Par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles (UE)
La Banque centrale européenne a annoncé qu’elle augmenterait de 600 milliards d’euros son «programme d’urgence face à la pandémie», qui s’ajouteront aux 1 050 milliards déjà injectés dans le système financier.
Face à une récession qui n’a atteint une telle ampleur que lors des deux guerres mondiales, la Banque centrale européenne (BCE) est déterminée à faire tout ce qui est nécessaire pour amortir le choc de la crise du coronavirus. Jeudi, elle a décidé d’augmenter de 600 milliards d’euros son «programme d’urgence face à la pandémie» (PEPP selon son acronyme anglais) de rachat de dettes privées et publiques et de le prolonger d’au moins six mois, jusqu’en juin 2021.
Cette somme s’ajoute donc aux 750 milliards d’euros annoncés le 19 mars et aux 300 milliards décidés les semaines précédentes. L’institut d’émission va ainsi injecter dans le système financier 1650 milliards d’euros, ce qui va permettre aux Etats de continuer à s’endetter à moindre coût et aux entreprises de trouver de l’argent frais.
Les prévisions économiques catastrophiques que la BCE a publiées jeudi justifient cet interventionnisme sans précédent. La «chute brutale de l’activité économique, du fait de la pandémie de coronavirus et des mesures prises pour la contenir» entraînera, selon la présidente de l’Institut d’émission Christine Lagarde, une récession de -8,7% du PIB en 2020, avant un rebond de +5,2% en 2021 et de +3,3% en 2022. La Commission européenne, elle, espérait encore le 6 mai que le recul de l’activité serait contenu à -7,7 % et que le rebond atteindrait 6,3%.
Le pire est qu’il s’agit encore d’estimations à la louche comme le reconnaît Christine Lagarde, un scénario encore plus noir étant plus que probable. Pour elle, tant la contraction que la reprise «dépendront de la durée et de l’efficacité» des mesures de confinement, des politiques de relance et de soutien de l’emploi, ainsi que de «l’impact durable» sur la demande.
Une prudence confirmée par les faits : alors que la Commission tablait sur récession de -8,2% pour la France, Paris a annoncé en début de semaine qu’elle s’établirait au moins à -11% du PIB (équivalente à celle de 1942 dans une France occupée par l’Allemagne nazie…). Si l’on ajoute à ces chiffres les prévisions d’inflation qui ne dépassera pas 0,3% en 2020 et 0,8% en 2021, loin de l’objectif des 2%, la BCE n’a effectivement guère d’autres choix que de déployer tous les moyens à sa disposition.
Depuis trois mois, Francfort (siège de la BCE) rachète donc sur le marché, dans le seul cadre du PEPP, 4 milliards d’euros de dettes par jour, soit 120 milliards par mois. En comparaison, au plus fort du «quantitative easing» (QE, assouplissement quantitatif), un programme déployé entre mars 2015 et décembre 2018 afin de contrer la menace déflationniste (il a été ranimé en novembre 2019), les rachats n’ont jamais dépassé 80 milliards par mois.
Si la BCE maintient ce rythme, la limite des 1 350 milliards sera atteinte non pas en juin 2021, mais en février : autrement dit, cela laisse ouverte la possibilité d’une nouvelle augmentation du plan pandémie de 500 milliards d’euros… La couleur avait d’ailleurs été annoncée par Christine Lagarde le 19 mars : «Il n’y a pas de limite à notre engagement envers l’euro.»
A terme, la BCE va avoir dans ses coffres l’équivalent de 40% du PIB de la zone euro. En effet, elle détenait déjà, avant le début de la crise du coronavirus, 2 600 milliards d’euros de dettes (dont 2 200 de dettes publiques) acquises dans le cadre du QE. Un bilan proprement stupéfiant qui montre la gravité des chocs successifs subis depuis 2015 par la zone euro.
Cet interventionnisme de la Banque centrale est en partie justifié par l’absence de politique budgétaire européenne : avec un budget limité à environ 1% du PIB communautaire, l’Union n’a pas vraiment les moyens de venir en aide aux économies les plus touchées par les mesures de confinement.
En maintenant artificiellement des taux bas, Francfort permet à ces derniers de pouvoir s’endetter à bon compte pour réparer les dégâts, ce qui n’est pas particulièrement sain. Mais l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 5 mai qui a menacé de déclarer inconstitutionnelle la politique monétaire de la BCE, a contraint Berlin a changé son fusil d’épaule : jusque-là réticente à toute solidarité financière, Angela Merkel, la chancelière allemande, a accepté, le 13 mai, le principe d’une dette commune afin de mutualiser en partie les dépenses de relance des économies.
Dans la foulée, la Commission a proposé, le 27 mai, de créer un «fonds de relance» doté de 750 milliards d’euros qui seront réunis en empruntant sur les marchés, un somme qui sera ensuite redistribuée aux Etats à raison de 500 milliards en subventions et 250 en prêts. Si ce fonds, qui s’ajoutera aux 540 milliards d’euros de prêts que les institutions européennes ont dégagés pour aider les pays les plus touchés, est adopté par les Vingt-Sept, cela soulagera d’autant la BCE et convaincra peut-être les juges constitutionnels allemands de ne pas déclarer son action illégale au risque d’accroître un peu plus le marasme.
Jean Quatremer correspondant à Bruxelles (UE)