Michel Noblecourt Le Monde
La CFTC fête ses 100 ans lors de son congrès confédéral, du 5 au 8 novembre à Marseille. C’est l’occasion de revenir sur une longue histoire, qui commence au XIXe siècle. En ce 13 septembre 1887, au 30, rue des Bourdonnais, à Paris, dix-sept jeunes gens se réunissent autour de Jean-Baptiste Giraudias, frère des écoles chrétiennes sous le nom de frère Hiéron, pour fonder le Syndicat des employés du commerce et de l’industrie (SECI). Promoteur d’un cercle ouvrier et d’un bureau de placement, le frère Hiéron entendait, avec le frère Exupérien, répondre aux vœux du pape Léon XIII, qui souhaitait que les congrégations créent des organisations propres aux salariés. Ainsi naquit le premier syndicat chrétien, entièrement masculin. Pour y adhérer, il fallait être un employé catholique de « bonne réputation », doté de deux parrains et désireux d’observer le repos dominical.
Le SECI connut des débuts difficiles. De 120 membres lors de sa création, il tomba à 30 en 1889. En 1891, l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum, encourage la constitution de syndicats chrétiens hostiles à la lutte des classes. En 1895, année de naissance de la CGT, le SECI revendique 800 adhérents. En 1905, Gaston Tessier rejoint le SECI, présidé par Jules Zirnheld, devient un des rédacteurs de son journal, L’Employé, et le secrétaire général adjoint. En mai 1913, les deux hommes créent, avec vingt-cinq syndicats, certains entièrement féminins, la Fédération française des syndicats d’employés catholiques.
Au lendemain de la première guerre mondiale, c’est au siège du SECI, rue Cadet à Paris, que se regroupent 321 syndicats pour fonder, les 1er et 2 novembre 1919, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). L’adjectif « catholique » a été évité, pour ne pas exclure les protestants. Mais l’article premier des statuts annonçait clairement la couleur : « La Confédération entend s’inspirer dans son action de la doctrine sociale de l’Eglise définie dans l’encyclique Rerum novarum. Elle estime que la paix sociale nécessaire à la prospérité de la patrie et l’organisation professionnelle, assise indispensable de cette paix, ne peuvent être réalisées que par l’application des principes de justice et de charité chrétiennes. »
Présidée par Jules Zirnheld, la CFTC est aussi le fruit du contexte international. Comme l’a expliqué l’historienne Claude Roccati, lors d’un débat organisé par la CFDT le 15 octobre : « C’est parce qu’il y avait une demande formulée par des syndicalistes chrétiens européens, qui voulaient constituer une Internationale syndicale chrétienne face à l’Internationale socialiste qui se mettait en place, qu’il fallait construire une confédération en France. » En 1920, la CFTC, qui comptait 156 000 membres, contribua à la création de la Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC), Gaston Tessier y jouant un rôle majeur.
Exclue des négociations de Matignon, lors du Front populaire, la CFTC, forte alors de 400 000 adhérents, est dissoute, en novembre 1940, comme les autres syndicats, par le régime de Vichy. Le 15 novembre de la même année, trois de ses dirigeants signent, avec neuf syndicalistes de la CGT, le « Manifeste des douze », qui envisage rien de moins qu’une centrale syndicale unique à la Libération. Un syndicat qui devait « être anticapitaliste et, d’une manière générale, opposé à toutes les formes de l’oppression des travailleurs ». Gaston Tessier représente la CFTC au Conseil national de la résistance. A la veille de la libération de Paris, la CGT et la CFTC lancent une grève générale interprofessionnelle. Mais les velléités d’unification sont vite oubliées. La CGT reproche à la centrale chrétienne sa proximité avec le Mouvement républicain populaire – Tessier siège au comité directeur du MRP –, qu’elle qualifie de « machine à ramasser des pétainistes », et cherche même à la faire interdire.
Les liens avec le MRP et l’Eglise catholique ravivent les débats internes, sous l’impulsion du groupe Reconstruction, créé en 1946 et animé notamment par Paul Vignaux, à la tête du Syndicat général de l’éducation nationale, laïcisé dès sa création, en 1937. Au congrès de 1946, Reconstruction obtient une première victoire : l’incompatibilité des mandats de dirigeants politiques et syndicaux est prononcée. Gaston Tessier, qui sera président de 1948 à 1953, doit quitter la direction du MRP. Au congrès de 1947, une nouvelle rédaction de l’article premier des statuts marque un premier signe de déconfessionnalisation : « La Confédération se réclame et s’inspire dans son action des principes de la morale sociale chrétienne. » Exit Rerum novarum.
Chrétien et socialiste, se référant à la fois au philosophe Emmanuel Mounier, à Léon Blum et à Pie XII, Eugène Descamps, chef de file de la métallurgie et ancien dirigeant de la Jeunesse ouvrière chrétienne, est élu secrétaire général de la CFTC en 1961. C’est la voie royale vers la déconfessionnalisation, qui intervient lors d’un congrès extraordinaire réunissant, dans un climat tendu, quelque 2 600 délégués les 6 et 7 novembre 1964, à Issy-les-Moulineaux. Avec une majorité de 70,11 % des mandats, la CFTC se transforme en Confédération française démocratique du travail (CFDT) et conserve, dans ses statuts, une référence à « l’humanisme chrétien ». « La CFTC, plaide Eugène Descamps dans le brouhaha, est déjà la Confédération française démocratique du travail. La présence de chrétiens et de non-chrétiens, de juifs, d’agnostiques et de musulmans fait qu’elle est déjà cette grande centrale que les travailleurs attendent. »
Deux cents irréductibles, représentant 10 % des effectifs, se retrouvent au Musée social, à Paris, et proclament : « La CFTC continue… irremplaçable ! » Jusqu’en 1971, la « CFTC-maintenue » et la CFDT se livrent une guerre, y compris judiciaire, sans merci. C’est après 1978, quand la CFDT se dépolitise et revient dans le jeu contractuel, qu’un rapprochement des deux réformistes s’opère. En 2014, Philippe Louis, le président de la CFTC, se rend au congrès de Marseille de la CFDT, qui venait de supprimer toute référence à « l’humanisme chrétien »… Réunifiées, les deux héritières de 1919 pèseraient ensemble, aujourd’hui, 35,86 % des effectifs syndicaux. Mais la CFTC a refusé toute célébration commune du centenaire. L’heure n’est pas (encore) venue.