Le cinéaste britannique, en guerre contre la précarisation du travail et l’augmentation de la pauvreté, est devenu une des grandes voix de la gauche européenne.
Propos recueillis par Laurent Carpentier
A 83 ans, alors qu’un demi-siècle s’est écoulé depuis Kes et ses premiers succès, son 27e film, Sorry We Missed You, est un manifeste contre l’ubérisation de la société. On retrouve Ken Loach (deux Palmes d’or, trois Grands Prix du jury à Cannes) avec ce sentiment que le cinéaste à la voix douce et aux propos tranchés est plus que jamais en campagne.
Toute cette histoire est une diversion. Une dispute entre deux factions de la droite. D’un côté, le monde des affaires, qui veut rester dans l’Europe pour protéger ses marchés ; de l’autre, une droite extrême, une droite pirate, qui pense qu’elle pourra exploiter encore plus aisément les gens en étant en dehors du marché commun. Salaires bas, dérégulation, profits rapides : nous n’avons eu droit qu’à cela, un débat de droite avec ses relents de faux nationalisme, de xénophobie et de chauvinisme.
Mais le Brexit n’est pas l’essentiel : le sujet c’est la pauvreté – qui augmente y compris chez ceux qui travaillent –, la multiplication des sans-abri, le système de santé qui s’effondre, les transports collectifs chaotiques, l’emploi et le stress au travail tels que je les montre dans le film. Nous devons faire face à ces problèmes en étant au sein de l’Union européenne. Le jour où nous la quittons, ils sont toujours là.
« Qui disparaît » ? Qu’est ce qui vous permet de dire ça ? Qui, croyez-vous, fait le ménage ici ? La classe ouvrière existe toujours en tant que telle. Avec les nouvelles technologies, on est simplement passé de contrats fixes à la précarité, d’une retraite assurée à plus de retraite du tout, de congés payés à l’absence de congés, d’assurance-maladie à plus rien… Le travail a changé mais l’exploitation a augmenté.
Ce sont les gens que je connais. Ils sont ainsi dans la vraie vie. Les chauffeurs-livreurs ou les infirmières à domicile que j’ai rencontrés sont comme les personnages du film. Vous voudriez quoi ? Un personnage qu’un ressort psychologique caché pousse à poignarder les autres dans le dos ? Ce n’est pas ainsi que sont les gens. Ils sont généreux. Ils sont solidaires. Ils prennent soin de leur famille. Et si vous êtes dans la mouise, ils vous aideront.
Dickens est trop emphatique. J’espère ne pas être ça. Je préfère Jane Austen, même si c’est petit-bourgeois. J’aime sa perspicacité, et cette façon discrète d’observer les gens. Je suis un observateur. Au cinéma, mes références – ou le peu que j’en ai – vont vers le cinéma tchèque des années 1960, délicat, humain : Les Amours d’une blonde, de Milos Forman, Trains étroitement surveillés, de Jiri Menzel.
Je ne me sens pas prédisposé à regarder ni le bien ni le mal. Je me borne à observer comment les gens sont, réagissent. J’ai toujours fait ça. J’ai grandi à une époque où le bien commun était dans la tête de tout le monde. La guerre et la reconstruction ont créé des solidarités dans la société, les gens étaient ouverts les uns aux autres, ils s’entraidaient. Il y avait un but commun. Ce sont des périodes qui vous façonnent.
J’ai aussi eu de bons professeurs, notamment un prof d’histoire au collège, très rigoureux, qui nous poussait à l’analyse. Il expliquait que « radical » avait la même racine que « radis » : un radis, disait-il, c’est une racine, et un radical va aux racines du problème.
Pas vraiment. D’abord, je fais attention à ne pas dire que je viens de la classe ouvrière. Certes, mon père était fils de mineur, dix enfants. Donc, lui, oui. Mais mon grand-père maternel était tailleur et possédait sa propre boutique donc, à strictement parler, il était petit-bourgeois. Et puis, le collège dont je dépendais n’était pas de ceux réservés à l’élite, où les élèves ont des voitures, des habits coûteux, de l’argent, et de l’arrogance – grosso modo, tous les leaders tory viennent de là.
En fait, mon glissement à gauche a été progressif. Notamment avec le club de théâtre de l’université. Mais je ne me suis réellement impliqué politiquement qu’une fois à la BBC. J’y ai rencontré beaucoup de scénaristes, de producteurs, et ceux-là composaient un groupe très politique. On a rejoint le Labour, puis on a été déçus avec la victoire du parti en 1964 qui n’a rien changé, et on a glissé vers l’extrême gauche.
Je ne me mets jamais en colère. J’approuve l’élan qui vient de la base, qui fait descendre dans la rue pour refuser l’inacceptable, comme les « gilets jaunes » ou Extinction Rebellion. Les problèmes arrivent lorsque vous devez passer du contre au pour… C’est là que vous avez besoin d’un leadership. Et là, je ne sais pas… Mais l’histoire est toujours dynamique. Regardez Corbyn, il est devenu leader du Labour Party par accident. A cause de la stupidité de l’aile droite qui a laissé un type de gauche être candidat à la tête du parti en pensant qu’il n’avait aucune chance. La politique est pleine de surprises. Aujourd’hui, il y a une vraie possibilité que le Labour l’emporte.
C’est l’héritage ultime de Staline d’avoir détruit la croyance dans la possibilité de changer le monde. Si nous ne contrôlons pas la production et la façon de gérer nos ressources équitablement, la planète court à sa perte. Vous pensez quoi ? Qu’en attendant de tomber de la falaise, on ferait mieux de se mettre au lit sous la couverture ? Ce n’est pas possible pour moi. Parce que tous les gens que je croise continuent de se battre, le moins que je puisse faire est d’être avec eux. Si je disais : « J’ai déjà donné, je suis vieux, je suis fatigué », je ne pourrais pas me regarder dans le miroir. Avec de telles gens, qui ont donné leur vie pour le bien commun, vous ne pouvez pas perdre la foi.