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« Sortir du conflit identitaire par l économie »

Pendant longtemps, les Européens ont regardé avec distance le melange de conflit social et racial structurant les clivages politiques

Thomas Piketty  est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, École d’économie de Paris

Revenons en arrière. Après avoir été́, lors la guerre civile de 1861­1865, le parti de l’esclavage, le Parti démocrate est progressivement devenu dans les années 1930 le parti de Roosevelt et du New Deal. Dès 1870, il avait commencé́ à se reconstruire sur la base d’une idéologie que l’on peut qualifier de sociale­ différentialiste : violemment inégalitaire et ségrégationniste vis-à-vis des Noirs, mais plus égalitaire que les républicains vis-à-vis des Blancs (en particulier des nouveaux migrants irlandais et italiens). Les démocrates ont porté́ la création de l’impôt fédéral sur le revenu en 1913 et le développement des as­surances sociales après la crise de 1929. C’est finalement dans les années 1960, sous la pression des militants noirs, et dans un con­ texte géopolitique transformé (guerre froide, décolonisation), que le parti va tourner le dos à son lourd passé ségrégationniste pour soutenir la cause des droits civiques et de l’égalité́ raciale.

A partir de là, ce sont les républicains qui vont progressivement capter le vote raciste, ou plus précisément le vote de tous les Blancs qui considèrent que l’État fédéral et les élites blanches éduquées ne se soucient que de favoriser les minorités. Le processus débute avec Nixon en 1968 et Reagan en 1980, avant de s’amplifier avec Trump en 2016, qui durcit le discours identitaire et nationa­liste à la suite de l’échec économique du reaganisme et de ses pro­ messes de prospérité́. Compte tenu de l’hostilité́ ouverte des ré­ publicains (de la stigmatisation par Reagan de la « welfare queen », cette « reine de la sécu » supposée incarner la paresse des mères noires célibataires, jusqu’au soutien de Trump aux suprémacistes blancs lors des émeutes de Charlottesville, en Virginie), on ne sera pas surpris de constater que le vote des électeurs noirs s’est tou­jours porté à 90 % sur les démocrates depuis les années 1960.

Ce type de clivage identitaire est en cours de sédimentation en Europe. L’hostilité́ de la droite vis-à-vis de l’immigration extra­ européenne a conduit les électeurs qui en sont issus à se réfugier dans le vote des seuls partis qui ne les rejettent pas (à gau­che, donc), ce qui en retour nourrit les accusations droitières de favoritisme de la gauche à leur égard. Par exemple, lors du second tour de l’élection présidentielle de 2012, 77 % des électeurs déclarant avoir au moins un grand­ parent d’origine extra­ européenne (soit 9 % de l’électorat) ont voté pour le candidat so­cialiste, contre 49 % pour les électeurs ayant une origine estrangère européenne (19 % de l’électorat) comme pour ceux sans ori­gine étrangère déclarée (72 % de l’électorat).

Par comparaison avec les États-Unis, les «minorités» européennes se caractérisent par des mélanges beaucoup plus im­portants (30 % de mariages mixtes parmi les immigres nord-africains de la première génération, contre à peine plus de 10 % pour les Noirs américains), ce qui en principe de­vrait apaiser les clivages. Malheu­reusement, la dimension religieuse et la question de l’islam (largement absente aux États-Unis) contribuent au contraire à durcir la situation.
De ce point de vue, le cas européen se rapproche de celui de l’Inde, où les nationalistes hindous du BJP se sont construits sur le rejet de la minorité́ musulmane. En Inde, l’affrontement identitaire se porte sur la consom­mation de bœuf et le régime végétarien. En France, il se focalise sur la question du foulard et, parfois, sur la longueur des jupes ou le port de leggings à la plage. Dans les deux cas, on observe dans les rangs hindouistes et laïcards­ frontistes une même obsession antimusulmane, qui se matérialise aussi dans un discours extrêmement violent vis-à-vis de tous ceux qui défendent les droits des minorités (quasi accusés de complicité́ djihadiste). Et, dans les deux cas, ces derniers prennent parfois le risque d’exacerber le conflit, par exemple en défendant le droit légitime de porter le foulard davantage que celui de ne pas le porter et de ne pas subir ce type de pression rétrograde.

Se rassembler autour d’un programme de transformation

Comment sortir de cette escalade mortifère ? D’abord en mettant le débat sur le terrain de la justice économique et de la lutte contre les inégalités et les discriminations. De multiples études le mon­trent : pour un même diplôme, ceux qui portent des noms à consonance arabo-musulmane n’obtiennent souvent aucun en­tretien d’embauche. Il est urgent de mettre en place des indicateurs permettant de suivre l’évolution de ces pratiques discrimi­natoires et des sanctions pour les contrer. Plus généralement, c’est l’absence de débat économique qui nourrit les crispations identi­taires et les conflits sans issue. A partir du moment où l’on aban­donne toute perspective de politique économique alternative et que l’on explique en permanence que l’État ne contrôle plus rien à part ses frontières, alors il ne faut pas s’étonner que le débat politi­que se focalise sur les questions de frontières et d’identité́.

Il est temps que tous ceux qui refusent le choc annoncé entre nationalisme identitaire et libéralisme élitiste se ressaisissent et se rassemblent autour d’un programme de transformation économique. Cela passe par la justice éducative, le dépassement de la propriété́ capitaliste et par un projet concret et ambitieux de renégociation des traités européens. Si l’on ne parvient pas à dé­ passer les petites querelles et les vieilles haines, alors c’est la haine brune qui risque de tout emporter. p

 

 

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Cette entrée a été publiée le 12 novembre 2019 par dans Actualités des luttes, anticapitalisme, RACISME.