Lundi 4 avril, Sarah* donne un cours à l’école élémentaire Louis-Pasteur à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Son téléphone sonne. Un texto d’un collègue la presse d’aller regarder ses mails. Dans sa boîte : un courriel de l’inspecteur d’académie, qui la convoque en vue d’une mutation « dans l’intérêt du service » et « destinée à rétablir la sérénité au sein de l’école ».
Dans ce courrier, que Mediapart a pu consulter, l’inspection académique précise que cette convocation ne relève pas d’une « procédure disciplinaire ». « On ne me donne aucune explication, à part que ce n’est pas une sanction », résume Sarah.
« C’est un déchirement absolu, ça fait 12 ans que je bosse dans cette école », raconte Pauline*, enseignante elle aussi convoquée en vue d’une mutation. Parmi les 19 enseignant·es de Louis-Pasteur, six ont reçu un courrier similaire.
Pour Camille Saugon, enseignante à Louis-Pasteur et syndicaliste chez SUD Éducation 93, cette école labellisée « cité éducative » et REP+ (éducation prioritaire) est un cas « exceptionnel ». « C’est l’une des écoles les plus stables de la ville. Si ces mutations sont actées, ils démantèlent l’équipe et détruisent ce qui a été construit depuis 10 ans, en termes pédagogiques et relationnels. »
Protestation à l’école élémentaire Pasteur à Saint-Denis contre la mutation des enseignants. © Photo Twitter Sud Education 93
À Louis-Pasteur, les derniers mois avaient été marqués par les difficultés et les frustrations dues à une très mauvaise entente avec l’ancienne directrice. Mais depuis janvier, tout était revenu à la normale, l’arrivée d’un nouveau directeur avait permis à la communauté éducative de retrouver une certaine sérénité.
Depuis le début de l’année scolaire, près de 70 fiches « santé et sécurité au travail » visantles possibles manquements del’ancienne directrice avaient été transmises à l’académie. « La directrice avait des problèmes de compétences, estime Sarah, le strict minimum n’était pas fait. »
Mediapart a eu accès à certaines de ces alertes. Les enseignant·es déploraient, entre autres, un défaut de surveillance des élèves de la part de la directrice, son refus de participer à certains conseils des maîtres et maîtresses, sa rétention des comptes-rendus de réunions et son non-respect des décisions prises à l’unanimité. Dans un signalement réalisé en novembre 2021, les enseignantes et enseignants rapportaient que la directrice les aurait qualifiés d’« idiots » sur sa page Facebook. « On a fait une montagne de signalements », explique Sarah.
« Très vite, c’est devenu un cauchemar,raconte Dominique*, qui enseigne à Louis-Pasteur, également visé par cette procédure de mutation. J’ai perdu huit kilos en trois semaines, je ne dormais plus. » Après une trentaine de signalements sans réponse, les 19 enseignant·es exercent leur droit de retrait pour « danger grave et imminent ».
« Se sont ajoutées à cela des divergences de valeurs », explique Marie-Hélène Plard, secrétaire départementale du syndicat SNUipp-FSU dans le 93, qui soutient le corps enseignant de l’école Louis-Pasteur. À l’en croire, la directrice aurait appliqué « un traitement des familles qui n’était pas le même selon l’origine » et aurait tenu « des propos parfois ouvertement racistes ou xénophobes ». Dominique dit se rappeler un échange entre la directrice et un élève : « Ta mère ne sait pas t’éduquer », aurait-elle lancé à l’enfant en présence de sa mère, qui comprend difficilement le français.
Contactée par Mediapart, la directrice dit « ne pas avoir reçu l’accord de sa hiérarchie » pour nous répondre et nous renvoie vers un représentant syndical, César Landron, secrétaire départemental du SNUDI-FO 93. La directrice a-t-elle tenu des propos racistes ? « C’est faux, ça fait partie de la cabale, répond ce dernier. La directrice a essayé de faire son travail, elle n’a pas réussi, clairement. Le reste est de l’ordre de la rumeur. »
En novembre 2021,le rectoratde l’académie de Créteila lancé une enquête administrative pour « climat dégradé ». Toute l’équipe enseignante a été reçue dans ce cadre. « On a déchanté quand on a vu la teneur des questions de l’enquête : aucune question sur la directrice, uniquement sur ce que nous, enseignants, pouvions nous reprocher »,se rappelle Sarah.
Camille Saugon abonde : « L’enquête a été menée à charge,explique la syndicaliste. Les questions étaient humiliantes, on nous interrogeait sur des dysfonctionnements passés, qui n’avaient rien à voir avec les signalements faits. » Dominique énumère certaines questions qui lui ont été posées : « Pourquoi vous ne faites pas les évaluations nationales ? » « Pourquoi vous ne remplissez pas le livret d’évaluation numérique ? » « On peut avoir ce débat,dit Dominique, mais ce n’était pas le sujet. »
« C’est une école qui est dans le viseur de l’administration parce qu’elle se refuse à appliquer bêtement les directives de Blanquer [le ministre de l’éducation nationale – ndlr], notamment les évaluations nationales au CP. Ce qui n’est pas le cas uniquement pour eux : d’autres établissements le font dans le cadre d’une consigne syndicale du SNUipp-FSU », estime Marie-Hélène Plard, la secrétaire départementale de ce syndicat en Seine-Saint-Denis.
« Quelle place pour un nouveau directeur dans une école avec une direction collégiale et une équipe qui veut appliquer certains textes mais pas d’autres ?, s’interroge de son côté César Landron, du SNUDI-FO. Sur les quatre derniers directeurs, trois sont partis en cours d’année. À un moment, ce n’est plus un hasard. »
Mais le feuilleton ne s’arrête pas là. Le 17 janvier, le magazine d’extrême droite L’Incorrect publie sur son site un article titré « Gauchisme à l’école : le niveau monte », dans lequel l’auteur décortique le cas de l’école Louis-Pasteur.
Il qualifie l’établissement d’« école dirigée de fait par une amicale d’antifas », dans laquelle « les enfants des quartiers populaires ne peuvent qu’apprendre la haine de la France et de son histoire ».Selon lui, les enseignant·es seraient « prêts à tout », y compris au « harcèlement » pour ne pas perdre cette « usine à fabriquer les futurs gauchistes ». Ces derniers auraient même été aperçus « fumant des joints sur le parking de l’école ». L’article se base majoritairement sur un témoignage anonyme. Pour les enseignant·es, il n’y a pas de doute : c’est celui de la directrice de l’école.
Dans une vidéo publiée sur la page YouTube de L’Incorrect, l’auteur qualifie par ailleurs les enseignantes et enseignants syndiqués de l’école Pasteur de « terroristes » et compare la situation de la directrice à celle de Samuel Paty, le professeur décapité par un terroriste à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) en octobre 2020.
Dans l’article du magazine d’extrême droite, les prénoms de trois enseignants de l’école sont cités, modifiés à la marge, assez reconnaissables. Dans la vidéo, les auteurs publient aussi des copies d’écran de messages privés échangés entre enseignants, sur lesquelles les numéros de téléphone de ces derniers apparaissent. Pour Sarah, l’article de L’Incorrect est « surréaliste ». « C’est de la calomnie, considère Pauline, l’une des enseignantes. Je ne me suis pas engagée dans le service public pour cela. »
L’équipe d’enseignant·es décide de ne pas répondre publiquement et préfère alerter l’inspection académique. « Notre inspecteur de circonscription ne nous a pas reçus, se souvient Camille Saugon, alors que ça mettait en danger notre sécurité au travail et celle des enfants. »
César Landron, le représentant syndical répondant pour la directrice, admet qu’elle a parlé au magazine d’extrême droite. « Cette collègue a fait appel à des dizaines de médias qui n’étaient pas intéressés, rapporte-t-il. Par jeu de connaissances, un journaliste de L’Incorrect s’est proposé et a manipulé ça politiquement. Je confirme que cette directrice a les avis qu’elle a, elle a le droit de les avoir. Mais elle n’est ni d’extrême droite ni fasciste. » « En tant que représentants syndicaux, nous sommes là pour la défendre, mais nous n’approuvons pas ce qu’elle a fait avec L’Incorrect », précise-t-il.
Quelques jours après la publication de cet article, la directrice ne vient plus au travail. Son poste reste vacant pendant plusieurs semaines. Il y a deux mois, un nouveau directeur est nommé. « On a calmé les choses, on a fait des plans pour l’année prochaine », raconte Sarah, selon laquelle le nouveau directeur « a fait un boulot énorme pour rattraper le retard ». « L’école regagnait en sérénité parce que la directrice dysfonctionnante était partie », explique Marie-Hélène Plard.
Les six enseignantes et enseignants ont donc été abasourdis par leur convocation en vue d’une éventuelle mutation. « L’histoire était terminée, je ne comprends pas ce qui leur est passé par la tête », s’étonne Dominique.
Le lendemain de la réception des courriers, les parents sont informés. Rassemblés dans la cour de l’école, ils expriment leur émotion. « J’en avais les larmes aux yeux », raconte Mounir, représentant des parents d’élèves. « La moitié des parents pleuraient, abonde Marie, mère d’élève, également élue au conseil de l’école. On est ravagés, c’est dégueulasse. »
« Je suis très en colère, explique Mounir, dont les enfants fréquentent Louis-Pasteur depuis huit ans. C’est une école de quartier populaire de qualité, où il y a un projet pédagogique, une équipe stable, un cadre apaisé et bienveillant pour les enfants. » « Cette école, on y travaille par choix,raconte Sarah, qui enseigne à Louis-Pasteur depuis presque 10 ans. C’est ma deuxième maison. »
Le sentiment des enseignant·es est que l’inspection académiqueveut les sanctionner pour leurs mobilisations au sein de l’école. Toutes et tous sont syndiqués. « On ne se mobilise pas en tant que syndiqués ou en tant que militants, mais en tant qu’enseignants pour la réussite de nos élèves »,précise Dominique. « On demande des moyens. Oui, on râle, mais c’est pour avoir un service de qualité. Ils veulent nous remplacer par des gens qui vont se taire »,estime Pauline.
« Les muter, les enlever de leurs élèves, ça ne peut être vécu que comme une sanction,estime Marie-Hélène Plard, du SNUipp-FSU. Ce qu’on leur reproche, c’est d’être des enseignants très engagés et pas assez malléables avec l’institution. »
Pour répondre aux inquiétudes des parents, la direction des services départementaux de l’Éducation nationale a publié une lettre d’information pour préciser que ces convocations sont le « résultat de l’enquête administrative » et promet que son « engagement est total pour procurer aux élèves de l’école les meilleures conditions d’enseignement possible ».
Contactée par Mediapart, l’inspection académique ne précise pas si elle entend bien muter les six enseignant·es : « La procédure contradictoire s’applique », répond le pôle communication de la direction des services départementaux de l’Éducation Nationale. Il précise que la convocation est lancée « avant les opérations de mouvement, ce qui permet de garantir l’affectation d’enseignants pour la rentrée prochaine ».
Mardi 12 avril, plusieurs syndicats d’enseignants appellent à une grève départementale en soutien aux six professeur·es menacé·es. « Par qui vont-ils les remplacer ?, fulmine Mounir, le parent d’élève. Au mieux par des enseignants qui sortent de leur formation, au pire par des contractuels. C’est une véritable destruction de l’école et de l’avenir de nos enfants. »
Célia Mebroukine Médiapart