2 novembre 2021 | Par Cy Lecerf Maulpoix
Le ministère de l’éducation nationale a récemment diffusé une circulaire pour « une meilleure prise en compte des questions relatives à l’identité de genre », jugée insuffisante par nombre d’associations. Mediapart révèle comment une version antérieure plus protectrice, préparée par l’administration en collaboration avec ces dernières, a été retoquée par le cabinet du ministre.
Changement de prénom, normes vestimentaires, choix du vestiaire… Dans une circulaire publiée il y a un mois, l’Éducation nationale a esquissé, pour la première fois, une reconnaissance et un cadre d’accueil pour les élèves trans au sein des établissements scolaires.
« Et puis quoi encore ? C’est criminel », s’est vite étranglé Éric Zemmour, forçant Jean-Michel Blanquer, en pleine campagne contre le « wokisme », à défendre maladroitement son texte, publié au départ en toute discrétion, sans le moindre tweet de promotion ou communiqué de presse.
« Ce qui inspire tout ce que je fais, sur ce cas comme sur d’autres, c’est toujours l’intérêt de l’enfant, a répondu le ministre de l’éducation nationale à Éric Zemmour. Tout enfant, quelle que soit son orientation sexuelle, doit évidemment, et tout adolescent surtout, se sentir bien à l’école. La circulaire ne dit que ça. »
Ce que ne dit pas Jean-Michel Blanquer, c’est que la version préparée par son administration en lien avec des associations, initialement annoncée pour la journée mondiale de lutte contre l’homophobie et la transphobie du 17 mai 2021, a fait l’objet d’une réécriture à la demande de son cabinet, d’après des documents et témoignages recueillis par Mediapart. Une réécriture qui révèle les réticences de la Rue de Grenelle à reconnaître les droits des mineur·e·s transgenres.
Les premières années du quinquennat, Jean-Michel Blanquer s’était contenté du strict minimum sur le sujet, en lançant en 2019 une campagne d’affichage, pour quelques mois, contre la haine anti-LGBT (« Tous égaux, tous alliés »). Le suicide d’une lycéenne transgenre à Lille en décembre 2020, victime de discrimination, puis le succès du documentaire Petite Fille de Sébastien Lifschitz, a rappelé au ministère l’urgence d’agir en profondeur pour protéger les mineur·e·s trans.
En début d’année 2021, le ministère réunit donc un groupe de travail constitué des rares associations LGBT qui bénéficient de l’agrément national, parmi lesquelles SOS homophobie, SIS Association, Le Refuge ou encore le collectif intersyndical Éducation contre les LGBTIphobies, avec pour objectif de rédiger un vade-mecum disponible pour la journée du 17 mai.
Une mobilisation bien tardive, juge d’emblée L. P., employée jusqu’à récemment au « bureau de l’égalité et de la lutte contre les discriminations » du ministère, au sein de la puissante Direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), et chargé de mettre en œuvre les politiques publiques de prévention des LGBTQIphobies.
Dans une circulaire l’Éducation nationale a esquissé une reconnaissance et un cadre d’accueil pour les élèves trans au sein des établissements scolaires. © Photo Thibaud Vaerman / Hans Lucas via AFP
Une urgence pour de nombreux·ses élèves
« On alertait depuis au moins deux ans sur la nécessité d’outiller les chef·fe·s d’établissement pour améliorer l’accompagnement des élèves trans et/ou non binaires, déclare-t-elle à Mediapart. Certaines questions récurrentes – concernant le prénom d’usage ou les espaces d’intimité, par exemple – témoignaient à la fois des difficultés rencontrées localement et du caractère hétérogène des réponses apportées. Dès lors, le ministère ne pouvait pas les ignorer. Il y avait urgence, pour de très nombreux·ses élèves, à améliorer les choses. »
Si aucune organisation trans n’est sollicitée au départ, une dizaine d’entre elles sont néanmoins auditionnées pour participer à l’écriture du vade-mecum. Pendant les mois qui suivent, les réunions se succèdent avec un nombre inédit de participants, dont également des fédérations de parents d’élèves, des chercheur·euse·s, du personnel d’éducation, de santé, des représentant·e·s du Défenseur des droits et de la Dilcrah (la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT).
Tous travaillent ensemble dans un climat plutôt favorable. « Je n’avais pas une grande confiance dans la politique mise en place au niveau du ministère mais j’ai trouvé que les personnes qui travaillaient à la Dgesco étaient à l’écoute, et avaient envie de faire au mieux », raconte Mael, professeur d’art depuis 15 ans et membre du collectif Éducation contre les LGBTIphobies. Tim, professeur de français et membre de Queer Education, sollicité pour l’écriture du texte, précise : « Toutes les associations avaient besoin de ce document-là. Il y a chez elles une forme d’épuisement sur ces sujets qui permet de museler la parole, de faire en sorte qu’elles soient prises dans une obligation éthique et morale de rédaction collective. »
Le calendrier est serré pour une sortie le 17 mai, date qui leur aurait été promise. Mais cinquante pages sont bel et bien rédigées en association avec le bureau chargé de ces sujets à la Dgesco.
Le cabinet de Blanquer mécontent du travail
Or le jour J, silence complet. Rien n’est annoncé par Jean-Michel Blanquer, à la grande surprise des associations.
Que s’est-il passé ? Selon une source proche du cabinet, le vade-mecum aurait été très mal accueilli par ce dernier. « On nous a fait un retour assez brutal manifestant le fait que le cabinet était très mécontent du travail qui avait été produit. Le document a été perçu comme un document de propagande militante LGBT. »
La Dgesco est sommée, quelques semaines plus tard, de réécrire un texte plus court durant l’été. À la rentrée, présenté aux associations comme une « circulaire » par le cabinet, c’est-à-dire une instruction adressée aux services, il est publié bon gré mal gré le 30 septembre, sans prise de parole officielle.
Si le texte actuel reconnaît notamment aux élèves la possibilité de s’habiller selon le genre de leur choix, de bénéficier de lieux d’intimité adaptés (toilettes, vestiaires), il a en revanche été expurgé d’un certain nombre d’éléments essentiels à leur protection et leur accompagnement, d’après les versions précédentes qui nous ont été transmises.
La mention des élèves intersexes, pourtant concerné·e·s par le texte, a tout simplement disparu. Il en est de même pour le lexique pédagogique des termes relatifs aux trans-identités, les analyses concernant les différentes formes de transphobie à l’école, ainsi que les nombreuses recommandations liées à l’accompagnement et au bien-être des élèves comme l’utilisation par les professeur·e·s de formules orales inclusives ou non genrées.
L’un des points centraux de ce remaniement concerne la disparition du terme « autodétermination », qui permet notamment de reconnaître aux personnes trans, même mineures, la possibilité de recourir à un changement de prénom et pronom dans le cadre de leur vie quotidienne à l’école (à l’oral, listes d’appel, sur les cartes de cantine, de CDI, etc.), sans nécessairement en instruire les parents, parfois opposés à la demande de leur enfant.
Souvent confondu avec le changement à l’état civil, qui nécessite l’accord des représentants légaux, cette disposition semble au cœur de l’opposition du ministère, au mépris de la convention internationale des droits de l’enfant, comme des recommandations formulées par le Défenseur des droits en juillet 2020.
Le recours obligatoire à l’autorité parentale est considéré comme dangereux par beaucoup d’associations (voir cette tribune publiée le 29 octobre). « Si les parents sont contre, c’est une violence contre l’enfant, rappelle Mael. Il faut alors protéger l’intérêt de l’enfant. L’école devrait être un espace de sécurité et d’épanouissement. »
Depuis quelques années, les refus de reconnaître au quotidien les demandes de changement de prénom/pronom se sont multipliés dans les établissements. L’année dernière, Alex, professeur dans l’académie de Toulouse, a été confronté à plusieurs demandes d’élèves. Il s’est alors vu transmettre par sa proviseure adjointe des documents émanant de l’académie de Toulouse lui rappelant l’importance de l’autorité parentale, et associant cette demande à une « dysphorie de genre », terme pathologisant que dénonçait justement le vade-mecum initial.
Si la peur des réactions parentales participe souvent des réticences des proviseur·e·s, les oppositions à l’autodétermination révèlent, plus profondément, une certaine conception de la minorité et une forme de transphobie systémique. Avec la circulaire du 30 septembre, cette situation ne fera qu’empirer, juge Sébastien*, professeur d’anglais confronté à des tensions similaires entre élèves, professeur·e·s et chef·fe·s d’établissement : « On va se retrouver maintenant à protéger l’intérêt des élèves en étant dans l’illégalité. » Ou plus précisément : « On est dans la légalité parce qu’on les protège mais on sera dans l’illégalité par rapport à nos établissements et au ministère. »
L. P., l’ex-porteuse de projet à la Dgesco, qui a quitté ses fonctions, juge ces difficultés inhérentes à l’idéologie majoritaire au sein du gouvernement. « Il devient très difficile de travailler sur la question des discriminations du fait de la référence obsessionnelle à l’universalisme et des accusations permanentes de communautarisme, confie-t-elle à Mediapart. Si tu ne peux pas décrire et dénoncer précisément les discriminations et les violences qui touchent certain·e·s élèves, tu te prives des moyens de lutter contre. Ce qui est sûr, c’est que le climat politique ne me semble pas favorable à la bonne prise en compte des élèves LGBTI. » Contacté par Mediapart à plusieurs reprises, le ministère n’a répondu à aucune de nos questions.