Caroline Coq-Chodorge, Lucie Delaporte, Mathilde Goanec
Dans le XIIIe arrondissement de Paris, la haute tour de l’université de Tolbiac est une forteresse assiégée, ce lundi 20 mars. De son esplanade, en surplomb des rues qui l’entourent, des étudiant·es observent le balai des camions de CRS qui, par dizaines, quadrillent le secteur.
Tolbiac reste fidèle à sa réputation de point chaud de la jeunesse en France. Mais au-delà, « la journée de mobilisation a été l’une des plus fortes depuis le début du mouvement : à Paris, Limoges, Rennes », énumère Victor Mendez, syndicaliste étudiant à l’Unef et militant du NPA. « Tous les étudiants mobilisés se coordonnent au sein de la coordination nationale étudiante »,assure-t-il.
À Tolbiac, vers 12 heures, une assemblée générale vote en masse pour l’occupation des lieux par les étudiant·es. Dès 11 heures, l’amphithéâtre est bondé. Un millier d’étudiant·es vont et viennent pour participer au débat et au vote, et dans le même temps prendre le contrôle des deux portes d’accès, normalement gardées par des vigiles. « La sécurité s’occupe des sorties, et nous des entrées », se félicite, dans les clameurs, vers 12 h 30, une étudiante. Car ils et elles veulent une fac certes occupée, mais « ouverte ».
La faculté de Tolbiac est mobilisée depuis le début du mouvement social contre la réforme des retraites, mais cette assemblée générale est d’une tout autre ampleur : «Après les vacances, nous étions seulement 300 », se souvient Léonard, du NPA Jeunes.
À la tribune, une majorité de jeunes femmes, représentantes des syndicats Unef, du Poing levé (organe jeunesse du parti Révolution permanente) et du NPA étudiant. Mais d’autres n’appartiennent à aucune organisation et le revendiquent. Quelques-un·es cachent leur visage. « Il n’y pas de partisici, il y a des partisans : pour l’occupation de l’université, les droits des femmes, des minorités ; contre Macron, ce gouvernement, le capitalisme », dit un étudiant. Plus concrètement, l’assemblée générale vote pour trois mots d’ordre politiques : le retrait de la réforme des retraites, de la loi immigration, et un salaire étudiant « pour ne plus vivre dans la précarité ».
Des enseignant·es sont également présent·es dans la salle, comme Clément, professeur d’anglais. Il estime à « 40 à 50 les enseignant·es mobilisé·es » pendant les sept journées d’appel à la grève. Les précédentes journées de mobilisation ont jusqu’ici échoué, car « la fac était fermée, et les cours en visio, qui sont une manière de casser la grève », regrette l’enseignant.
La nouvelle tombe vers 13 heures : la présidence de l’université Paris 1 décide la fermeture du site de Tolbiac en raison de son « occupation », mais aussi de « l’intrusion de personnes extérieures » – dont Mediapart auquel l’accès a été formellement interdit – ainsi que de « la dégradation de la sécurité incendie ». Ce dernier point, les étudiant·es le nient vigoureusement.
Un enseignant, membre des Économistes atterrés, met en garde contre une radicalité de façade : « Combien vont réellement occuper la fac ? Si c’est une minorité qui commet des dégradations, alors la faculté évacuera, en partie pour de bonnes raisons : la défense du service public. Le résultat, ce sera une faculté désertée. » Il fait ainsi référence à l’occupation de 2018, quand des dégradations ont été commises. L’économiste encourage plutôt les étudiant·es à essayer de « convaincre ceux qui ne sont pas là » et, au-delà, « la majorité de la population ».
Est ainsi mis au vote le principe d’une manifestation mardi, qui devrait partir de l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, à moins d’un kilomètre de là, pour rejoindre Tolbiac, puis l’université Paris 7 sur les bords de Seine, et la gare d’Austerlitz. « Des éboueurs aux cheminots, on fait la jonction entre le monde du travail et la jeunesse. C’est cela qui fait peur au gouvernement, qu’on soit liés », explique Lorelia, du syndicat Le Poing levé.
Un doute saisit l’assemblée générale quand elle tente de compter celles et ceux qui sont résolus à occuper les lieux la nuit venue. Une étudiante et un étudiant expliquent être salarié·es, contraint·es de travailler ce soir. Une autre s’inquiète de savoir si la faculté sera « un lieu sûr pour dormir ». Hortense, du NPA Jeunes, prévient : « Si on n’est pas assez nombreux, cela va être mega-dangereux pour ceux qui restent. » Une petite centaine de personnes s’engagent à passer la nuit sur place.
L’assemblée générale aura beaucoup parlé sécurité et auto-défense. Est ainsi adoptée la création d’un service d’ordre « révocable, mixte », qui promet d’être un lieu de formation pour se protéger face aux violences policières.
Vers 16 heures, les CRS bloquent les deux entrées de la faculté, interdisant les entrées sans bloquer les sorties. Selon Hortense, du NPA Jeunes, 500 à 600 étudiant·es sont encore présent·es à l’intérieur. S’ils perdent la possession des lieux, les cours en visio pourront reprendre, comme si de rien n’était.
Après un blocage matinal du site Pierre-et-Marie-Curie, mené par une centaine d’étudiant·es et rapidement levé par le service d’ordre musclé de la fac, la mobilisation à Jussieu se poursuit ce lundi par une AG à 12 h 30 sur le site des Grands-Moulins, dans le XIIIe arrondissement de Paris.
Dans l’amphi C5 bourré à craquer, où un micro circule entre étudiant·es et personnels de l’université, tout le monde fait le constat d’une mobilisation record depuis le début du mouvement. À la question de savoir qui participe à une AG sur la réforme des retraites pour la première fois, près de la moitié de l’amphi, dans lequel se pressent près de deux cents personnes, lève la main.
« Macron pensait qu’avec son 49-3, les gens allaient rentrer tranquillement chez eux, mais c’est l’inverse », lance pour commencer un étudiant qui, comme toutes les personnes présentes, refuse de penser que la partie est jouée. « Le CPE, il était aussi passé au 49-3, mais le mouvement étudiant a été tellement puissant qu’ils l’ont remballé et plus jamais ressorti »,rappelle-t-il pour motiver l’assistance.
Une enseignante de l’UFR de physique prend la parole pour demander que le mouvement s’organise en dehors de ce qui se passe en même temps à l’Assemblée nationale. Inutile d’attendre un éventuel – et peu probable – vote de la motion de censure, explique-t-elle. « Ils s’agitent au Parlement mais on ne va pas mettre notre sort entre les mains de quelques députés de droite. » Pour elle, les personnels de l’université doivent soutenir les secteurs déjà les plus mobilisés comme les éboueurs, les salariés des raffineries… « Et pour les soutenir il faut se mettre en grève, on ne fait pas une grève par procuration »,ajoute-t-elle.
Très vite, une soixantaine de membres du personnel de la fac votent, à main levée, pour la grève immédiate, et s’éclipsent pour laisser les étudiant·es entre eux et aller discuter, de leur côté, les modalités de la mobilisation des jours à venir, avec en ligne de mire le refus du distanciel, briseur de grève.
« Quand on nous dit qu’on est dépolitisés… Mais voilà, nous, la jeunesse, on attendait un mouvement qui en vaille la peine », déclare Lucie, militante du Poing levé. « Cela fait des années qu’on n’avait pas vu autant de monde dans les AG ici. Le gouvernement est en PLS [position latérale de sécurité – ndlr], tout le monde le ressent ! »,s’enthousiasme un étudiant.
Une autre, plus sceptique, rappelle qu’être quelques centaines n’est pas suffisant pour bloquer la fac. « Il faut aller dans les amphis et expliquer aux gens que s’ils ne se bougent pas, ils font partie du problème. À quoi ça sert d’aller en cours maintenant si c’est pour galérer à trouver du travail et être exploités ? Notre colère qu’on a depuis des années, on a là un moyen de l’exprimer », poursuit la même étudiante.
Au fil des interventions, un appel à la radicalisation du mouvement s’impose. « Si le gouvernement veut nous clouer au sol, il faut des nouvelles formes de mobilisation », assure un participant.
Aux cris de « Grève, blocage, Macron dégage », l’amphi se vide le temps d’aller rassembler plus d’étudiant·es.
« Excusez-moi d’interrompre votre cours mais la démocratie n’attend pas », lance, bravache, un étudiant au prof en train de plancher sur un cours de physique. « La lutte est bien plus large que la question des retraites maintenant », explique-t-il. « La question, c’est la précarité étudiante mais aussi les discriminations », poursuit-il.
« La réforme des retraites, c’est vraiment la goutte d’eau », décrypte un étudiant qui se prépare à rejoindre l’AG inter-facs de Tolbiac en fin de journée.
À Paris 8, la plutôt faible mobilisation depuis le début du mouvement a également bénéficié d’un petit coup de fouet après l’annonce du 49-3. L’université de Saint-Denis a été bloquée lundi matin quelques heures pour la première fois depuis le début du mouvement et la grève reconductible jusqu’à vendredi, votée à l’occasion d’une assemblée générale ayant compté un peu plus de 300 participants, étudiant·es et personnels. Mais la méthode pour tenir la semaine est encore loin d’être claire.
Le blocage ou l’occupation des lieux ne fait pas l’unanimité, ils sont même critiqués, sur le plan tactique, par Le Poing levé, très actif dans la mobilisation et l’animation des débats à Paris 8. « Les militants du Poing levé veulent absolument massifier, converger, mais il faut se rendre à l’évidence, on n’y arrive pas, on doit d’abord s’organiser ici ! », rapporte une étudiante en sociologie, un peu dépitée.
Elle se joint à une trentaine d’autres, menés par un syndicaliste étudiant de Solidaires, son mégaphone à la main, partis « débrayer » leurs camarades dans les quelques cours maintenus dans l’université. « Pendant que vous êtes là, des copains de Tolbiac sont encerclés par la police, ça doit nous faire réagir, venez en manif avec nous ! », lance une jeune femme dans un cours de géographie. L’enseignante accepte de ne pas pénaliser les absents, mais refuse d’annuler son cours, elle-même n’étant pas en grève reconductible. Une dizaine d’étudiants se lèvent et rejoignent le petit cortège.
Dans un autre cours, consacrée à l’Union européenne, où ils déboulent, un autre étudiant en appelle à la mémoire du lieu. « Cette université a été créé après Mai-68, on y a invité Foucault, Gramsci, l’écrivain Hélène Cixous, ici en Seine-Saint-Denis, c’est ça notre héritage, la pensée et la lutte ! »