Tel un TGV lancé à 300 km/h, l’information, à peine révélée, a fait le tour du Web. Jeudi 30 janvier, plusieurs syndicalistes cheminots se sont indignés publiquement que des primes aient été versées à certains agents de la SNCF non grévistes, lors du conflit contre la réforme des retraites.
Des courriers personnels annonçant l’attribution de ces gratifications ont circulé sur les réseaux sociaux. L’un d’eux indique « remercier » l’agent pour son « professionnalisme », son « implication » et sa « grande disponibilité dans le cadre du mouvement de grève ayant débuté le 5 décembre [2019] ». Les sommes en question ont été versées avec la paie de janvier, alors même que certains cheminots, parmi les plus impliqués dans le conflit, avaient reçu des rémunérations égales à zéro euro.
« Dans la bataille contre la réforme des retraites, le patronat met les moyens des entreprises au service de la politique du gouvernement. Et après, c’est nous qu’on traite de partisans !!! La CGT-Cheminots va engager des procédures ! », a protesté, dans un Tweet, Laurent Brun, secrétaire général de la CGT-Cheminots, premier syndicat de la SNCF.
De son côté, SUD-Rail, troisième organisation représentative des cheminots, a accusé la direction de la SNCF de « pratique illégale et discriminatoire ». Le syndicat contestataire « ne s’interdit pas de saisir la justice ». Il dénonce aussi « d’autres procédés pour gratifier les non-grévistes, comme une soirée organisée dans un grand hôtel » à Paris.
La direction de la SNCF a rapidement répliqué : « La SNCF confirme et assume l’attribution par des managers locaux de primes exceptionnelles à certains agents qui se sont mobilisés de façon exceptionnelle et sur une période particulièrement longue pour assurer la continuité du service public, a déclaré l’entreprise dans un communiqué diffusé lui aussi jeudi. La tentative de politisation de ces mesures managériales classiques récompensant du travail supplémentaire est tout à fait déplacée. »
La polémique a, il est vrai, pas mal agacé au siège de la SNCF à Saint-Denis. « Il faut le dire et le redire : il n’y a pas de politique consistant à payer les non-grévistes à la SNCF, dit un cadre proche de la direction. Il n’y a pas d’enveloppe à l’échelle de l’entreprise pour financer ces gratifications. Moi, je n’ai pas fait grève et pourtant je n’ai pas eu de prime. Ce sont des initiatives de chefs d’équipe qui ont estimé correct de reconnaître l’effort de certains salariés. Des agents qui ont renoncé à des dimanches, des congés, afin d’apporter un minimum de service public aux usagers. On ne fait pas différemment quand on mobilise les équipes en cas de fortes intempéries ou d’incident majeur du type arrachage de caténaires. »
Les syndicats qui attaqueraient la direction de l’entreprise peuvent-ils avoir gain de cause ? Les experts qui ont étudié de près la jurisprudence sociale en la matière résument les choses ainsi : s’il est strictement interdit de récompenser les non-grévistes du seul fait qu’ils sont non-grévistes, en revanche, il est possible de prévoir une prime lorsque celle-ci est la contrepartie d’un surcroît d’activité généré par la période de grève. Autrement dit, la SNCF, si elle prouve l’existence de ce surcroît, serait dans les clous.
Mais certains juristes sont plus circonspects. « La jurisprudence datant de 2011 qui admet l’octroi d’une prime aux salariés qui, pendant une grève, ont un surcroît de travail me paraît fragilisée par la sensibilité de plus en plus forte de la Cour de cassation à la discrimination indirecte, nuance Pascal Lokiec, professeur de droit à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. La Cour a notamment décidé, le 9 juillet 2015, que le fait d’avantager, en contexte de grève, les salariés appartenant à des services qui ont fonctionné normalement revenait à discriminer indirectement les autres salariés. »
Du côté des syndicats dits réformistes (UNSA, CFDT), on s’est fait plus discret sur cette affaire que les militants SUD et CGT. Contactée par Le Monde, la CFDT-Cheminots (quatrième syndicat du groupe ferroviaire) n’a pas souhaité commenter la polémique. A l’UNSA, même discrétion et même embarras. Vendredi 31 janvier, dans la soirée, la direction centrale du deuxième syndicat de la SNCF, très représenté chez les cadres, a consulté ses instances afin de déterminer sa position pour finalement décider de ne pas communiquer sur le sujet.
Cela n’empêche pas, en coulisses, certains syndicalistes réformistes d’exprimer leur agacement. « Des primes pour surcroît de travail, cela s’est toujours fait, mais là, dans le contexte de tension actuel, c’est plutôt malvenu », juge l’un d’eux. Un de ses collègues est plus sévère encore : « Nous avions entamé au sein de l’entreprise des négociations prometteuses sur les rémunérations, les parcours professionnels, les conditions de travail, et patatras, cette initiative recrée de la tension, donne du grain à moudre aux contestataires. On ne pouvait pas faire plus stupide. »