Entre 1962 et 1984 près de 2500 enfants de l’île de la Réunion ont été déportés vers la métropole pour « repeupler » les départements victimes de l’exode rural. Une véritable traite négrière sous la 5ème République Marlène Morin est l’un de ces enfants déracinés.
De la Réunion à la Creuse. En 1965, Marlène Morin est enlevée à sa famille et envoyée en métropole. Une enfance déracinée. Comme des milliers d’enfants originaires de La Réunion, elle a été transplantée de son île par l’État français.
Ce lundi, elle s’envole vers son lieu de naissance, avec 69 autres Creusois d’origine réunionnaise. Elle prépare sa valise pour un voyage sur les terres de son enfance, mais avec en tête, le souvenir d’une enfance bafouée. Marlène Morin devrait participer à un colloque sur cette page aussi sombre que méconnue de l’histoire de France.
« Jamais on ne rattrapera ce temps perdu. L’État nous a tout pris. Notre culture, ma langue, tout mon savoir, toutes mes senteurs. Tout. Ils m’ont pris ma vie entière ».
2 500 enfants déracinés
Entre 1962 et 1984, la France entend repeupler certains départements touchés par l’exode rural. Près de 2 500 enfants des Outre-mer orphelins ou nés dans des familles pauvres sont déportés vers la métropole. Un exil forcé rarement expliqué. Aurore, la fille de Marlène n’a appris que tardivement l’histoire de sa mère.
« Elle représente bien l’enfant réunionnais et effectivement ça prouve que l’enfant réunionnais a été obligé d’être fort. Ceux qui se sont effondrés ne se sont pas relevés. Ils se sont soit suicidés, soit ont fini dans la rue. Ma mère c’est une guerrière ».
Sur place, Marlène va retrouver sa famille et tenter de se réconcilier avec son histoire.
De 1962 à 19841, au moins 2 150 enfants réunionnais2 « abandonnés ou non » et immatriculés de force par les autorités françaises à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, furent déportés par les autorités dans le but de repeupler les départements métropolitains victimes de l’exode rural comme la Creuse, le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales. Ce déplacement d’enfants fut organisé sous l’autorité de Michel Debré qui était à cette époque député de La Réunion.
Cet épisode de l’histoire française, très connu à la Réunion, est communément appelé l’affaire des Enfants de la Creuse ou des Réunionnais de la Creuse.
Le programme mis en place par Michel Debré pour contribuer au repeuplement de certains départements français dont la Creuse par la déportation d’enfants réunionnais a été porté par le Bumidom et le CNARM4. Ce dossier 5 est notamment connu sous le nom des « enfants de la Creuse ». De 1963 à 1982, 2 150 enfants réunionnais « abandonnés ou non » et immatriculés de force par les autorités françaises à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, furent déplacés par les autorités dans le but de repeupler les départements métropolitains victimes de l’exode rural comme la Creuse, le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales. Ce déplacement d’enfants fut organisé sous l’autorité de Michel Debré, député de La Réunion à l’époque
Les enfants réunionnais déplacés en Creuse étaient accueillis lors de leur arrivée dans un foyer de Guéret6. « Certains ont été adoptés, d’autres sont restés en foyer ou ont servi de main-d’œuvre gratuite dans les fermes7 », les paysans à travers la Creuse les utilisant alors comme « bonne à tout faire » ou « travailleur sans salaires ». L’historien Ivan Jablonka parle de cas de « mise en esclavage8« . La plupart de ces enfants « ont été marqués à vie » ; Le Monde rapporte, outre les cas d’exploitation économique, les situations de maltraitance dans les familles adoptives9.
Les enfants déplacés ont été déclarés « pupilles d’État« , « c’est-à-dire que leurs parents n’avaient plus aucun droit sur eux10« , une minorité de ces enfants étaient orphelins. « Des centaines de parents illettrés signant des procès-verbaux d’abandon qu’ils ne peuvent pas déchiffrer, ils ne reverront jamais leurs enfants8 ».
« En août 1968, dans leur journal Témoignages, les communistes réunionnais ont dénoncé un « trafic d’enfants » » ; cependant, ce scandale d’État n’a été médiatisé que dans les années 200011.
Les fonctionnaires de la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) laissaient croire aux parents réunionnais auxquels ils retiraient les enfants que ces derniers connaîtraient un sort enviable en métropole ; en fait, certains sont devenus ouvriers, d’autres perçoivent le RMI ou le RSA, d’autres enfin ont été internés dans des institutions psychiatriques5.
D’après l’historien Ivan Jablonka, « Un homme joua un rôle décisif : Michel Debré. […] Il imagina et mit en place le transfert, et le défendit contre vents et marées. En 1975, à un médecin qui s’inquiétait de la santé mentale des pupilles [les cas de dépression et de suicide ayant été nombreux], il justifiait sa politique qui a « donné les meilleurs résultats », s’indignait de ce qu’on puisse critiquer l’opération, et ajoutait ironiquement : « quel dommage que ne vive pas de nos jours un nouveau Molière pour nous dépeindre ce groupe de psychiatrie infanto-juvénile12 ! » ».
Des victimes de ce déplacement considèrent qu’elles ont été victimes d’une déportation. Ainsi en 2005, l’association des Réunionnais de la Creuse a décidé d’assigner l’État français devant le tribunal administratif de la ville de Limoges, afin que la « déportation » dont ont été victimes les 1 630 enfants soit reconnue juridiquement13.
Pour Ivan Jablonka, la migration réunionnaise a été accomplie par et pour l’État français ; la migration des pupilles « n’est donc pas un dérapage ; elle est une institution républicaine »14. Selon I. Jablonka, toujours, « l’opération s’est déroulée à la limite de la légalité […] Debré a traité l’île comme une colonie. » « L’épisode révèle une configuration postcoloniale dont nous ne sommes toujours pas sortis15 ».
Le sociologue Philippe Vitale de l’université d’Aix-Marseille — président de la commission nationale de recherche historique des Enfants de la Creuse, créée par la ministre des Outre-mer16 — déclare :
« […] À mes yeux, il y a trois victimes dans cette affaire. D’abord les ex-mineurs, bien sûr, qu’on a traités comme du bétail. Les familles réunionnaises, ensuite. Mais enfin, aussi, les familles d’accueil qui n’ont pas toutes brutalisé, violé ni exploité ces mineurs et qui, en ce cas, ne comprennent pas le procès qui leur est fait. Traiter les Creusois en Thénardier, en négriers, c’est faire à beaucoup d’entre eux un faux procès même si, en effet, des atrocités ont été commises. »
En février 2014, les députés français reconnaissent la « responsabilité morale de l’État envers ces pupilles. » Une commission nationale de recherche historique des Enfants de la Creuse a été créée par la ministre George Pau-Langevin ; elle est présidée par Philippe Vitale. Cependant, cette commission exclut la possibilité de réparations financière. Plusieurs associations demandent une réparation autre que purement mémorielle et symbolique, comme la Commission pour les enfants volés d’outre-mer (Cevou), et le CRAN, Conseil représentatif des associations noires9. Un ancien pupille, Jean-Jacques Martial, ayant porté plainte contre l’État en 2002, et ayant vu sa plainte rejetée, car prescrite, le CRAN a envisagé la possibilité de porter plainte pour « crime contre l’humanité« , crime imprescriptible[réf. nécessaire].
Le 18 février 2014, l’Assemblée nationale adopte — à 125 voix contre 1417 — la résolution proposée par Ericka Bareigts (députée socialiste de La Réunion), qui reconnaît la « responsabilité morale » de l’État français18,19 :
« L’Assemblée nationale,
[…]
Considérant que l’État se doit d’assurer à chacun, dans le respect de la vie privée des individus, l’accès à la mémoire ;
Considérant que les enfants, tout particulièrement, doivent se voir garantir ce droit pour pouvoir se constituer en tant qu’adultes ;
Considérant que dans le cas du placement des enfants réunionnais en métropole entre 1963 et 1982 ce droit a été insuffisamment protégé ;
Le 18 février 2016, débutent les travaux de la commission présidée par Philippe Vitale, sociologue et co-auteur de Tristes tropiques de la Creuse (2004). Le premier objectif est de « dénombrer et de localiser précisément les anciens pupilles, le dernier recensement datant de 2002. Ensuite, nous allons consulter le plus de monde possible afin de faire des préconisations au ministère concernant de potentielles réparations20 ».
Les objectifs sont précisés dans le communiqué de presse d’installation de la commission21 :
Le 16 février 2017, Philippe Vitale rend compte des premiers résultats obtenus par la commission composée d’universitaires et d’officiels réunionnais. Depuis longtemps, les victimes demandent que leur souffrance soit reconnue et les dommages réparés. Ericka Bareigts annonce un début d’indemnisation, avec la mise en place d’un accompagnement psychologique, doublé d’une assistance administrative pour que les déplacés puissent faire valoir leurs droits. Une bourse à la mobilité est créée afin de financer des billets d’avion pour ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de retourner sur l’île. Le rapport définitif doit être remis en février 2018, Ferdinand Mélin-Soucramanien (professeur de droit public, et déontologue de l’Assemblée nationale) participera aux travaux « afin de « sécuriser » la liste de victimes »22.
Un documentaire télévisuel de 53 min a été réalisé par William Cally pour l’événement, avec la collaboration de l’historien Sudel Fuma. Ce documentaire, intitulé Une enfance en exil : Justice pour les 161523, est considéré comme le documentaire le plus émouvant et le plus instructif jamais réalisé sur cette triste histoire. Le film a eu un écho exceptionnel auprès de la population réunionnaise et métropolitaine (diffusion sur Réunion Première, France 3, France Ô). Il a, entre autres, permis aux téléspectateurs de prendre pleinement conscience de la vérité sur cette histoire et du traumatisme des victimes exilées. Plusieurs manifestations et un grand débat télévisé sur Réunion Première orchestré par Jean-Marc Collienne, avaient été organisés lors de la diffusion du documentaire. La députée Huguette Bello fera allusion au documentaire lors de son discours à l’Assemblée nationale pour la résolution mémorielle sur le placement des enfants réunionnais en métropole.
Un autre documentaire, Arrachée à son île, (2002) est centré sur le vol d’enfants réunionnais. Il retrace le parcours de Marie-Thérèse Gasp, soustraite à sa mère à l’âge de 6 semaines, arrivée dans la Creuse à l’âge de 3 ans, en avril 1966, en compagnie de plusieurs dizaines d’enfants de La Réunion. Bientôt, ils seront près de 1 000 déracinés, arrachés à leur île, perdus, abandonnés de l’institution qui avait la charge de veiller sur eux, la DDASS. 35 ans après, Marie-Thérèse est à la recherche de son passé. Le documentaire la suit dans ses démarches24.
Le film documentaire, Rassine Monmon, Papa. Tome 1 : Ce Passé Qui Ne Passe Pas! [archive], réalisé par Michael Gence et produit par le Kollectif Nawak (2015) est un documentaire qui traite d’un point de vue personnel de cette période « Bumidom ». Cette première partie, pose le contexte de cette époque de migration généralisée à La Réunion (fonction publique, études, jeunes travailleurs, et « pupilles »), par l’agencement de témoignages et archives25.
Cette déportation était systématiquement dénoncée à compter du milieu des années 1970 dans la littérature et la musique réunionnaises. On trouve ainsi une critique du Bumidom dans l’ouvrage Zistoire Kristian, roman collectif paru en 1977. On en trouve d’autres dans les chansons de Danyèl Waro, un chantre du maloya sur l’île qui fut lui-même emprisonné en métropole à la suite de son refus de faire son service militaire[réf. nécessaire].
On consultera également les chansons de Ziskakan. L’une d’entre elles sortie en 1980 s’intitule justement Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, l’organisme qui fut chargé d’accompagner l’émigration des Réunionnais vers la métropole)[réf. nécessaire]. Elle se termine en affirmant :
Bimidom, bimidom ou vol nout bann frer.
Bimidom, bimidom ramas pa manter.
Bimidom, bimidom ou fé mal nout ker.
Bimidom, bimidom na kas ton bann fer.
Traduit du créole réunionnais au français, ce texte signifie :
Bumidom, Bumidom, tu nous voles nos frères.
Bumidom, Bumidom, ne mens pas.
Bumidom, Bumidom, tu fais mal à nos cœurs.
Bumidom, Bumidom, nous casserons tes fers.
Le téléfilm d’Éric Duret, Un mensonge oublié (2017), sur fond d’enquête criminelle, se déroule à Guéret dans le contexte de cet épisode historique[réf. nécessaire].
À l’occasion du cinquantenaire du début des déplacements des enfants en 1963, une stèle commémorative du sculpteur Nelson Boyer a été élevée à l’Aéroport de La Réunion Roland-Garros à l’initiative du Conseil Général de La Réunion. Son inauguration par la présidente du conseil général Nassimah Dindar s’est tenue le 20 novembre 201326.
Le 18 février 2014, l’Assemblée nationale vote une résolution27 mémorielle sur le placement des enfants réunionnais en métropole28. Deux semaines après ce vote Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, s’est déplacé à La Réunion pour rencontrer des enfants de la Creuse et remettre aux deux députées de la région le texte de la déclaration29.
Deux ans plus tard, en février 2016, une commission d’experts est mise en place par le ministère des Outre-mer. Présidée par le sociologue Philippe Vitale, cette commission a pour mission de répondre aux trois éléments de la résolution de loi et de faire des propositions. Le mandat de la commission est de deux années30. Pour Philippe Vitale : « Il est important d’effectuer un travail scientifique neutre et irréprochable, et de partir de la base : combien et qui étaient ces enfants ? » ». Une page dédiée sur le site du ministère de l’Outremer doit permettre à ceux qui voudront se faire connaître de se signaler. La ministre, George Pau-Langevin, s’est engagée à donner « tous les moyens nécessaires »31.
Un documentaire diffusé durant ces travaux permet à Noémie Lenoir de découvrir que sa mère a fait partie des enfants de la Creuse : cette dernière est partie de La Réunion à l’âge de seize ans et est passée par le foyer de Guéret[réf. nécessaire].
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