C’était un univers sombre. Du sable anthracite qui noircit les chaussures comme les joues, la lumière naturelle qui perce à peine dans l’usine aux allures de hangar géant, le boucan des machines. Et une chaleur de bête qui rappelle le danger constant des cuves de fonte à 1 400 °C circulant sur des chariots élévateurs. Un monde âpre. Mais c’était leur monde. Pour les 292 salariés de la Fonderie du Poitou Fonte, il s’est arrêté de tourner, samedi 31 juillet.
Quelques jours après avoir coulé ses derniers carters de moteurs pour Renault, l’usine installée à Ingrandes-sur-Vienne (Vienne) depuis 1981 a définitivement fermé ses portes. « Quand j’ai commencé ici, la première semaine je me suis dit “je ne resterai jamais là-dedans” », confie Christophe Berger, embauché à l’âge de 20 ans. C’était le 16 octobre 1989. « Puis, vous vous retournez, dix ans ont passé, puis vingt… Aujourd’hui, j’y suis très attaché. Cette entreprise, je l’ai dans le corps. Alors la fermeture, c’est très dur. »
Pour comprendre cet attachement, il faut assister au spectacle de ces tonnes de ferraille qui deviennent fonte en fusion, cette crème de feu qui coule en projetant de petites étincelles pétillantes comme les bougies qui enchantent les gâteaux d’anniversaire. « Du solide, on passe au liquide. Dans les moules, tout vide devient matière… Après trente-deux ans ici, je suis toujours émerveillé… », explique Christophe avec poésie. Et amertume. « Jamais on n’aurait imaginé devoir partir d’ici. Le cœur est lourd. C’est une tristesse de perdre un savoir-faire comme ça. Cette technicité, ils vont le payer de ne plus l’avoir », souffle-t-il, mi-défait, mi-rageur.
Le repreneur, « une planche pourrie »
Ces hommes se sentent « abandonnés », « trahis ». Un peu humiliés même. Par Renault, d’abord. Le constructeur a toujours été l’unique donneur d’ordre pour cette usine et sa voisine, la fonderie Aluminium (toujours, elle, sous observation), qu’il a implantées à Ingrandes il y a quarante ans pour relocaliser l’activité de son usine historique de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). C’est lui qui a donné le coup de grâce en décidant, en octobre 2020, de confier la production de son nouveau carter à l’espagnol Fagor plutôt qu’à la Fonderie du Poitou. Une politique de délocalisation, pour réduire les coûts de production, qui a précipité le destin d’autres fonderies françaises, comme celle de MBF Aluminium dans le Jura, liquidée début juillet.
Jusqu’au bout, les salariés ont bataillé avec le constructeur pour obtenir une prime conséquente avant fermeture. Celui-ci a consenti à verser 20 000 euros net pour chacun si les dernières commandes étaient honorées. Manière de les maintenir au travail jusqu’au bout. « On a l’impression de baisser notre froc. Mais dans ce contexte, on ne peut pas cracher sur une telle somme », commente Alain Delaveau, délégué syndical CGT. Car c’était la seule façon d’obtenir, pour les salariés, une prime supra-légale, c’est-à-dire en plus des indemnités prévues dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).
Une prime payée par le client, Renault, car le propriétaire du site, Liberty House, a fait défaut. Une autre désillusion. Cette entreprise britannique appartient à la nébuleuse GFG Alliance de l’Indo-Britannique Sanjeev Gupta, un conglomérat au fonctionnement opaque. Elle avait racheté les fonderies fonte et aluminium au printemps 2019 à la barre du tribunal de commerce, avec le soutien de Bercy et des élus locaux. Mais elle n’a jamais tenu ses promesses d’investissements pour diversifier la production, laissant décliner l’activité fonte.
Liberty était « une planche pourrie », a reconnu cet hiver, auprès du Monde, Nicolas Turquois, député (MoDem) de la Vienne. Les salariés le dénonçaient depuis des mois. Mais c’est apparu au grand jour en mars, lorsque Greensill, principal partenaire financier de GFG Alliance, a déposé le bilan, faisant vaciller toutes les sociétés du groupe. Liberty ne pouvait plus payer le PSE. Les indemnités légales seront prises en charge par l’AGS, le régime de garantie des salaires. La prime Renault viendra en plus.
« Des années qu’on dit qu’il faut diversifier »
De quoi susciter bien des rancœurs. Mais ce qui rend la fermeture si douloureuse, c’est aussi qu’elle signe l’amorce de la disparition du métier de la fonte en France, une option que les salariés n’imaginaient pas il y a encore trois ans. « En 2018, pour faire face à la demande, on faisait des réunions avec la direction pour s’organiser en 3 × 8 sur les deux lignes de production, week-end compris », se souvient Alain Delaveau. Et puis le « dieselgate », cette fraude aux émissions de CO2mise au jour chez plusieurs constructeurs, a retourné le marché et réduit soudainement la production de moteurs diesel.
Même pour les moteurs essence, la fonte, matériau très résistant mais très lourd, n’a désormais plus le vent en poupe, alors qu’il faut alléger au maximum les véhicules pour réduire les émissions carbone. En 2019, la France a voté l’interdiction de vente des moteurs diesel et essence en 2040, échéance que la Commission européenne a proposé, ce 14 juillet, d’avancer à 2035.
Fusion de la matière, à l’intérieur de l’usine, à Ingrandes-sur-Vienne (Vienne), le 15 juillet 2021. CYRIL CHIGOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Des carters prêts pour l’expédition, à Ingrandes-sur-Vienne (Vienne), le 15 juillet 2021. CYRIL CHIGOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
« Ici, on était unanimes pour dire qu’il fallait évoluer, mais pas du jour au lendemain ! On ne nous a pas laissé le temps de le faire ! s’emporte Christophe Berger. Et puis, quelle est la cohérence ? Quand je vais en vacances au Maroc, je vois que tous nos vieux diesel sont là-bas ! Et la Chine nous inonde de produits de merde fabriqués avec des centrales à charbon et transportés par des bateaux qui polluent ! Y’a un problème de cohérence globale ! »
« Qu’il y ait des évolutions techniques, d’accord. Mais les gens qui font ces métiers, on les jette ! soupire Serge Rioult, délégué CFE-CGC, à la fonderie depuis 1984. On n’a pas préparé la reconversion. Fallait l’anticiper ! Maintenant c’est trop tard ! Et ça a toujours été comme ça, les Charbonnages de France [dissous en 2007], la sidérurgie, le textile, ça s’est toujours terminé par des crises. » Les fondeurs ont accueilli fraîchement, en avril, le plan de soutien de Bercy à la filière, dont ils estiment qu’il soutient plus la reconversion que le maintien de l’activité. Eux auraient espéré une seconde vie pour le site. « Ça fait des années qu’on dit qu’il faut diversifier. Mais Renault n’a jamais voulu laisser entrer un autre client », peste Alain Delaveau.
« Moi, ça ne va pas me manquer »
« On fait de la fonte, mais on pouvait faire autre chose que de la fonte automobile, poursuit le délégué CGT. Des haltères, des plaques d’égout… On aurait dégagé moins de marge, mais est-ce qu’en France, on n’a pas intérêt à garder des emplois quitte à être moins rentable ? Est-ce que garder des emplois n’est pas un gain ? Non, Bercy veut soutenir les “industries d’avenir” comme ils disent et, pour eux, nous, on est du passé ! »
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L’arrêt des fonderies, c’est « malheureusement le sens de l’histoire », lançait Luca de Meo, directeur général de Renault, sur France Inter, le 29 juin. Dans le cadre de ce plan de soutien, un fonds spécial de 50 millions pour la reconversion des fondeurs a été mis en place, cofinancé par l’Etat, Renault et Stellantis. Comme d’autres licenciés, ceux du Poitou bénéficieront d’un accompagnement d’un an avec un cabinet de conseil en ressources humaines, LHH, et du financement de formations.
Radouane Ettassi, 35 ans, dont le travail, au « noyautage », consistait à emboîter des pièces tels des Lego pour préparer les moules, un poste répétitif, veut y voir une opportunité. Il sait déjà ce qu’il veut faire : une formation de plombier-chauffagiste, un métier recherché. « Moi, ce boulot ne va pas me manquer ! Mais on est solidaires, on ne pense pas qu’à nous, confie-t-il. Ça représente quelque chose ici, cette usine. Mon père y est rentré en 1982, quatre ans avant ma naissance. Il est parti en préretraite, malade de l’amiante… »
Comme son père, 114 salariés et anciens salariés ont été diagnostiqués en maladie professionnelle pour exposition à l’amiante, « tableau 30 », dit la notification officielle. « Ça m’a été détecté il y a trois ans, en passant un scanner. J’ai une tache au poumon, un épaississement pleural, qui continue d’évoluer », explique un salarié de 51 ans qui a fait toute sa carrière dans l’usine. Lui et un camarade de 53 ans pourront partir tous les deux en préretraite. « Mais avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête… ça, en plus de tout le contexte de la fermeture, c’est un engrenage très dur. »
« Quelque chose qui se crée entre les hommes »
Comment peuvent-ils regretter ce métier de forçat qui leur a coûté la santé ? A la fonderie, un poste est même si pénible qu’on l’appelle « Cayenne » : muni de deux marteaux et d’un masque ventilé, l’ouvrier tape toute la journée sur des pièces à 200 °C pour décoller les restes des éléments de moulage. « Peut-être à cause de ces conditions compliquées, il y a un caractère un peu gueulard, une ambiance, un lien particulier dans la fonderie, quelque chose qui se crée entre les hommes… », décrit Christophe Berger, tâtonnant avant de trouver le mot juste : « Il y a une âme. Comme à la mine avant. »
Chef de l’équipe de nuit de maintenance, lui se dit « nanti », « car la maintenance est un métier qui recrute ». Mais avant de retrouver du travail, il a besoin d’un peu de temps pour tourner la page, et décompresser de la tension accumulée ces derniers mois. Charles Emery aussi veut « prendre du repos » avant d’essayer de « rebondir avec le CSP [contrat de sécurisation professionnelle] ». Ce conducteur-pilote sablerie a 45 ans, dont vingt-deux à la fonderie. « Je vais être licencié pratiquement à la date anniversaire de mon embauche, le 2 août… »
Les larmes lui montent aux yeux, « c’est les nerfs », dit-il en s’éloignant. D’un geste, il fait signe qu’il ne peut plus parler. « Faut se l’avouer, ça va pas terrible, reprend-il un peu plus tard. Je vois la psychologue du travail, ça aide un peu, mais ça fait pas tout. C’est tellement dommage d’arrêter un outil comme ça… Et puis on est un peu comme une famille. On va se revoir, bien sûr, mais ce ne sera pas pareil. »
Vendredi 30 juillet, veille de la fermeture, les salariés se sont retrouvés pour un dernier déjeuner sur le site tous ensemble. Un symbole auquel ils tenaient, explique Alain Delaveau – lui-même très éprouvé –, comme pour se convaincre : « Les fonderies sont peut-être mortes, mais ils n’auront pas détruit notre âme. »
Devant la fonderie, un cimetière de croix symbolise la disparition des 292 emplois de l’usine, à Ingrandes-sur-Vienne (Vienne), le 15 juillet 2021. CYRIL CHIGOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Par Aline Leclerc (Ingrandes-sur-Vienne (Vienne))