Dans un entretien au « Monde », la sociologue Elsa Tyszler analyse les conséquences de l’invisibilisation des femmes migrantes dans les débats autour de l’immigration ainsi que les violences genrées dont elles sont victimes.
Elles représentent 52 % des personnes ayant quitté leur lieu de naissance ou de résidence pour rejoindre la France, selon les derniers chiffres de l’Institut national d’études démographiques, qui s’appuient sur la délivrance du nombre de titres de séjour en 2019. Les femmes sont pourtant très souvent absentes des discours politiques sur l’immigration. Absentes voire invisibilisées, estime Elsa Tyszler, chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, pour laquelle cela esquisse une stratégie favorisant « l’amalgame entre hommes délinquants et immigration, légitimant ainsi une politique répressive ».
C’est notamment cet amalgame que les associations soutenant les exilés ont voulu dénoncer lors d’une manifestation devant l’Assemblée nationale mardi 6 décembre, date à laquelle le projet de loi asile et immigration a été débattu sans vote au Palais-Bourbon. Par ce futur texte, le gouvernement entend notamment octroyer des titres de séjour aux personnes occupant des postes dans « les métiers en tension », dont la liste reste à établir, mais aussi durcir la demande d’asile et faciliter les expulsions.
Si le gouvernement affirme chercher un équilibre entre fermeté et humanisme dans ce projet de loi, pas un mot n’a été prononcé pour les femmes alors que leur parcours migratoire peut être marqué par une violence spécifique, elle-même invisible.
Dans un entretien au Monde, Elsa Tyszler, qui étudie les questions migratoires depuis le prisme des rapports de genre, analyse les conséquences des politiques sécuritaires mises en œuvre aux frontières, l’invisibilisation des femmes migrantes et la dépolitisation des violences qu’elles vivent.
Elles peuvent être numériquement moins importantes selon les lieux, mais elles sont toujours présentes parmi les personnes qui arrivent aux frontières européennes en quête d’exil. Toutefois, nous avons une vision biaisée du nombre de femmes puisqu’elles sont souvent invisibilisées et qu’elles s’auto-invisibilisent aussi parfois pour se protéger. Aux frontières, les femmes migrantes d’Afrique et du Moyen-Orient sont rendues doublement vulnérables car elles sont sujettes au racisme des pratiques de contrôle migratoire et en même temps à du sexisme, à différents niveaux.
Dans le champ de la recherche, les questions migratoires ont longtemps été étudiées à partir des expériences des hommes, comme s’ils représentaient la généralité sociale des personnes en migration. Depuis quelques décennies, des chercheuses – souvent migrantes elles-mêmes – font un effort de rattrapage sur la connaissance des expériences des femmes et, plus récemment, ont commencé à aborder les questions migratoires depuis le prisme du genre.
Dans le champ politique, je dirais qu’il y a une stratégie d’invisibilisation des femmes qui sert à légitimer une lutte violente, voire mortifère, contre l’immigration des pays du Sud global vers le Nord global (l’Occident). Ainsi, celle-ci est représentée comme éminemment masculine, clandestine, et elle est d’emblée criminalisée quand il s’agit d’hommes non blancs originaires d’Afrique ou du Moyen-Orient.
Lorsque les femmes sont visibilisées dans les discours politiques, c’est pour dire qu’elles sont victimes de traite humaine et qu’il faut les libérer de leurs compagnons de route. C’est une façon pour les gouvernements d’« exotiser » les violences qu’elles vivent et de se défausser de toute responsabilité. Mais la réalité du terrain révèle que c’est une pluralité d’auteurs qui perpètrent les violences sexuelles dont elles souffrent sur les routes clandestinisées et notamment aux frontières.
Ce sont des hommes, en uniforme ou en civil, au contrôle des dispositifs officiels et officieux de blocage et de passage des frontières, qui les soumettent à du chantage sexuel, et ce même si elles sont censées pouvoir traverser librement la frontière en tant que demandeuses d’asile, ou bien si elles sont à même de pouvoir payer leur passage clandestin. N’accuser que leurs compagnons de route, de crimes sexuels dont ils sont peu souvent responsables, fausse la vision de la réalité et ne rend pas compte du résultat des politiques migratoires, qui mettent les femmes migrant vers l’Europe dans ces situations de grande vulnérabilité. Ces violences sont politiques.
L’externalisation des contrôles hors des frontières de l’Europe mais aussi le rétablissement des contrôles à l’intérieur de l’Europe ont rendu les routes beaucoup plus longues et dangereuses. Les femmes, notamment quand elles sont accompagnées d’enfants, passent en général plus de temps sur les chemins de l’exil que leurs homologues masculins. Elles se retrouvent coincées dans des pays par lesquels elles ne voulaient que transiter : j’ai rencontré des femmes iraniennes et afghanes qui avaient passé d’une à quatre années sur la route des Balkans, coincées à différentes frontières, comme celle entre la Bosnie et la Croatie. De même, des femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest restent bloquées des années au Maroc avant d’éventuellement parvenir à traverser la frontière espagnole.
« A la frontière franco-italienne, des femmes ont dû accoucher seules car la police aux frontières de Montgenèvre ne laissait pas passer le reste de la famille et les refoulait côté italien »
Sur des routes qui ne cessent de s’allonger, les femmes peuvent tomber enceintes, ce qui participe au ralentissement de leur voyage, s’il ne le stoppe pas. Elles sont par ailleurs souvent très durement jugées pour ça, subissant le stigmate de la mauvaise mère mettant son enfant en danger. A la frontière franco-italienne, des femmes ont dû accoucher seules car la police aux frontières de Montgenèvre ne laissait pas passer le reste de la famille et les refoulait côté italien. Il y a eu le cas d’une femme qui a été renvoyée en Italie alors qu’elle allait accoucher de façon imminente. Elle a été amenée en urgence à la maternité de Turin, qui se situe à deux heures de route, alors que celle de Briançon était à seulement vingt minutes. Plutôt que de susciter de l’empathie, notamment dans des situations où leur état de santé est préoccupant, elles sont parfois davantage réprimées.
Depuis que j’ai quitté le Maroc en 2017, bien des hommes que j’avais rencontrés aux frontières de Ceuta et Melilla ont pu passer. En revanche, la quasi-totalité des femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest que j’ai connues à l’époque sont encore sur place. Elles sont constamment soumises à des rapports de pouvoir et de domination. Sur mes différents terrains, je me suis rendu compte que les frontières étaient en fait contrôlées au masculin. Les femmes sont ainsi aux prises avec le racisme et le sexisme cristallisés dans les pratiques de contrôle migratoire, avec une forte emprise sur leur corps et leur mobilité. La violence qu’elles vivent est souvent beaucoup moins visible, car il ne s’agit pas d’une répression par les coups, comme c’est le cas plus souvent pour les hommes.
Puisque la représentation est focalisée sur des hommes brandis comme des menaces, réactivant des stéréotypes coloniaux d’hommes racisés vus comme des barbares, des sauvages, cela légitime les actes mortifères en toute impunité. Cela justifie une répression violente, alors que, de par les politiques, on met ces hommes et femmes dans des situations dans lesquelles ils et elles ne peuvent pas faire autrement que de traverser illégalement les frontières. Ces personnes n’ont d’autres choix que de s’organiser pour résister, se défendre contre des politiques d’une violence injustifiable. Pourquoi ne parle-t-on pas de la délinquance des gardes-frontières dont les pratiques sont la plupart du temps tout à fait hors la loi ? Pourquoi ne parle-t-on pas de la délinquance d’Etat quand nos gouvernements élaborent et mettent en œuvre des politiques migratoires qui bafouent les droits et tuent ?
Penser que ce sont principalement des hommes aux frontières permet de performer le masculinisme d’Etat français qui défend les frontières de la nation. C’est moins viril de violenter des femmes et des enfants, alors on les invisibilise et on vante une lutte contre des hommes soi-disant délinquants qui viendraient envahir le territoire.
Fatoumata Sillah