaire et avant d’arriver au Brésil, quand il était encore attaché militaire à Buenos Aires, il a été professeur à l’École de Guerre. Guillot, lui, enseignait à IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale), l’une des plus grandes écoles de guerre française.’

Pour ceux qui étaient déjà habitués à jouer un rôle dans la macabre coopération militaire internationale, la planification d’une ‘école de la terreur’ pour tout le sud de l’Amérique Latine était une suite naturelle.

Les notes officielles de Paul Aussaresses

Les attachés militaires français qui l’ont précédé avaient pu exercer librement leur influence dans les hautes sphères du gouvernement brésilien, pour obtenir des informations, mais Paul Aussaresses les a largement dépassés.

Selon le chercheur Rodrigo Nabuco de Araujo, auteur d’une thèse sur le sujet, il rédigea, à Brasilia, plus de 200 pages de renseignements pendant ses deux années de service. Il quitta le Brésil en novembre 1975.

Au niveau international, Aussaresses, qui fut élu président de l’Association des Attachés Militaires au Brésil, a confirmé qu’avec ses acolytes, ils avaient tenu un rôle central dans les échanges d’informations de l’opération Condor – l’opération menée par les dictatures du cône sud de l’Amérique et dont le but était de surveiller, de pourchasser et d’assassiner les exilés -, même si le terme n’a jamais été clairement mentionné.

Dans une note de 1974, il écrit :

‘Le SNI (Service National d’Informations) entretient une relation étroite et cordiale avec l’Argentine, l’Uruguay et le Chili. De même, il n’oublie pas ses échanges avec la France, où les exilés sont les plus nombreux. Ainsi qu’avec la Suisse où les banques conservent l’argent de la subversion.’

Un homme de relations

Dans le Brésil de la fin du gouvernement Médici – quand la majorité des guerrilheiros était déjà sous les verrous, morts ou en exil – Aussaresses note qu’il y a moins d’actions conventionnelles de l’armée, mais que ‘quelques-unes d’entre elles sont de véritables opérations conduites par la police ou les forces armées’.

Même s’il se considère comme un homme bien informé, il ajoute :

‘Le volume des opérations est difficile à déterminer parce qu’elles sont placées sous le sceau d’un secret sévèrement gardé’.

Dans une autre note, il fait l’éloge d’Orlando Geisel, ministre de l’Armée et coordinateur du système répressif dans le gouvernement Médici,

‘un homme issu de la tradition militaire française qui inspire l’École de Guerre brésilienne’.

Non sans une pointe d’ironie, il écrit :

‘Dans le bilan des excès et des disparitions, la IIe armée (le commandement du DOI-Codi) n’a pas la conscience tranquille.’

Dans le même compte-rendu, Aussaresses fait part d’une conversation avec Orlando Geisel et d’autres généraux, durant laquelle il évoque un sujet qui apparait de façon répétée dans les notes des attachés militaires français depuis 1965 : la perte d’influence des militaires français au profit des Américains.

‘Orlando Geisel s’est déclaré redevable à l’école française de par la formation politique qui prépare les stagiaires à exercer un rôle significatif dans leurs pays.’

Ensuite, Aussaresses prend note de la suggestion du général pour récupérer l’influence perdue :

‘Il pense souhaitable la coopération entre les forces armées françaises et brésiliennes. Et il dit que la meilleure collaboration possible passe par l’échange de stagiaires des écoles militaires [allant d’ailleurs jusqu’à demander qu’un officier français soit envoyé à l’école de l’État-Major brésilien en 1974].’

À propos de cette coopération, il parle, dans une autre note, des échanges avec la Police Militaire (PM) brésilienne dont ‘5 à 6 officiers par an vont suivre des cours en France’, en ajoutant le commentaire suivant :

‘Ces cours sont très recherchés par les Brésiliens, qui découvrent, parfois étonnés, que l’on peut obtenir des informations sans faire appel à la torture. Il se peut qu’un jour la police française aide la PM brésilienne à être un peu moins brutale.’

Une observation qui résonne d’une manière absurdement ironique si l’on se réfere aux propres mémoires d’Aussaresses, non seulement à cause des crimes confessés, commis à Alger, mais aussi aux cours qu’il a donné aux États-Unis et au Brésil.

Il disait avoir été professeur à l’EsNI (École Nationale d’Informations à Brasília), et au CIGS, l’école de guerre située dans la jungle de Manaus, en Amazonie.

À propos de cette dernière, il écrit dans une de ses notes, sans toutefois mentionner son rôle d’instructeur : ‘la direction de l’école suit le programme de cours de la guerre révolutionnaire’. Et il ajoute : ‘les colonels instructeurs de l’école ont suivi les cours de l’ESG de Paris’.

Guerre froide contre les Américains

La lecture de l’ensemble des documents des attachés français laisse une impression supplémentaire : la bataille diplomatique avec les États-Unis faisait encore plus rage dans le domaine commercial.

Des noms de militaires chargés des achats pour les forces armées, ou disposant de suffisamment d’influence pour décider, sont cités à plusieurs reprises et il n’est pas rare qu’Aussaresses mentionne que les militaires brésiliens ne font pas mine de se lasser du pouvoir ni du féroce combat contre les opposants internes, une condition importante du ‘marché’.

Dans ce contexte, les cours et les conseils des créateurs de la doctrine française ressemblent fort à une monnaie d’échange en vue de future transactions commerciales, comme le laisse entrevoir la note finale d’Aussaresses :

‘Grâce aux services rendus, militairement et commercialement parlant, la France est devenue le deuxième fournisseur d’armes terrestres au Brésil, derrière les États-Unis.’

Il observe tout de même, par rapport aux avantages compétitifs du rival, que :

‘Tous les commandants des grandes unités militaires ont suivi les cours de l’école (ndlr : américaine) du Canal de Panama, où résident, de manière permanente, les instructeurs brésiliens.’

Pour sa part, Aussaresses essaie de compenser le désavantage en indiquant des généraux influents sur les décisions commerciales et en les proposant à la légion d’honneur – tel est le cas, par exemple, du général Moacyr Barcellos Potiguara, commandant de la IVè Armée, qui en 1976 est devenu chef de l’État Major des Forces Armées.

Marchand d’armes

Parmi les qualités du général Barcellos, Aussaresses rappelle son rôle à la tête de la division du matériel de guerre, à une époque où il défendait le choix du missile français Roland, alors en compétition avec d’autres modèles anglais et américains.

‘Si la France en vient à participer à la restructuration des industries d’armes et de munitions brésiliennes, ce sera en grande partie grâce à son aide.’

Tout comme cela s’était passé avec ses précédentes relations, nouées à l’occasion de ses cours sur la bataille d’Alger aux États-Unis, Aussaresses allait profiter du réseau établi en Amérique du Sud pour devenir marchand d’armes.

Après avoir quitté le poste d’attaché militaire au Brésil, il est engagé comme représentant par l’entreprise française Thomson-Brandt en Amérique Latine, retrouvant d’anciens amis officiers au Brésil, au Chili et en Argentine, à des grades toujours plus élevés dans la hiérarchie militaire. Et comme toujours, intéressés par ce que le vieux général avait à offrir…

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Par Rolando Astarita

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Le voyage d’Obama [23-24 mars 2016] en Argentine au moment du quarantième anniversaire du coup d’Etat militaire paraît être une bonne occasion pour passer en revue certaines questions qui peuvent nous aider à comprendre, d’une part, le rôle des Etats-Unis et de la classe dominante argentine en 1976 et, d’autre part, la nature de la dictature.

Les Etats-Unis ont soutenu le coup d’Etat militaire et la répression

D’abord il faut affirmer que les Etats-Unis ont soutenu le coup d’Etat militaire de mars 1976. En 1976, Henry Kissinger, alors secrétaire d’Etat, a donné le feu vert pour la politique de séquestrations, de tortures et de morts mise en place par la dictature. En avril de cette année 1976, il a rencontré le ministre des Affaires étrangères en Argentine, César Guzzetti. D’après le mémorandum secret de cette réunion (dévoilé en 2004), Guzzetti avait déclaré: «Le principal problème que nous avons est le terrorisme», ce à quoi Kissinger avait répondu: «S’il y a des choses que vous devez faire, faites-le rapidement.» Ensuite, en août de la même année, Kissinger a rencontré Robert Hill, l’ambassadeur états-unien en Argentine, à qui il a confirmé l’échange qu’il avait eu avec Guzzetti. En 1977, déjà sous le gouvernement de Jimmy Carter [1977-1981], Hill a déclaré à Patt Derian, secrétaire d’Etat pour les Droits humains, qu’il pensait que le message de Kissinger à Guzzetti avait amené la dictature militaire à intensifier la répression.

Une longue tradition d’interventions et de coups d’Etat militaires

En 1976, la politique des Etats-Unis s’inscrivait dans une longue tradition d’agressions militaires et de soutien à des régimes sanguinaires. Même si ce fait est en général connu, il est utile de passer en revue la «liste» de ces pratiques, et c’est la raison pour laquelle je reproduis ici un passage de mon livre Valor, mercado mundial y acumulacion [Valeur, marché mondial et accumulation]:

«Si l’on prend uniquement la période de l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1970, et sans prétendre à être exhaustifs, on peut noter les manœuvres des Etats-Unis pour créer des “protectorats”: à Bornéo Britannique [territoire au nord-est de l’île de Bornéo, colonie de la Couronne britannique de 1946 à 1963], en Birmanie du Nord, au Koweit, au Qatar, au Bahrein et en Oman; l’organisation en 1953 du coup d’Etat qui a renversé le gouvernement nationaliste de Mossadegh en Iran pour installer le shah, favorable aux intérêts des compagnies pétrolières occidentales; le soutien en 1954 au coup d’Etat militaire réactionnaire de Castillo Armas au Guatemala; le débarquement en 1958 de troupes au Liban; le soutien aux dictatures latino-américaines: de Stroessner au Paraguay, de Somoza au Nicaragua, de Perez Jimenez au Venezuela, de Trujillo à Saint Domingue, de Batista à Cuba, d’Odria au Pérou, de Rojas Pinillo en Colombie; l’étouffement et l’attaque contre Cuba dès le moment où ce pays a décidé de devenir économiquement indépendant des Etats-Unis; le débarquement en 1961 de troupes contre-révolutionnaires, avec le soutien des Etats-Unis, dans la Baie des Cochons [Cuba]; les interventions en faveur de factions pro-états-uniennes au Guatemala en 1963, en Equateur en 1963 et en Honduras en 1963; le débarquement des Marines à Saint-Domingue en 1965; le soutien à la dictature en Indonésie, le soutien aux coups militaires au Brésil en 1964, en Argentine en 1966, au Chili en 1973 – après des actions de déstabilisation – , en Uruguay en 1973 et en Argentine en 1966, ainsi que la participation au plan Condor; l’intervention militaire au Vietnam, ensuite étendue au Laos et au Cambodge; les actions de déstabilisation à Chypre, au Bangladesh, en Grèce, pour générer des climats propices à des coups d’Etat; et l’appui financier aux factions pro-étatsuniennes lors de guerres civiles ou contre-révolutionnaires en Angola.»

Mais c’est la bourgeoisie argentine qui était «responsable» du coup

Il y a quelques jours j’ai lu dans un journal de gauche l’affirmation que «les Etats-Unis ont été les responsables du coup militaire». Or, sans oublier un seul instant ce que nous avons développé ci-dessus, il faut insister sur le fait que cette affirmation n’est pas correcte, car c’est la classe capitaliste argentine qui a été «responsable» du coup d’Etat de 1976.

La raison en était à la fois simple et brutale: il fallait mettre un terme au danger que représentaient le mouvement ouvrier combatif et les organisations armées. Dans les mois précédant le coup, l’«establishment» économique, les associations patronales et les principales figures politiques de l’opposition étaient arrivés à la conclusion que le gouvernement d’Isabel Perón [1er juillet 1974-24 mars 1976] ne pouvait pas redresser son orientation. La crise économique était aiguë et le mouvement ouvrier résistait aux plans d’«ajustement». C’est la raison pour laquelle, en mars 1976, le coup a été présenté comme une solution quasi naturelle. C’est ainsi que les grands journaux (La Nación, Clarin, La Razón et La Opinión) ont dit qu’un coup d’Etat était «logique» et «inévitable», étant donné les «chaos», le «manque de contrôle», la «désintégration du pays», le «mauvais gouvernement» et «l’anarchie» du gouvernement d’Isabel Perón. Ils exprimaient ce que pensait une large majorité de la classe dominante.

De fait, on trouvait également ce même discours dans le Parti communiste. Dans sa déclaration du 25 mars 1976 sous le titre «Les communistes et la nouvelle situation en Argentine», ce parti affirmait: «Le coup d’Etat n’a pas été la mesure la plus adéquate pour résoudre la profonde crise politique et économique, culturelle et morale. Mais nous nous trouvons face à une nouvelle réalité. Nous sommes dans la situation de devoir juger les faits tels qu’ils sont.» Avec le temps on a vu apparaître des explications plus sophistiquées et apaisantes. Par exemple, Eugenio Zaffaroni, qui a été, il y a encore peu, membre de la Cour suprême de Justice [de 2003 à 2014 et docteur honoris causa de 22 universités!], a publié, avec Ricardo Cavallero, en 1980, en pleine dictature l’ouvrage intitulé: Droit pénal militaire. Dans ce livre il soutient qu’il «existe des situations dans lesquelles il y a un véritable danger actuel et imminent ou un mal très grave qui est déjà en train de se produire et qu’il est nécessaire d’éviter ou d’arrêter». Des situations qui justifiaient à ses yeux les dictatures militaires et la peine de mort.

Mais le soutien civil qu’ont reçu les militaires n’était pas seulement discursif. Ricardo Balbin, le plus haut dirigeant de l’Union civique radicale (UCR), a promis de l’aide à Videla pour gouverner. Le Movimiento de Integracion y Desarrollo (MID) et le Parti socialiste ont soutenu ouvertement la dictature. La position adoptée par des municipalités et d’autres instances a peut-être été encore plus significative. En 1978, il y avait dans le pays 301 maires de l’UCR (35% des maires du pays); 169 du péronisme (19,3%); 23% des organisations néo-péronistes (2,7%); 109 du Parti démocratique progressiste (12,4%), 94 du MID (10,7%); 78 des forces fédéralistes (8,9%); 16 des démocrates-chrétiens (1,8%) et 4 des Intransigeants (0,4%) (voir http://cronicasdelfuego.blogspot.ch/2010/08/los-intendentes-del-proceso.html).

Et il y a eu beaucoup d’autres collaborateurs dans de multiples instances de l’Etat. Mentionnons trois cas notables: Alicia Kirchner, l’actuelle gouverneure de Santa Cruz, a été sous-secrétaire de l’Action sociale dans cette province, sans interruption de 1975 à 1983, un poste ayant un rang de vice-ministre. L’ex-députée Elisa Carrió [qui a flirté avec de nombreux partis] a été nommée par la dictature conseillère du Ministère public dans la province de Chaco en 1979; puis, en 1980, elle a été secrétaire du procureur du Tribunal suprême de Justice de cette même province, avec le niveau et la hiérarchie de juge de chambre. Le secrétaire de la corporation de la Construction depuis 1990, Gerardo Martinez a été le collaborateur du Batallón 601, consacré aux renseignements, qui a été une pièce maîtresse dans la répression et la disparition de personnes.

Comment peut-on laver toutes ces personnes de leurs responsabilités? Il faut le dire clairement: les forces motrices du coup d’Etat et de la dictature étaient internes. Le coup militaire a été la réponse de la classe dominante argentine face au niveau atteint par la lutte de classes, une conjoncture rendue plus aiguë par les organisations armées (il existait un «danger d’imminence absolue», comme l’écrivait Zaffaroni). C’est dans ce contexte que les Etats-Unis ont soutenu la résolution du conflit.

La dictature n’était pas une marionnette des Etats-Unis

Déjà dans les années 1960 et 1970, Ruy Mauro Marini [économiste et sociologue d’origine brésilienne, dont l’ouvrage le plus connu est La dialectique de la dépendance, publié au Mexique en 1973] avait critiqué la thèse, en vogue dans la gauche, qui voulait que les militaires brésiliens qui avaient pris le pouvoir en 1964 étaient les marionnettes des Etats-Unis. Marini démontrait que la dictature avait sa propre force et que beaucoup des décisions qu’elle prenait allaient même à l’encontre des Etats-Unis.

Cette question de la soumission aux Etats-Unis était liée à la question de savoir si les pays comme le Brésil étaient des colonies ou des semi-colonies des Etats-Unis. J’ai déjà abordé cette question dans d’autres publications. Ce qui est important maintenant est d’affirmer que la dictature argentine n’était pas non plus une «marionnette» des Etats-Unis. Elle a eu des liens avec Washington, mais également des divergences, comme l’a démontré la vente de blé à la Russie [une URSS qui était très loin d’atteindre ses objectifs en termes de production agricole, en particulier de blé – Réd] alors que les Etats-Unis avaient décrété un embargo, le développement du plan nucléaire ou la guerre des Malouines. Tout indique que la relation qu’a entretenue l’Argentine avec les Etats-Unis entre 1976 et 1983 était non pas celle d’une colonie mais celle d’un pays indépendant. Et cela remet au premier plan le rôle de la classe dominante argentine durant la dictature. C’est la raison pour laquelle la thèse que l’Argentine aurait été «dominée» comme une colonie (et que donc le coup de 1976 aurait été «ordonné» par l’empire) convient très bien au discours qui prône un front de collaboration de classes (voir ci-dessous).

La politique en faveur des droits humains de Carter

A la veille de l’arrivée d’Obama, des analystes et des commentateurs politiques ont justifié ou défendu les agissements des Etats-Unis face à la dictature en invoquant la politique de Jimmy Carter en faveur des droits humains. On a même été jusqu’à spéculer qu’Obama pourrait venir accompagné par l’ex-président pour amortir les critiques de la gauche. Il faut dire qu’à partir de l’ascension de Carter à la présidence au début 1977, Washington a fait pression sur la dictature argentine pour qu’elle desserre l’étau de la répression. Un des signes du changement d’orientation de Washington a été donné par l’intervention de la Commission interaméricaine de Droits humains de l’OEA lorsqu’elle est venue à Buenos Aires en 1979. Des politiciens argentins, mais aussi des militants et des proches des disparus ont pu à cette occasion lui présenter leurs dénonciations et leurs griefs.

Cristina Kirchner a invoqué le rôle joué par Carter à l’Université de Georgetown lorsqu’elle a inauguré la Chaire Argentine le 26 septembre 2012, en déclarant: «Je veux honorer la figure de Jimmy Carter qui, avec son secrétariat des Droits humains, a joué un rôle prépondérant en intervenant sur la question des violations des droits humains et a obtenu la libération de personnes qui auraient autrement été assassinées.» Dans le même ordre d’idées, l’ex-chancelier Héctor Timerman [qui a été ministre des Affaires étrangères] a rappelé que son père, Jacobo, emprisonné et torturé par la dictature, avait été libéré en grande partie à cause de la pression de Washington.

Pendant le mandat de Carter, la social-démocratie européenne a elle aussi intensifié ses critiques à l’égard de la dictature. Ces secteurs faisaient pression pour une issue démocratique bourgeoise, plus ou moins négociée, capable de contenir les tensions et de rétablir le cours normal des affaires. Il faut dire qu’une fois la gauche la plus radicalisée vaincue, ils ne voyaient pas le sens d’une continuité de la dictature. Les partis politiques qui avaient soutenu Videla dans un premier temps comme l’UCR ou le MID ont peu à peu adopté la même posture. C’est la raison pour laquelle, presque imperceptiblement, ils ont effectué un tournant jusqu’à ce qu’en 1983 ils finissent tous par devenir des «démocrates» fanatiques (et ils le restent jusqu’à ce jour). Ce genre de revirements sont plus ou moins généralisés dans tout régime capitaliste et ne devraient pas inciter à embellir la classe dominante..

Une domination ne signifie pas forcément une dictature

Pour les raisons données ci-dessus, il serait erroné de penser que la situation de domination «normale» de la bourgeoisie est une dictature militaire (ou fasciste). Néanmoins, l’idée que les démocraties bourgeoises sont le résultat exclusif des luttes révolutionnaires des masses est profondément enracinée dans des secteurs de la gauche. Sans sous-estimer l’importance des révolutions démocratiques «depuis en bas», la vérité est que la démocratie reste une forme de domination normale de la classe capitaliste. On peut même dire qu’elle est plus sûre que la dictature, notamment à cause des mécanismes d’amortissement des conflits et des changements du personnel dirigeant de l’Etat qu’elle rend possibles. La dictature est une ressource à laquelle le capital peut faire appel, mais ce n’est pas nécessairement la seule dont elle dispose pour asseoir sa domination. Plus concrètement: le retour à la démocratie bourgeoise dans les années 1980 en Argentine ou dans d’autres pays d’Amérique latine a été réalisé avec l’accord non seulement des classes capitalistes latino-américaines mais aussi de Washington, des organes financiers internationaux et des principaux gouvernements capitalistes. Autrement dit, des mêmes qui avaient consenti ou donné leur aval à la répression sanglante de la gauche «irréductible». Une fois le «sale travail» accompli, il était temps de revenir à la démocratie du capital, y compris avec ses traits répressifs «légaux».

Une précision: la répression sanglante n’a pas commencé en 1976 en Argentine !

Lorsqu’on commémore le coup d’Etat militaire on escamote trop souvent le fait que les détentions arbitraires, les tortures et les assassinats n’ont pas débuté en mars 1976. Il faut en finir avec la narration (répétée ad nauseam par Julio Barbaro, Grondona, Morales Sola et d’autres) selon laquelle le Perón de 1973 était un bon petit vieux, qui a serré Ricardo Balbin [une des figures politiques de l’UCR dans les années 50, 60 et 70] dans les bras et voulait unir dans la paix les Argentins. Le Perón de 1973 est de la même trempe que Lopez Rega [1], de la bureaucratie syndicale, de Lastiri, d’Isabel Perón et d’autres personnages sinistres. Le massacre de Eseiza [le 20 juin 1973 des militaires, des policiers liés à la Triple A tirèrent sur la foule lors de l’arrivée de Peron], le coup d’Etat à Cordoba en février 1974 qui a démis le gouverneur Ricardo Obregón Cano et les premiers assassinats de la Triple A se sont produits sous la direction de Perón.

Et au cours des mois suivant sa mort, la répression s’est intensifiée. Des milliers de combattants ouvriers et populaires ont été assassinés. Les bandes de la Triple A agissaient en totale impunité et avaient le soutien de la police et d’au moins certains secteurs de la bureaucratie syndicale. Et il faudrait ajouter à cela les détentions arbitraires, les tortures dans les commissariats ainsi que les brutalités de l’armée à Tucumán.

C’est dans ce climat que s’est préparé le coup militaire. La répression à partir de mars 1976 n’est pas surgie du néant. Elle a été la continuation et approfondissement de ce qui avait déjà commencé. Mais les crimes d’Etat commis entre 1973 et mars 1976 restent impunis jusqu’à ce jour. La tant vantée «Mémoire pour la Vérité et la Justice» [en 2002 est institué le Jour de la mémoire, qui a été officialisé par Kirchner en 2005] semble avoir des limites infranchissables.

Encore une précision: le «programme néolibéral» n’a pas commencé en 1976

Le premier plan d’«ajustement» de fond contre les travailleurs et contre le peuple a été lancé au milieu de l’année 1975, avec le célèbre «Rodrigazo» (le ministre de l’Economie s’appelait Celestino Rodrigo, qui était cautionné par Lopez Rega). Il y a eu à ce moment-là une dévaluation du peso de 150%, une augmentation moyenne de 100% des prix de tous les services publics, une augmentation de 180% du prix des combustibles, 45% d’augmentation des salaires et un plan d’endettement massif par rapport à l’étranger. Le mouvement ouvrier s’est opposé à ce plan d’ajustement, Rodrigo a dû y renoncer et peu après Lopez Rega – qui a d’ailleurs quitté le pays – a fait de même. Mais le Rodrigazo a été le précurseur de ce qui se passerait avec Videla et Martinez de Hoz.

Il faut un bilan qui mette en évidence les différences de classe

La dilution de la responsabilité de la classe capitaliste argentine en ce qui concerne le coup d’Etat militaire, le silence qui entoure les appuis effectifs dont a bénéficié la dictature, l’escamotage de la nature de classe de la répression entre 1973 et 1976 et du Rodrigazo, ne sont pas des oublis innocents. Ils sont fonctionnels dans la stratégie de «front anti-néolibéral» que prône le progressisme gauchiste, national et populaire. C’est pour cela que l’appel (qui circule ces jours dans les réseaux sociaux) à mettre de côté les différences politico-historiques pour «avancer tous ensemble» (depuis la gauche radicale jusqu’à la militance kirchnériste), ce 24 mars 2016, veut occulter et falsifier le passé.

Face à cela il est indispensable d’effectuer une analyse en termes de classes sociales et de ne pas craindre d’aller jusqu’au bout dans les bilans. (Cet article a été publié par Rolando Astarita sur son site. Traduction A l’Encontre)

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[1] Des firmes suisses, par exemple Elektrowatt, entretenaient des liens historiques avec la classe dominante argentine, et en particulier avec le régime manipulé par Lopez Rega. Celui-ci fut non seulement un des instigateurs de la Triple A – organisation paramilitaire assassinant les militants de gauche – mais, après la mort de Peron en juillet 1974, le mentor d’Isabel Peron. Il a dû fuir l’Argentine en 1975 et se réfugia en Suisse, voir l’ouvrage de Juan Gasparini, La fuga del Brujo. (Réd. A l’Encontre)

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Cette entrée a été publiée le 23 avril 2016 par dans anticapitalisme.
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