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Le programme du CNR : vers une destruction méthodique ?

Pour les 75 ans du programme du CNR

 

PAR HENRI STERDYNIAK

Le Programme du Conseil National de la Résistance, publié en mars 1944, a été un compromis entre le Parti Communiste, le parti socialiste, les gaullistes, le MRP, la droite résistante, les syndicats, fortement influencés par la CGT, qui cherchait à définir ce que pourrait être une société française qui resterait une économie de marché, mais une économie mixte public/privé avec de grandes entreprises publiques, un secteur bancaire public, un rôle important des travailleurs  dans la gestion des entreprises, un fort niveau de protection sociale.

Ce programme apparait aujourd’hui comme un des textes fondateurs, une des sources de ce que pouvons nommer le Modèle social européen. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les sociétés européennes ont été effectivement basées sur un compromis entre le capitalisme, la propriété privée et les forces du marché d’une part, la social-démocratie, la redistribution et la production publique d’autre part. Une part importante des dépenses des ménages est publique (éducation, santé) ou publiquement financée (retraites, famille) ; certains risques sont collectivement assurés (chômage, maladie, pauvreté) ; une part importante des revenus est redistribuée par l’impôt, les cotisations et la protection sociale. Certains besoins sont satisfaits par des services publics où le souci de rentabilité disparait devant celui de service de l’usager : postes, énergie, transports collectifs. Le droit du travail et les négociations collectives régissent les relations au sein de l’entreprise, la détermination des salaires et les procédures de licenciement. L’Etat joue un rôle régulateur au niveau macroéconomique, se préoccupant du niveau d’activité et d’emploi. Il joue un rôle incitatif. Il contrôle et garantit le système bancaire. Il existe un Modèle Social Européen (MSE) caractéristique des sociétés européennes continentales, mais l’Etat-social existe aussi dans les pays anglo-saxons (comme l’illustrent le Service de Santé britannique, Medicare et Medicaid aux Etats-Unis, etc.).

Pour les libéraux, ce modèle est périmé ; il n’est pas adapté aux exigences de la mondialisation. L’Europe doit imposer aux Etats membres des réformes structurelles visant à réduire les dépenses publiques et sociales, à privatiser les retraites, à diminuer les impôts et la redistribution, à déréglementer les marchés et les relations de travail. En s’appuyant sur la pression des marchés financiers et de la mondialisation, les milieux dirigeants peuvent dire aux peuples : There is no alternative.

Pour d’autres, l’Europe doit, au contraire, défendre, améliorer, développer le modèle social européen, le protéger face à la mondialisation (qui brise les cohésions nationales et rend plus difficile la redistribution), le proposer comme exemple aux peuples du monde. Il faut développer une gouvernance à l’échelle mondiale pour organiser la régulation macroéconomique et financière, pour éviter la concurrence par le moins-disant salarial et social, pour organiser la transition écologique.

Le programme économique du CNR est-il périmé ou encore vivace ? Que faut-il penser des projets de « destruction méthodique » ?  Comment la crise financière de 2007-08 et la crise écologique relance le débat entre les continuateurs de ce programme et les destructeurs méthodiques ?

Une lecture du programme du CNR en 2019

La lecture que l’on peut faire aujourd’hui de ce programme est différente de celle que l’on pouvait faire en 1973 (à la fin des trente glorieuses), en 1987 (le tournant néo-libéral), 1999 (le triomphe de la nouvelle économie) ou en 2007 (au sommet de l’illusion de la globalisation financière). Certes, il ne faut pas rechercher des similarités forcées, mais l’Europe n’est-elle pas aujourd’hui de nouveau après les échecs de la mondialisation libérale et devant le mur de la contrainte écologique, en train de chercher sa voie ? La transition économique, sociale, écologique, que nous devons entreprendre ne nous place-t-elle pas devant une perspective de reconstruction comme en 1944 ? Oui, ce texte nous parle encore. En même temps, c’est une période où les forces politiques et syndicales issues de l’unité populaire pouvait proposer un projet à la France, alors qu’aujourd’hui ce sont les technocraties nationales ou européennes, les officines financées par les grandes entreprises et les grandes banques qui s’y emploient.

Le programme du CNR commence par proclamer des objectifs que l’on peut juger périmés aujourd’hui :

Défendre l’indépendance politique et économique de la France, rétablir la France dans sa puissance, sa grandeur et dans sa mission universelle.

Nous sommes aujourd’hui dans une période d’interdépendance économique par la mondialisation et politique par l’Europe. Mais, la double question demeure : la France doit-elle se donner comme objectif d’être une puissance ? A-t-elle encore une mission universelle ?

– Veiller à l’éviction de l’administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui auront pactisé avec l’ennemi ou qui se seront associés activement à la politique des gouvernements de collaboration.

Est-ce si périmé que l’on pourrait le penser à la première lecture ?  Après l’éclatement de la bulle financière, n’aurait-il pas fallu sanctionner, écarter plus nettement du pouvoir économique ceux qui ont participé à la bulle financière ? Les banquiers qui n’ont pas eu la vigilance nécessaire, qui ont entraîné leurs établissements à se consacrer à la recherche effrénée de rentabilité sur les marchés financiers sont-ils les mieux placés pour guider leur retour des banques vers leur cœur de métier : distribuer du crédit à bon escient ?

– Etablissement d’un impôt progressif sur les bénéfices de guerre, et plus généralement sur les gains réalisés au détriment du peuple et de la nation pendant la période d’occupation.

Là-aussi, la question se pose aujourd’hui. Ne faudrait-il pas instaurer un fort prélèvement progressif sur ceux qui se sont enrichis par la mondialisation et la financiarisation pour réduire les dettes publiques, qui se sont creusées du fait de l’éclatement de la bulle financière ?

Assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères.

Comment donner à la presse les moyens de son indépendance sans qu’elle dépende de puissances d’argent ? Le problème se pose cruellement aujourd’hui en France où les principaux journaux et chaines de télévision appartiennent à des groupes industriels, dépendent de la publicité ou sont économiquement très fragiles.

Le programme se prolonge par des objectifs économiques, qui visent à établir une société mixte :

Instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie.

Les grandes entreprises, les grandes familles, les réseaux financiers que le texte dénonce sous le terme de féodalités ne doivent pas diriger l’économie. Le texte leur oppose une démocratie économique et sociale, dont le contenu n’est cependant pas précisé. Il n’est pas dit clairement si les entreprises doivent être dirigées par leurs travailleurs ou par les citoyens et l’Etat (mais sous quelle forme précise ?). De ce point de vue, les nationalisations de l’après-guerre comme celles de 1981 ont été un échec : la gestion des grandes entreprises publiques n’a pas été un modèle de démocratie sociale. Le problème demeure : faut-il laisser à leurs seuls actionnaires la responsabilité de la conduite des grandes entreprises ? Comment faire intervenir l’ensemble des parties constituantes de l’entreprise ?

– une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des Etats fascistes.

Là aussi, l’organisation rationnelle de l’économie n’est pas définie avec précision. Pour les libéraux, la rationalité, c’est  précisément l’économie de marché et la concurrence qui font que la recherche par chacun de son intérêt particulier aboutit à l’intérêt général. Sortie de la période de pénurie, où les biens manquants qu’il faut produire ne pose pas question, le concept d’organisation rationnelle devient incompatible avec le développement incessant de besoins artificiels qui caractérise la croissance capitaliste. Le texte rejette nettement une organisation professionnelle trop proche du corporatisme instauré de l’Etat français.

– L’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ;

Le redressement productif doit être planifié et organisé par l’Etat. Le programme préfigure le célèbre : « Retroussons nos manches » de Maurice Thorez.  En échange de cet effort, la Nation prendra le contrôle des grandes entreprises.  Ce ne seront pas les capitalistes qui bénéficieront de l’effort des travailleurs.

– Le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques.

Le projet est celui d’une économie dominée par de grandes entreprises et un secteur bancaire nationalisés.

– Le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes, agricoles et artisanales.

A côté de ces grandes entreprises, l’économie devra comporter des petites entreprises, qui sont vivement encouragées à se réunir dans des structures coopératives.

– Le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

C’est l’utopie socialiste. Les travailleurs doivent pouvoir gérer les entreprises et l’Etat. A cette époque, le Parti Communiste comme la CGT sont des exemples d’institutions organisant explicitement la formation et la promotion de cadres issus de la classe ouvrière. Elles peuvent se voir comme l’archétype de la société future.

Les capitalistes (le mot n’est pas écrit) seraient ainsi expropriés. Le redressement économique serait l’œuvre de l’Etat et des travailleurs. Le texte est muet sur l’accumulation du capital. C’est l’impulsion qui sera effectivement donnée après la Libération avec un rôle moteur des grandes entreprises nationales (EDF, GDF, les charbonnages, la SNCF, le secteur financier public, etc.). Mais ce modèle va s’étioler progressivement à fur et à mesure que la question ne sera plus de produire en masse des biens élémentaires, mais de produire des biens sophistiqués répondant aux besoins des consommateurs, impulsés par la publicité.

Sur le plan social, le programme du CNR propose :

– Le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’aménagement du régime contractuel du travail ; la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier ; la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale.

Ainsi, le programme du CNR affirme que chacun a le droit de trouver en emploi ; il fonde le droit du travail avec la réglementation des conditions d’embauche et de licenciements ; il prévoit que les syndicats joueront un rôle important dans la vie sociale – c’est l’annonce de la gestion paritaire de la Sécurité Sociale- mais aussi dans la vie économique.

– un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine.

C’est le salaire qui doit fournir un niveau de vie satisfaisant au travailleur et à sa famille. Le salaire minimum doit donc être d’un niveau satisfaisant. Le programme refuse, par anticipation, le projet social-libéral d’un faible salaire complété par des prestations d’assistance.  Pourtant, à la Libération, le pouvoir d’achat des allocations familiales sera extrêmement élevé.

 – la garantie du pouvoir d’achat national par une politique tendant à la stabilité de la monnaie ;

C’est la seule indication de politique macroéconomique. Bizarrement, elle ne porte pas sur l’emploi, ou sur l’indexation des salaires mais sur la hausse des prix. Le contenu de la politique de stabilité des prix n’est pas indiquée (politique monétaire, contrôle des prix, ..).

– un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat ; une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ;

Le programme prévoit les prestations chômage, retraites et invalidité, mais ni les prestations famille, ni les prestations maladie. La Sécurité sociale devrait être gérée par les citoyens et par l’Etat (et pas par le patronat). Le programme n’est ni étatiste, ni corporatiste. La Sécurité sociale doit bénéficier à tous ; elle n’apparait ni comme un élément de salaire différé, ni comme une expression d’une solidarité spécifique entre travailleurs.  Le programme s’inscrit dans ce que Esping-Andersen nommera le modèle citoyen d’Etat-providence, plutôt que dans le modèle d’assurances sociales, qui sera effectivement mis en œuvre en France. La question du financement n’est pas abordée.

–  La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui en auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.

C’est le projet (ou le mythe) de la promotion par l’école républicaine et de l’égalité des chances. Comme nous l’avons déjà noté, l’exemple du PCF et de la CGT semble montrer à l’époque que les classes populaires peuvent accéder au pouvoir.

Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et  coloniales.

Mais, le texte ne va pas jusqu’à proposer l’égalité des droits, ou l’indépendance des pays colonisés.

Il faut noter que le texte n’est en rien keynésien. Il semble avoir oublié la crise de 1929 ; il n’est pas influencé par le New Deal de Roosevelt. Le programme du CNR n’aborde pas la question de la régulation macroéconomique. Il ne proclame pas la nécessité d’une politique de plein-emploi.

Sur d’autres plans, on peut aussi s’étonner de l’absence de toute référence à la situation spécifique des femmes : ni leur droit à voter, ni leur droit à une égalité totale avec les hommes ne sont ici proclamés. S’il est question de dédommager les victimes de la terreur fasciste, la spécificité des persécutions envers les juifs (et autres minorités) n’est pas évoquée.

Il faut associer au programme du CNR le préambule de la Constitution de 1946 qui le corrige et l’améliore sur beaucoup de points. Celui-ci fait toujours parti de notre socle constitutionnel. Il proclame, en particulier :

-La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. L’oubli du programme du CNR est corrigé.

 Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Selon la classification d’Esping-Andersen, c’est plus le modèle citoyen-scandinave que le modèle continental (qui a longtemps accepté que les femmes mariées ne travaillent pas). Ce droit au travail n’existe pas aujourd’hui : le Conseil Constitutionnel considère qu’il s’agit d’un objectif et non d’un droit effectif.

– Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. C’est le modèle social-démocrate de cogestion des entreprises qui est ainsi affirmé.

– Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. Mais le Conseil Constitutionnel considère que l’Etat doit assurer le service public, mais peut le déléguer à des entreprises privées. La question se pose toujours aujourd’hui : faut-il nationaliser Amazon ou Google, du moins leurs filiales françaises, s’ils deviennent de fait des quasi-monopole ?

-La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. Le préambule fonde donc la Sécurité sociale en ces quatre branches : famille, chômage, maladie, retraite. Le texte est universel plutôt que corporatiste : la Sécurité Sociale est garantie par la Nation ; elle ne repose pas sur une base professionnelle.  La question du financement n’est pas traitée, en particulier le choix cotisation/impôt.  Il n’est pas dit que les prestations dépendent des cotisations.

La France forme avec les peuples de l’outre-mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs. La France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires.La formulation restrictive du programme du CNR est ainsi corrigée.

On le voit, le préambule n’est toujours pas keynésien ; il ne dit pas l’Etat doit viser le plein-emploi ; il ne précise ni l’organisation, ni le financement de la Sécurité sociale.

Les remises en cause

C’est le 4 octobre 2007, alors que Nicolas Sarkozy est président depuis 4 mois, que Denis Kessler, idéologie libéral, ancien  publie son article provocateur : « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! ». Il y écrit : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie.

Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork [..]. A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !

Ce compromis traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.

Cette «architecture» singulière  [..] ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales ».

Douze ans après sa publication, ce texte apparait erroné et périmé. La France n’est pas la seule à avoir un système développé de protection sociale. L’Etat-social existe dans tous les pays développés, sous des formes plus ou moins variés. Celui-ci n’est pas incompatibles avec la croissance, ni avec la modernité. Que l’on regarde la situation des pays nordiques. La Finlande, le Danemark et la Suède ont des niveaux de dépenses publiques équivalents à celui de la France. Et un poids bien supérieur des organisations syndicales. Il s’agit de discuter des formes de cet Etat social plutôt que de la détruire : quel doit être le rôle respectif de l’Etat, des collectivités locales, des partenaires sociaux ? Comment organiser l’intervention des salariés dans la conduite des entreprises ?

En fait, Nicolas Sarkozy n’a pas détruit méthodiquement le programme du CNR : il a réformé le RMI pour créer le RSA activité, il a augmenté de 25% le minimum vieillesse, la réforme des retraites de 2010 réaffirmait le rôle pivot de la retraite par répartition. L’Etat a dû intervenir pour garantir les banques privées. Sous son quinquennat, le taux de prélèvement obligatoire est passé de 42,5% à 44,2%. La part des dépenses publiques dans le PIB de 52,7% à 56,8%. D’une part, il n’y a pas de majorité en France pour détruire le programme du CNR, avec ce qu’il comporte en termes de protection sociale et du droit du travail. D’autre part, c’est oublier ce que la crise nous a montré : livrée à elle-même, sans régulation macroéconomique, monétaire, financière, l’économie privée est instable, de sorte qu’elle a besoin de l’intervention publique.

Le 5 décembre 2006, Jean-Marc Vittori écrit dans les Echos un texte intitulé :  Fichu préambule de 1946… qui lui aussi dénonce ces deux textes fondateurs :  « Au cœur de la Constitution française se niche une belle déclaration de principe qui relève aujourd’hui du brûlot. Appliqué à la lettre, le préambule de la Constitution de 1946 chamboulerait tout l’édifice économique et social français. Par exemple, les patrons savent-ils que notre Constitution les enjoint de diriger l’entreprise main dans la main avec les salariés ? L’article 8 du préambule proclame en effet que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués (…), à la gestion des entreprises ». Le reste est à l’avenant. « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (article 5). [..] Le programme du Conseil national de la Résistance, établi sous influence des groupes communistes, affirmait dès mars 1944 qu’« il faut aussi promouvoir les réformes indispensables sur le plan économique par l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale ». [..]  Le texte venu d’une époque où l’Etat était la solution devient obsolète dans une ère où l’Etat est de plus en plus souvent un problème. Le prochain président de la République aura évidemment d’autres chats à fouetter. Mais le préambule risque d’être une épine dans son pied ou dans celui de son successeur qu’il faudra ôter un jour ou l’autre ».

On le voit, les textes de 1944 et 46 ne sont pas morts. Les droits qu’ils réclamaient pour les travailleurs, certains, soixante quinze ans après, les trouvent scandaleux.

En 2007, Algan et Cahuc publient « La société de défiance » dans lequel ils dénoncent la défiance et l’incivisme qui gangrènent la société française, en raison, écrivent-ils, du modèle social français, étatique et corporatiste, issu de 1945. « L’Etat français institutionnalise la segmentation et les inégalités entre les différents statuts ». Mais, ceci n’est pas vrai pour les prestations famille, l’assurance maladie, les prestations chômages. En matière de régime complémentaire, les retraites complémentaires, la France a des régimes publics, solidaires les uns des autres, là où beaucoup d’autres pays ont des régimes d’entreprises. Les auteurs écrivent bizarrement : il faudrait « rompre avec la logique corporatiste et s’orienter vers une logique universaliste qui assure un filet de sécurité donnant les mêmes droits et avantages à tous ».  Veulent-ils réduire les prestations retraites à une simple pension minimum. Ceci permettrait le développement de systèmes de retraite d’entreprise, qui seraient encore plus corporatistes ? De plus, nous l’avons vu, ce n’est la faute du programme de la Résistance, qui préconisait, au contraire, un système unifié et citoyen. Il s’est heurté à des corporatismes existants : le patronat ne voulait pas financer un système aussi généreux que celui existant dans les grandes entreprises publiques, les non-salariés ne voulant pas cotiser alors qu’il comptait sur la vente de leur fonds pour financer leur retraite.

En février 2007, le jeune et brillant économiste, David Thesmar se plaint amèrement que les français n’aiment pas les capitalistes. L’instauration d’une « économie centralisée et planifiée » après 1945 a créé cette aversion. Pour réconcilier les Français avec les profits, il faudrait « Infléchir le système de retraite. Raboter le système par répartition pour les Français ayant un certain niveau de revenu. Cotisant moins, récupérant moins, ils seraient incités à acheter des actions ce qui permettrait de développer des fonds de pensions français. »

Quel avenir pour l’Etat social ?

Ainsi, le regard que l’on peut porter aujourd’hui sur ces textes d’il y a 75 ans sont indissociable d’une réflexion sur l’avenir de l’Etat social.

La régulation macroéconomique est absente des préoccupations de 1945. Puis, le dynamisme économique a fait que l’on a à la fois le triomphe du Keynésianisme et son inutilité (1945-1973). L’objectif est le plein-emploi, au prix de l’inflation. La première rupture intervient en 1980 : la priorité devient la lutte contre l’inflation, la restauration des profits et de la compétitivité, Ceci grâce à l’indépendance de la banque centrale.  Le keynésianisme revient à l’ordre du jour avec la crise de 2007-08, qui met en évidence les stratégies macroéconomiques insoutenables mises en œuvre d’un côté par les pays néo-mercantilistes, qui fondent leur croissance sur l’accumulation d’excédents extérieurs (Chine, Japon, Allemagne et autres pays du Nord de l’Europe), de l’autre côté par les pays anglo-saxons où les politiques monétaires ont laissé gonfler l’endettement privé et les bulles financières et immobilières. Le creusement des inégalités de revenus, la hausse des revenus de la rente ou du capital au détriment des revenus du travail se sont traduites par une croissance insoutenable des actifs financiers d’un côté, des dettes publiques et privées de l’autre. Depuis, la stratégie keynésienne des Etats-Unis et du Japon s’oppose à la politique européenne, basée sur l’austérité et les réformes structurelles. Deux stratégies s’opposent : une vision keynésienne qui met en accusation les pays trop épargnant (Chine, Allemagne) et demande une régulation mondiale ; cele qui attend la reprise de la croissance par l’austérité compétitive, la réduction des déficits publics, la poursuite des réformes libérales.

L’Etat entrepreneur a été fortement remis en cause depuis 1945. Les nationalisations françaises de 1981 ont été le chant du cygne. Les privatisations se sont développées partout en Europe pour des raisons financières (réduire les déficits publics), d’efficacité (répondre qualitativement à la demande) et de coût (mettre en cause le statut des salariés). Le discours dominant en Europe est maintenant la concurrence libre et non faussée, le refus de la politique industrielle, la disparition progressive des entreprises publiques, en confiant les missions de services publics à des entreprises privées. Ce sont les entreprises qui savent ce qu’il faut produire, L’Etat doit se limiter à créer un environnement propice. En même temps, l’Europe est victime de désindustrialisation : sa place dans la Division International du Travail n’est pas assurée ; de plus en plus, les entreprises délocalisent. La disparition des services publics efficaces déstabilisent les régions. En matière de médias, la domination des puissances d’argent fausse la démocratie. En matière culturelle, le risque de monopole est grand, que ce soit Google et Amazon..

Plus fondamentalement, nous sommes en face de la transition écologique. Il va falloir repenser nos manières de produire et de consommer, être économe en énergie, matières premières, dégâts écologiques, se concentrer sur les vrais besoins, devenir austère. Cela se fera-t-il de manière libérale (un rationnement par les prix pesant surtout sur les plus pauvres) ou dirigiste ; empêcher les entreprises de développer de faux besoins, privilégier les économies d’énergie, les consommations et les transports collectifs, les énergies renouvelables, la récupération, retrouver l’esprit de 1945. Il faudra remettre en place une planification collective pour orienter l’avenir industriel et écologique.

La France est très attachée à protéger un système public de retraite et à des services publics relativement égalitaire (éducation, santé, poste). Pourtant, des entreprises privées veulent investir ces domaines, en particulier leurs secteurs les plus rentables. Ainsi, pourraient se développer un enseignement privé supérieur payant, financé par les étudiants et les entreprises ; les plus riches pourraient avoir des assurances maladies autonomes, qui leur fourniraient des prestations de meilleure qualité (en leur ôtant la charge de financer les dépenses des plus pauvres) ; les grandes entreprises pourraient développer des fonds de pensions autonomes. Les assurances privées font un travail important de lobbying auprès de l’OMC et de l’UE pour que la liberté de concurrence soit instaurée dans ces domaines, que les individus et les entreprises aient le choix entre l’assurance publique et l’assurance privée. Une telle concurrence signifierait le glas du modèle social européen.

En matière bancaire, la période flamboyante de privatisation/dérégulation/ financiarisation s’est achevé par la crise de 2007. Deux thèses s’opposent : pour les uns, il faut revenir à des banques socialement garanties et contrôlées chargé de missions de services publics : crédit aux PME, aux collectivités locales, aux ménages. Pour les autres, les banques sont des entreprises comme les autres qui doivent obéir à des logiques de marché et intervenir librement sur les marchés financiers.

En matière de droit du travail, deux modèles s’opposent. Selon le modèle anglo-saxon, L’entreprise appartient à ses actionnaires. Le travailleur et les salaires doivent être flexibles, le contrat de travail doit être libre, il n’y a  pas  d’engagement de long terme réciproque entre l’entreprise et le salarié. Selon le modèle social-démocrate : l’entreprise est une collectivité qui rassemble les dirigeants, les salariés, les fournisseurs de capitaux, les clients. Les travailleurs ont le droit d’intervenir dans la gestion. Les grandes décisions doivent tenir compte de l’ensemble des partis-prenantes. Les salariés et l’entreprise ont un contrat de longue durée : l’entreprise doit former le salarié, se préoccuper de sa carrière, de le maintenir en capacité de travail.

La résistance a mené un combat contre l’envahisseur nazi. En même temps, son combat était porteur d’une société démocratique, basée sur la solidarité, la protection sociale, le contrôle par la Nation de son développement économique et social. C’est ce que proclamait le Programme du CNR.

 

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