8 avril 2019 Par Romaric Godin et Ellen Salvi
Des contributions au « grand débat », fatras de chiffres difficiles à interpréter, mais présentés en grande pompe lundi 8 avril, le premier ministre a essentiellement retenu ce qui l’arrangeait : baisse des impôts, baisse des dépenses publiques, réorganisation des services publics et renouvellement démocratique a minima.
Les bonnes résolutions d’Édouard Philippe n’auront duré que quelques minutes. Dans son discours suivant la restitution du « grand débat », organisée lundi 8 avril au Grand Palais de Paris, le premier ministre a pris plusieurs précautions oratoires pour expliquer que la synthèse de la consultation n’avait « pas l’exhaustivité comme objectif ». « C’est évidemment difficile de résumer en quelques mots, ou par un discours, les dizaines de millions de mots et les centaines de milliers d’idées qui ont été exprimées par nos concitoyens, a-t-il reconnu. Quel que soit son format, toute synthèse paraîtra toujours un peu réductrice. »
Le chef du gouvernement a bien raison : ce « grand débat » n’a aucune valeur représentative. Les garants ont d’ailleurs toujours insisté sur ce fait. Cette consultation « n’a pas la valeur d’un sondage […], cela ne représente pas nécessairement tous les Français », a encore répété, lundi matin, Isabelle Falque-Pierrotin, ancienne patronne de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et membre du comité des garants.
Il ne s’agit en effet que d’une « photographie » d’une partie de l’opinion, relativement faible : 343 589 personnes ont répondu aux questionnaire en ligne, 152 477 y ont fait des contributions libres. À cela s’ajoutent un peu moins de 19 000 cahiers citoyens, 17 000 courriers et un peu plus de 9 000 réunions. Comme il n’y a pas de traitement statistique de ces contributeurs, leurs déclarations ne représentent qu’eux. Ils n’ont pas davantage de valeur, pour être traduits en politique, qu’un parti ayant obtenu entre 1 et 2 % des voix aux dernières élections présidentielles.
D’autant que ces contributions ont été effectuées dans un contexte très particulier. Comme Mediapart l’a déjà souligné, le gouvernement savait que le taux de réponse était supérieur lorsque les questions étaient fermées. Or il a proposé un questionnaire très orienté, rejetant par exemple la possibilité d’un relèvement des impôts ou du rétablissement de l’ISF, et imposant l’idée qu’une baisse d’impôt se finance forcément par une baisse des dépenses publiques.
La secrétaire de la Ligue de l’enseignement Nadia Bellaoui, elle aussi membre du comité des garants, l’a d’ailleurs de nouveau regretté au Grand Palais : « Les questions rattachées à chacun des thèmes nous ont semblé plus problématiques, du fait de leur formulation binaire », a-t-elle indiqué, déplorant également l’« hypermédiatisation du président de la République » qui « a pu nourrir le doute sur la nature et l’objectif du grand débat national ». Cette omniprésence a pu décourager ceux qui s’opposent à Emmanuel Macron et encourager a contrario ses partisans, en créant un biais.
À la demande dudit comité, le gouvernement avait fini par accepter d’ajouter la possibilité de contributions libres, tout en refusant de modifier le questionnaire. Résultat : le nombre de contributeurs est 2,25 fois plus important pour le questionnaire que pour les contributions libres. Ce qui change mécaniquement les « résultats » chiffrés de l’exercice et introduit, là encore, un biais immédiat.
Enfin, ce n’est pas « la France » qui s’est exprimée, mais une certaine France, comme en témoignent les documents publiés par OpinionWay et Roland Berger. Les données sociologiques disponibles ne laissent aucun doute : la densité de répondants est la plus forte à Paris, dans les Hauts-de-Seine, dans les Yvelines et dans le Rhône. Sur la partie du questionnaire en ligne concernant la « fiscalité et les dépenses publiques », on remarque que deux régions ont un poids dans les contributions plus élevé que celui qu’elles ont dans la population : Auvergne-Rhône-Alpes et Île-de-France. Autrement dit, les agglomérations lyonnaise et parisienne.
Les zones rurales sont quant à elles très nettement sous-représentées ; elles comptent pour 23 % de la population et pour 9 % des répondants, alors que les agglomérations de plus de 100 000 habitants sont surreprésentées : 46 % de la population pour 56 % des répondants au « grand débat ». En réalité, la France du « grand débat » ressemble à la France qui va bien et qui accepte les grandes lignes idéologiques du gouvernement. Bref, une France qui a les traits de l’électorat d’Emmanuel Macron.
Une chose est sûre : rien ne permet de dire que cette consultation de deux mois et la synthèse qui en a été faite lundi 8 avril traduisent la volonté des Français. Les mises en garde d’Édouard Philippe étaient donc bienvenues. Mais elles n’ont pas duré longtemps. Car au moment de dire ce qu’il avait finalement retenu de la restitution de la consultation, le premier ministre a tout simplement abandonné ses précautions. Et enchaîné les généralités : « les Français veulent… », « les Français savent… », « ce que nous ont dit nos compatriotes… », « les Français nous ont dit… ».
Ce glissement sémantique est tout sauf anodin, car il traduit la volonté explicite du gouvernement de généraliser les résultats du « grand débat » pour légitimer les futures décisions, qui seront dévoilées mi-avril par le président de la République. Les choses sont bien faites puisque, en matière économique et sociale, le premier ministre s’est justement trouvé rassuré dans ses choix par l’exercice. Pourtant, cette légitimité même est sujette à discussion.
Qu’a retenu le premier ministre de ces « millions de mots » ? Une « immense exaspération fiscale », d’abord. D’où sa volonté de baisser les impôts. D’où tient-il cette idée ? Certes, 40 % des contributions « libres », issues des cahiers citoyens, mais aussi de courriers et de mails reçus, demandent une baisse d’impôts. Mais comme on l’a vu, le nombre de ces contributions était très réduit. Quant à ceux qui ont répondu sur le sujet en ligne, ils l’ont fait sur la base d’une question fermée demandant quels impôts ils voulaient baisser.
Sur les contributions spontanées de la plateforme, on ne compte en revanche que 24,8 % de réponses demandant une baisse d’impôts, ce qui est moins que les 27,8 % demandant de « taxer davantage les hauts revenus » ou autrement dit… d’augmenter les impôts. Si Édouard Philippe reconnaît avoir entendu un besoin de justice fiscale, il refuse encore de voir une solution dans une hausse des impôts pour les plus riches. D’ailleurs, il n’a pas évoqué dans son discours la question de l’ISF alors même que, spontanément, 10,3 % des répondants ont proposé de le rétablir pour améliorer la justice fiscale.
Les contributions spontanées en ligne sur la question de la fiscalité et des dépenses publiques. © Grand Débat
Cela peut paraître peu, mais il s’agit de réponses spontanées non sollicitées, la deuxième de ce type pour répondre à la demande de justice fiscale. À l’inverse, seuls 2 % des contributeurs ont spontanément demandé de ne pas revenir sur la suppression de l’ISF. Le choix d’ignorer ce point, jusqu’à le passer sous silence dans son discours, confirme donc bel et bien l’intention du chef du gouvernement de ne pas bouger sur le sujet. Et de n’accepter du « grand débat » que ce qui est compatible avec le fameux « cap » qu’Emmanuel Macron a fixé.
Deuxième enseignement retenu par Édouard Philippe : la volonté de réduire les dépenses publiques. « Les Français ont compris, avec plus de maturité que certaines formations politiques, qu’on ne peut pas baisser les impôts si on ne baisse pas la dépense publique », a-t-il affirmé. Il peut, sur ce point, s’appuyer sur les résultats issus du questionnaire où 75 % des répondants demandent une réduction de la dépense publique… pour réduire le déficit. Et 56 % une baisse des dépenses de l’État… « afin de baisser les impôts et de réduire la dette ».
Dans les deux cas, cette exigence a donc été largement inspirée par le questionnaire lui-même. Sur les contributions spontanées et les cahiers de doléances, cette baisse des dépenses publiques n’est évoquée que dans 10 % des cas, très loin derrière les 40 % qui réclament une baisse d’impôts et des 20 % qui demandent plus de justice fiscale. Autrement dit : le premier ministre interroge les Français sur les dépenses qu’ils veulent baisser pour réduire la dette et se réjouit ensuite que les Français veuillent, comme lui, baisser la dépense publique pour réduire la dette…
En réalité, la vraie demande qui émerge des contributions spontanées est plutôt un besoin de service public. 28 % des contributions en ligne demandent ainsi plus de dépenses de santé et 17 % plus de soutien public aux personnes âgées. Mais Édouard Philippe ne voit là qu’un moyen de mettre en avant l’idée, déjà contenue dans le rapport CAP 2022, d’un « rapprochement » des services publics qui ne dit rien des moyens et de la densité de ces services ; bien au contraire puisqu’elle justifie, par une présence minimale, la suppression des grands équipements.
Parmi les « exigences » retenues par le premier ministre apparaît évidemment l’« exigence démocratique », l’un des thèmes du « grand débat ». « Il faudrait être d’un aveuglement absolu pour ne pas entendre, pour ne pas voir les mots très durs, très violents, qu’une partie des contributions utilisent à l’encontre du gouvernement, des élus ou des fonctionnaires », a-t-il reconnu, en profitant de l’occasion pour glisser qu’il était lui-même prêt « à composer avec l’incompréhension ou le rejet de certains de nos concitoyens » sur sa réforme des 80 km/h – ce que le président de la République avait laissé entendre depuis un moment.
Souhaitant bâtir une « démocratie participative » au niveau de l’État, à l’image de ce qui « existe déjà, à bien des égards, au niveau local », Édouard Philippe s’est réjoui du fait que « les Français n’ont pas été simplistes ». « Certains annonçaient la fin de la démocratie représentative, et l’avènement de ce qui aurait pu être une forme de démocratie directe et médiatique permanente. Ça n’est pas ce que les Français veulent. Ils sont plus exigeants. Ils veulent une démocratie plus représentative, plus transparente, plus efficace et une exemplarité encore renforcée », a-t-il tranché, sans prononcer une seule fois le mot « référendum ».
Le premier ministre, qui n’a jamais caché son opposition au référendum d’initiative citoyenne (« le RIC, ça me hérisse », avait-il lancé fin janvier, lors d’une réunion organisée dans les Yvelines), s’appuie ici sur les réponses à une question fermée qui demandait : « Faut-il faciliter le déclenchement du référendum d’initiative partagée (le RIP est organisé à l’initiative de membres du Parlement soutenu par une partie du corps électoral) qui est applicable depuis 2015 ? » 42 % ont répondu par la positive à cette option préférée de longue date par l’exécutif.
Lorsqu’on observe les contributions spontanées en ligne, la donne est, là encore, sensiblement différente, puisque la revendication favorite des « gilets jaunes », à savoir la mise en place du RIC, enthousiasme davantage que le RIP. À la question ouverte « Que faudrait-il faire aujourd’hui pour mieux associer les citoyens aux grandes orientations et à la décision publique ? Comment mettre en place une démocratie plus participative ? », ils sont 21 % à répondre « référendum » sans autres détails, 7,5 % à évoquer le RIC et seulement 0,9 % à parler du RIP.
Sur cette thématique, comme sur toutes les autres, Édouard Philippe a prévenu : « Nous sommes parvenus à une situation où hésiter serait pire qu’une erreur, ce serait une faute. Le besoin de changement est si radical que tout conservatisme, toute frilosité, serait à mes yeux impardonnable. » Et même si les orientations retenues sont loin d’être représentatives, même si elles n’emportent pas l’« unanimité », comme le chef du gouvernement l’a d’ailleurs reconnu, elles font, selon lui, « globalement consensus ».
Le message est clair : « les Français » ayant désormais eu le loisir de s’exprimer, il n’est plus question que certains s’aventurent à l’avenir à s’opposer aux fruits de cette expression. Cette restitution du « grand débat » et son interprétation par le premier ministre ressemblent fort à une manœuvre politique. Car devant la masse d’informations impossibles à traiter correctement et malgré les nombreux biais que comportait l’exercice, le gouvernement profite de cette consultation pour confirmer ses propres choix politiques. Tout en se bricolant une légitimité pour maintenir ses « transformations », voire pour les accélérer.