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Des lois antiterroristes détournées pour garantir le maintien de l’ordre en France

Abel Mestre, Christophe Ayad et Lucie Soullier

Le ministère de l’intérieur a rappelé les préfets à l’ordre, à la suite de la suspension, par un tribunal administratif, d’un arrêté qui instaurait un « périmètre de protection », à l’occasion d’un déplacement du chef de l’Etat, en s’appuyant sur la lutte contre le terrorisme.

C’est un recadrage sévère. Ou un rétropédalage masqué. Dans un e-mail adressé aux préfets mardi 25 avril, révélé par Libération et auquel Le Monde a eu accès, la directrice des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur sonne « l’alerte » : la mise en place de périmètres de sécurité sur le fondement de l’article L. 226-1 du code de la sécurité intérieure est « un détournement de procédure ».

La raison ? L’absence de justification d’un risque terroriste alors même que l’article en question est tiré de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, adoptée en 2017. Une manière, pour le ministère, de se décharger de toute responsabilité face à des arrêtés qui seraient illégaux. Pas question pour la Place Beauvau de multiplier les déconvenues devant la justice administrative, qui pourraient porter un coup à la crédibilité de son action.


Dans ce message, le ministère de l’intérieur se range en effet à l’avis du tribunal administratif d’Orléans, qui a suspendu, mardi 25 avril, l’arrêté du préfet du Loir-et-Cher, basé notamment sur la loi SILT, en expliquant qu’« un périmètre de protection ne peut être institué par le préfet en application de ces dispositions qu’aux fins d’assurer la sécurité d’un lieu ou d’un événement exposé à un risque d’actes de terrorisme à raison de sa nature et de l’ampleur de sa fréquentation ». Pour le tribunal administratif, « un déplacement du président de la République ne saurait être regardé comme justifiant à lui seul, par sa nature, l’instauration d’un périmètre de sécurité ».

Guérilla judiciaire

Mardi 25 avril toujours, le préfet du Doubs a retiré de lui-même son arrêté, construit sur le même modèle. Le texte mentionnait notamment « la prégnance de la menace terroriste sur le territoire national » pour justifier l’interdiction de manifester deux jours plus tard dans la commune de La Cluse-et-Mijoux, où Emmanuel Macron se rendait pour célébrer le 175e anniversaire de l’abolition de l’esclavage.

Ce retrait est-il la conséquence directe du recadrage du ministère de l’intérieur ? « Aucune autorité, ni l’Elysée ni ministérielle, n’a imposé ce retrait. C’est une décision de M. le préfet, au vu de certaines évolutions de la visite du président », affirme la préfecture du Doubs, précisant que certaines séquences prévues en extérieur avaient finalement été rapatriées à l’intérieur « pour des raisons techniques ».

Beauvau ou l’Elysée avaient-ils donné des instructions pour la sécurisation des visites d’Emmanuel Macron? « Pas du tout », conteste le préfet de l’Hérault, Hugues Moutouh, le premier à avoir pris ce type d’arrêté. « Ce sont nos compétences propres, c’est notre responsabilité », ajoute-t-il, précisant que ses services ont « l’habitude » de s’appuyer sur ce texte dans le cadre de rassemblements : « Pour moi, c’était tout à fait logique de l’utiliser dans le cadre d’une visite officielle. »

Depuis le premier arrêté pris sur le fondement de la loi SILT, les associations de défense des libertés publiques, à l’instar de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et de l’Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico) mais également certaines organisations comme le Syndicat de la magistrature (SM) ou le Syndicat des avocats de France (SAF), ont mené une véritable guérilla judiciaire.

« Phénomène ancien »

Marion Ogier, avocate, membre du SAF et de la LDH, raconte que « ce jeu du chat et de la souris » a commencé lors des premières manifestations non déclarées après l’adoption sans vote de la réforme des retraites par l’emploi de l’article 49.3 de la Constitution, en mars. Chaque jour, ils guettaient l’affichage des arrêtés devant les préfectures, puis les décortiquaient, formant systématiquement des référés-liberté.

Rebelote fin avril, cette fois contre les arrêtés se fondant sur la loi SILT mais qui interdisaient aussi les « dispositifs sonores portatifs » (sifflets, mégaphones par exemple) et les casserolades. « Les casserolades doivent bénéficier de la protection des manifestations classiques, estime Me Ogier. C’est un instrument permettant une contestation, comme une banderole ou un mégaphone. »

Pour les défenseurs des libertés publiques, ces arrêtés ont été une nouvelle preuve d’une volonté politique de détourner certains textes de leur finalité dans une vision sécuritaire. « C’est tout le problème des législations d’exception, note Patrick Baudouin, président de la LDH. On s’abrite derrière ces textes pour prendre des mesures liberticides qui concernent le droit commun. » Pour l’avocat Arié Alimi, la situation n’est pas inédite : « On avait déjà vu des tentatives de la même nature lors des « gilets jaunes » ou de la contestation de la loi « sécurité globale » [en 2021], mais il n’y avait pas ce côté systématique. »

Serge Slama, professeur de droit public à l’université de Grenoble, abonde : « Il y a une addiction du pouvoir public à son propre pouvoir. La liberté est la règle, la mesure de police doit rester l’exception. Or, on a l’impression que l’on a renversé le paradigme. » Cela s’inscrit dans une tendance lourde. « Le détournement des lois antiterroristes est un phénomène ancien, souligne l’avocate Lucie Simon, spécialiste de ce domaine. Mais le vrai tournant, c’est 2015 avec l’entrée dans l’état d’urgence, dont les principales dispositions sont passées dans le droit commun en 2017 avec la loi SILT1 renforcée par la loi SILT 2. »

« Insécurité juridique »

Pour l’avocate, « le principal détournement des lois antiterroristes vise à des mesures d’éloignement des étrangers. C’est un véritable angle mort ». Lucie Simon cite ainsi trois directives prises par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en 2021 et 2022, visant à retirer les titres de séjour des réfugiés tchétchènes en France soupçonnés de menacer l’ordre public. Lorsqu’elles sont contestées devant les tribunaux administratifs, ces décisions sont confortées par des « notes blanches » des services de renseignement impossibles à réfuter.

« L’inflation législative de ces dernières années a créé une véritable insécurité juridique, résume Me Simon. Les concepts se superposent, ils sont larges, mal définis, ce qui leur procure une grande malléabilité politique. Le juge administratif va faire une interprétation de la notion de terrorisme totalement indépendante de la matière pénale, pouvant retenir des « activités terroristes » pour expulser un étranger par exemple qui n’a jamais fait l’objet d’une garde à vue, et encore moins d’une condamnation. »

C’est aussi le cas de la notion de séparatisme, au fondement de la loi confortant le respect des principes de la République censée combattre le séparatisme et les discours de haine engendrant le terrorisme. Dans les faits, elle porte potentiellement atteinte à la liberté d’association en imposant un « contrat d’engagement républicain » et en facilitant les dissolutions d’associations.

Toutefois, il n’y a pas eu besoin d’attendre la loi contre le séparatisme pour dissoudre le Collectif contre l’islamophobie en France et l’ONG BarakaCity dans la foulée de l’assassinat de Samuel Paty, un professeur décapité par un islamiste radicalisé en octobre 2020. C’est, en revanche, au nom de cette loi que le préfet de la Vienne a pris un référé-laïcité, en septembre 2022, pour s’opposer à une subvention de la mairie de Poitiers à l’association écologiste Alternatiba au prétexte qu’elle organise des formations de résistance passive et de désobéissance civile.

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