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MARSEILLE : Protection des mineurs les juges redoutent « une catastrophe » !

De nombreuses mesures de protection décidées par les juges des enfants du tribunal de la cité phocéenne ne sont pas applicables faute de moyens. 

Par Luc Leroux (Marseille, correspondant)

Les onze juges des enfants du tribunal judiciaire de Marseille ont des sueurs froides. Plus de 500 mesures d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) qu’ils ont ordonnées en réponse à une alerte sur la situation d’un mineur en danger attendent une hypothétique prise en charge. Au palais de justice, on redoute en permanence « une catastrophe ». Le drame a déjà été évité de justesse, à l’image du cas de cette mère dépressive qui menaçait de jeter ses enfants dans le vide depuis son appartement situé dans une tour de quinze étages alors que, plusieurs mois plus tôt, une juge avait ordonné une protection judiciaire.

En février 2021, le président du tribunal et la procureure de la République ont tiré la sonnette d’alarme dans un courrier adressé au conseil départemental, chargé de l’aide sociale à l’enfance (ASE), qui finance l’AEMO à hauteur de 12 millions d’euros par an. A l’époque, ce sont quelque 900 mineurs qui figurent sur la liste d’attente de Sauvegarde 13, association habilitée à mener ces mesures de protection judiciaire. Les juges des enfants signent des prolongations d’AEMO alors même que les mesures n’ont pas commencé à être exécutées. « Si on considère qu’une attente supérieure à six mois vide de son sens la mesure judiciaire, que dire des 20 % de mesures qui sont en souffrance depuis plus d’un an ? », déplore Laurence Bellon, coordonnatrice du tribunal pour enfants.

Habilitée pour 3 825 mesures, l’association Sauvegarde 13 en a assuré, selon les années, entre 4 650 et 5 325.

Plusieurs facteurs expliquent cette flambée des mesures AEMO non exécutées. A la mi-2020, Sauvegarde 13 fait le choix de limiter à 28 enfants le nombre de mesures attribuées par éducateur ou assistante sociale, respectant ainsi une norme nationale et évitant l’explosion du service. Dans un rapport publié en février 2021 sur l’ASE dans les Bouches-du-Rhône, la chambre régionale des comptes Provence-Alpes-Côte d’Azur décrivait « un service d’AEMO saturé ». Habilitée pour 3 825 mesures, l’association Sauvegarde 13 en a assuré, selon les années, entre 4 650 et 5 325.

Emprise des réseaux de drogue

Hors mineurs non accompagnés, les saisines des juges des enfants marseillais pour des situations de danger, qu’il soit physique, social, psychique, conséquence d’un conflit parental aigu, d’une déscolarisation, d’un embrigadement dans un réseau de stupéfiants, ont, par ailleurs, augmenté de 23 % entre 2018 et 2020 et même de 42 % en 2021. Cette hausse reflète l’extrême précarité d’une grande partie de la population marseillaise et des phénomènes de violences liés à l’emprise des réseaux de drogue sur de nombreux quartiers et cités.

La direction territoriale de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui habilite les associations pour les mesures d’AEMO, et le conseil départemental des Bouches-du-Rhône, qui les finance, ont rendu, en octobre 2021, les conclusions d’un rapport « de dysfonctionnements » de Sauvegarde 13, perçue comme un « mammouth » à remettre en mouvement. Un Etat dans l’Etat, disent même certains. Outils de pilotage illisibles, incertitudes sur les chiffres, turnover de 17 % du personnel, absentéisme grimpant à 24 %… sont pointés à l’issue du contrôle.

Dans le quartier du parc Kalliste, dans le 15e arrondissement de Marseille, le 19 février 2022. MATTHIEU ROSIER / VOST COLLECTIF / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

A l’automne, dans le 15e arrondissement de Marseille, quatre des douze professionnels chargés de l’AEMO étaient manquants. Et un tiers des retards de prise en charge affectaient les cabinets des juges des enfants des 3eet 14e arrondissements, particulièrement fragiles sur le plan social et de la délinquance.

« Ubérisation du secteur »

Tous les interlocuteurs évoquent une crise des professions sociales, faiblement rémunérées et véhiculant une image négative. « Notre société valorise plus un youtubeur à Dubaï qu’un éducateur, déplore un cadre de la protection de l’enfance. L’image qu’on colle aux jeunes de l’aide sociale à l’enfance ou de la PJJ, c’est l’échec, la récidive, la prison, on parle rarement des résultats positifs de la prise en charge. »

Evoquant une forme d’« ubérisation du secteur », Sauvegarde 13, où il manque en permanence une dizaine d’éducateurs sur un effectif de 142 affectés au seul service d’AEMO, peine à recruter en CDI des professionnels qui préfèrent un mode de travail en free-lance ou en CDD, « alors que les familles suivies ont besoin de stabilité avec un même intervenant », estime un des responsables de la structure. L’association a aussi été confrontée à une « fuite » de certains de ses salariés vers le conseil départemental où les éducateurs gagnent 300 à 350 euros supplémentaires.

Ces dysfonctionnements au sein du plus important service d’AEMO de France se traduisent par un recours plus fréquent des juges des enfants au placement des mineurs. « L’AEMO, c’est l’antibiotique à la maison, le placement, c’est l’hôpital, illustre Mme Bellon. Et sans ces mesures, on se prive d’un traitement gradué. » Une mesure d’AEMO coûte 9,50 euros par jour quand un placement est dix fois plus coûteux pour le département.

Possibles procédures en responsabilité de l’Etat

Pour lutter contre l’engorgement de l’AEMO, la Protection judiciaire de la jeunesse a préparé un appel à projets pour ouvrir 600 nouvelles mesures qui seraient confiées à une nouvelle association. Mais la procédure va prendre des mois quand l’urgence est là. Un temps, les juges des enfants ont imaginé une riposte : prononcer un non-lieu dès l’ouverture de la procédure d’action éducative en le motivant par l’impossibilité de prise en charge, mais « ça aurait fait prendre la responsabilité d’un déni de justice », observe-t-on au palais de justice. Désarmés, ils envisagent maintenant de désigner directement le conseil départemental pour assurer les mesures d’AEMO.

Depuis le mois de janvier, la quarantaine d’employés de l’antenne nord de Sauvegarde 13 n’a plus de bureaux pour travailler. Cécile Rapeau, assistante sociale, consulte ses dossiers dans sa voiture, dans le quartier du parc Kalliste, dans le 15e arrondissement de Marseille, le 19 février 2022.

Alors que l’inspection générale des affaires sociales mène actuellement une enquête sur l’aide sociale à l’enfance dans les Bouches-du-Rhône, Stéphane Pianetti, délégué CGT à Sauvegarde 13, appelle à « une réunion de consensus ». Alors que « tous les indicateurs sociaux sont au rouge dans le département, c’est toute la chaîne de la protection de l’enfance qui connaît des difficultés, estime-t-il, et le schéma départemental est largement sous-dimensionné ».

Au palais de justice, on s’inquiète de possibles procédures en responsabilité de l’Etat mais, déplore Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire, « cela soulève aussi la question du sens de l’office du juge. Au-delà, on mesure la dichotomie existant entre les discours tenus sur la protection des personnes vulnérables, qu’il s’agisse de la petite enfance ou du très grand âge, et les problématiques des personnels qui s’en occupent, dont le travail n’est valorisé ni du point de vue salarial, ni en termes d’image ». Les juges des enfants y ajoutent « leur grande déception » après les annonces de renforts en magistrats faites, vendredi 11 février, par le garde des sceaux. « On attendait tous au moins un poste de juge des enfants supplémentaire et là rien, ce qui semble vouloir confirmer le vieil adage, “justice des mineurs, justice mineure” », déplore amèrement l’un d’eux.

Protection des mineurs à Marseille : « Des familles nous disaient : “Ça fait un an qu’on vous attend” »

Assistante sociale de l’association Sauvegarde 13, Cécile Rapeau raconte la difficile mise en place des mesures éducatives. 

Depuis huit ans, Cécile Rapeau, 49 ans, assistante sociale de Sauvegarde 13, arpente les cités du 14e arrondissement à la rencontre des mineurs et de leurs familles pour lesquels un juge des enfants a ordonné une mesure d’assistance éducative. « La casquette de l’AEMO [action éducative en milieu ouvert], c’est très particulier, explique-t-elle. C’est très intrusif puisqu’on intervient sur un mandat du juge, mais on reste éducateur, pas flic. »

Vingt-huit mineurs à suivre, à rencontrer au moins deux fois par mois, des sorties éducatives à mettre en place, beaucoup de contacts à établir et un grand nombre de rapports à rédiger. « A un moment donné, on avait 48 enfants chacun et, là, on ne fait pas du bon travail, on éteint le feu tout au plus. C’est frustrant et pour eux et pour nous. Certaines familles nous disaient : ça fait un an qu’on vous attend », explique-t-elle, tout en reconnaissant qu’« une liste d’attente, c’est terrible pour un travailleur social ».

Montrer « patte blanche aux cagoulés »

Le travail de l’AEMO se veut pluridisciplinaire, avec un binôme éducateur, une psychologue, parfois une travailleuse familiale et, lorsque c’est nécessaire, un professionnel de l’ethno-clinique. « Dans des familles, on travaille avec les invisibles », explique Cécile, en référence à des croyances fortes sur l’influence des djinns (créatures surnaturelles dans la mythologie arabique préislamique), du mauvais œil. « On ne rejette pas leurs outils – le marabout, les ventouses –, on les valorise même, mais on amène aussi à des consultations de psy, par exemple. »

L’emprise des réseaux de stupéfiants sur de nombreuses cités marseillaises est un obstacle majeur, à l’origine de nombreuses démissions de travailleurs sociaux. « Je me refuse à montrer ma carte professionnelle au chouf [ guetteur] ou de dire dans quelle famille je me rends. Je parle avec lui, je lui demande mon chemin, mais c’est tout », explique Cécile Rapeau, qui, quotidiennement, « montre patte blanche aux cagoulés ». Parfois, ce sont les familles qui informent le réseau qu’elles attendent un éducateur. A Sauvegarde 13, on cite même le cas où le membre du réseau accompagne l’éducateur jusque dans la famille et assiste au début de l’entretien, afin de vérifier qu’il s’agit bien de travail social.

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