Les mines sont graves en cette fin d’après-midi, place de la Sorbonne, à Paris. « Merci d’être venus pour réfléchir ensemble à la manière dont nous pouvons mettre fin à cette souffrance au quotidien dont l’université est devenue le théâtre », déclame au micro, vendredi 7 février, une enseignante-chercheuse dont le visage est couvert d’un masque blanc, comme la vingtaine de collègues qui l’entourent. « Nous sommes épuisés et, pourtant, nous n’avons pas le temps de travailler », poursuit-elle devant le petit groupe venu participer à cette « performance », avant de lister les tâches qui s’accumulent, le manque de moyens, la précarité.
Depuis plusieurs semaines, un vent d’inquiétude et de colère monte chez les universitaires, en parallèle à la contestation de la réforme des retraites. Un mouvement qui se dessine à coups de centaines de « motions », signées par les facultés, les laboratoires, les présidences d’établissement, de journées « université morte » et de happenings en tout genre, comme ce « mur de codes » monté jeudi par des juristes franciliens pour protester devant le ministère de l’enseignement supérieur.
S’il est difficile d’évaluer l’ampleur de la mobilisation, cela faisait au moins dix ans qu’on n’avait pas vu les universitaires donner ainsi de la voix, entend-on parmi les observateurs du monde de l’enseignement supérieur.
Au-delà du nouveau système de retraites – pénalisant pour les enseignants-chercheurs, comme pour l’ensemble des enseignants – qui a peu mobilisé dans la communauté, le détonateur est venu d’une autre réforme, qui touchera au quotidien des universités : la loi de programmation pluriannuelle de la recherche. Promise par le premier ministre en février 2019, celle-ci doit permettre à la recherche d’être financée par l’Etat à hauteur des 3 % du PIB. Le texte n’est pas encore connu, mais ses orientations se sont précisées dans trois rapports préparatoires et au gré des échanges entre gouvernement et syndicats.
« On tire sur la corde depuis trop longtemps. Il n’est pas possible d’aller plus loin encore dans la compétition, la précarité, l’asphyxie budgétaire des universités », résume Mathias Millet, sociologue à l’université de Tours. Certaines mesures envisagées dans la réforme font déjà figure de casus belli, comme la création de nouveaux contrats alternatifs à la fonction publique, et surtout l’absence de signaux sur un plan de recrutement, dans un métier bousculé par des années de restrictions budgétaires. Symbole du climat, une coordination nationale des « facs et des labos en lutte » a voté « l’arrêt » de l’université et de la recherche à compter du 5 mars.
La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, évoque des « inquiétudes infondées », dues à des « affirmations souvent erronées » sur un texte qui ne sera dévoilé qu’au printemps. Mais un malaise plus profond s’exprime désormais dans les rangs des universitaires.
« Le mot “malaise” est trop faible, c’est un mélange de colère et d’abattement qu’on ressent, avec la perte de sens de ce que doivent être l’enseignement supérieur et la recherche », dit Gabriel Galvez-Behar, doyen de la faculté des humanités à Lille. Celle-ci a adopté, le 6 février, une motion exprimant sa « défiance » concernant le futur texte de loi, et son « opposition à toute mesure qui viendrait fragiliser encore davantage la situation de l’université ». Pour le doyen, dont l’établissement déploie actuellement un plan d’économies, les mots ne sont pas trop forts : « l’université est au bord du gouffre ».
A Lille comme ailleurs, les causes sont connues : un nombre d’étudiants en forte hausse cette dernière décennie (environ 200 000 jeunes supplémentaires depuis 2010) pour un nombre d’enseignants-chercheurs qui décline (90 800 enseignants titulaires en 2017-2018, soit 1 200 de moins qu’il y a dix ans, d’après les chiffres du Snesup-FSU). Et, chaque année, des « gels » de postes qui interviennent au gré des plans d’économies mis en œuvre dans les facultés, c’est-à-dire des postes de fonctionnaires non remplacés, ou remplacés par des personnels vacataires ou contractuels.
« On gère la pénurie, estime M. Millet. Pour mettre des enseignants devant nos étudiants, on doit embaucher sur des postes précaires des jeunes enseignants-chercheurs sans poste. On fait des choses contraires à nos valeurs en se retrouvant complice d’un système qui entretient la précarité. » « On est devenu une agence d’intérim », confie tristement une de ses collègues francilienne, qui fait état d’un travail chronophage, mais aussi de l’absence de perspectives à offrir à ses doctorants.
A Rennes, à Clermont-Ferrand, au Mans ou à Lyon, les mêmes paroles reviennent sur la dégradation des conditions de travail. « C’est malheureux, mais on ne peut plus remplir comme il se doit notre mission de service public », estime Aurore Chaigneau, doyenne de droit de Nanterre. La professeure met en cause le « marasme administratif » de sa faculté, en raison du manque criant de personnels administratifs. « Aujourd’hui, on voit des collègues enseignants-chercheurs qui s’en vont, dit-elle, ça arrive tous les ans. »
Dans les discours des universitaires, les tâches administratives qui se sont ajoutées alourdissent le quotidien. « J’adore mon métier, tient à rappeler Olivier Dazel, professeur d’acoustique de 45 ans, de l’université du Mans, mais je n’imaginais pas qu’il allait se transformer comme ça. » Les chercheurs sont fatigués de devoir passer plus de temps à « chercher des financements » qu’à « chercher » tout court, avec le développement du financement sur appel à projets.
Antoine Gaudin, maître de conférences en cinéma à Sorbonne-Nouvelle (Paris-III), a commencé, le 1er février, comme plusieurs collègues de sa faculté, une « rétention des notes » des étudiants. « C’est une action difficile pour nous, un peu schizophrénique, mais c’est le dernier recours, il y a urgence », dit cet enseignant de 37 ans.
S’il n’existe pas d’indicateur pour l’ensemble des universités sur la souffrance au travail, celle-ci est prégnante, à écouter les enseignants-chercheurs. Antoine Gaudin accepte de parler à visage découvert, sur ce sujet encore tabou : il a fait un burn-out, il y a deux ans – arrêté un mois. « Il n’y a pas de rapport de causalité unique, évidemment, mais j’avais le sentiment de ne plus y arriver, j’avais beau travailler cinquante à soixante-dix heures par semaine – ce qui me convient –, malgré mes soirs et week-ends, je n’arrivais plus à faire les choses bien. »
Cet autre universitaire, doyen d’une grande faculté, quinze ans de métier, en témoigne aussi anonymement : « En décembre, tous les jours, je croisais une personne en larmes, un enseignant, un personnel administratif, un responsable de département… »
Pablo Rauzy, maître de conférences, et ses collègues en informatique, à Paris-VIII, ont passé un cap « difficile », le 4 février : ils ont voté la fermeture, en 2020, de la première année de licence qui accueille actuellement quelque 150 étudiants, pour 2 400 candidatures. S’il est difficile de savoir si ce vote sera suivi d’effet, « la situation n’est plus tenable », juge l’universitaire, qui rappelle que les effectifs d’étudiants ont déjà été doublés en travaux pratiques, beaucoup d’options ont été supprimées, et que même des cours obligatoires ne peuvent plus être dispensés, faute d’enseignants et de moyens. Pour combler les manques, il a effectué, l’an dernier, en plus de son service, 186 heures « complémentaires ».
« Les universitaires sont très engagés dans le service public. Arrêter de faire cours, de faire ses recherches, est bien souvent vécu comme un crève-cœur », rappelle François Sarfati, chercheur en sociologie, fin connaisseur du monde universitaire. Un milieu où la mobilisation n’a rien d’évident, avec le précédent de 2009 :
« De nombreux universitaires sont marqués par ce mouvement très long, massif, contre la loi sur l’autonomie des universités et les attaques envers le statut des enseignants-chercheurs, vécu comme un échec. Ça a créé une forme de désespérance. »
L’inquiétude se cristallise autour d’une loi qui doit traiter de revalorisations salariales, dans un secteur où le gel d’indice et la perte de pouvoir d’achat pèsent depuis des décennies sur une profession surdiplômée qui débute avec un salaire net de moins de 2 000 euros.
« L’aigreur vient aussi du sentiment de mépris que nous ressentons, avec une déconsidération totale en termes de rémunération », estime Julien Boudon, professeur de droit à Reims, qui tient à rappeler un chiffre : la rémunération des enseignants-chercheurs français plafonne à 63 % de celle de leurs homologues des pays de l’OCDE.
Camille Stromboni Le Monde
Dans la continuité du mouvement interprofessionnel initié le 5 décembre, la coordination appelle à la grève contre la casse des retraites, la réforme de l’assurance chômage, la sélection à l’université (ParcourSup), l’augmentation des frais d’inscription et en particulier pour les étudiant·es extra-européen·nes (Bienvenue en France), la réforme de la formation des enseignant·es, et le projet de Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR), qui, dans l’esprit de la Loi de Transformation de la Fonction Publique de 2019, va achever la destruction du service public de l’enseignement et de la recherche. Nous savons que ces logiques néolibérales ne sont pas propres à notre secteur. Elles frappent avec violence tous les secteurs publics et s’intensifient dans les secteurs privés : mise en concurrence systématique, sur-travail et travail gratuit, dérives managériale et autoritaire, perte de sens du métier et de son utilité sociale, maltraitance et souffrances des agent·es comme des usager·es, course à la rentabilité, recul de la solidarité, précarisation, bureaucratisation, répression, division internationale inégalitaire du travail scientifique, discrimination selon le genre, la classe, la race, le handicap, la nationalité, l’âge, l’orientation sexuelle et l’identité de genre, etc. La précarité structurelle et la dégradation des conditions de travail, d’étude et de vie, qui touchent les acteurs et actrices du privé comme du public, affectent d’ores et déjà le monde universitaire.
En effet, l’université et la recherche reposent aujourd’hui sur le travail gratuit, l’exploitation et l’invisibilisation d’un ensemble de travailleur·ses : membres du personnel d’entretien, de sécurité, de restauration, dont les tâches sont massivement sous-traitées ; membres du personnel technique et administratif ; soignant·es et travailleur·ses sociales·aux ; étudiant·es ; doctorant·es et post-doctorant·es, vacataires d’enseignement et de recherche. Ici comme ailleurs, cette précarité, qui touche prioritairement et plus durement les personnes appartenant à des groupes discriminés, peut se traduire par le mal-logement et la malnutrition, le manque d’accès aux soins et aux produits de première nécessité, la mobilité forcée, des souffrances psychiques (burn out, dépression, anxiété, etc.).
Malgré les déclarations d’intention, cet ensemble de réformes n’offre aucune solution à cette précarité généralisée mais, bien au contraire, l’aggrave. La réforme des retraites, dans un milieu marqué par des carrières tardives et hachées, viendrait prolonger ces situations de précarité après l’arrêt de l’emploi. Avec la réforme de l’assurance-chômage, qui cible les contrats courts, les précaires de l’enseignement et de la recherche voient leur situation s’aggraver. La Loi Pluriannuelle de Programmation de la Recherche (LPPR) en préparation dégraderait les statuts et les conditions de travail (CDI-chantier, tenure track, généralisation du financement sur appel à projets…). La sélection à l’entrée et l’augmentation des frais d’inscription à l’université détérioreraient encore davantage les conditions d’étude et de vie des étudiant·es, en particulier étrangèr·es.
Contre cette vision néolibérale et autoritaire, contre la marchandisation des savoirs, nous voulons un véritable service public d’enseignement et de recherche, intégré à une éducation publique de qualité de la maternelle à l’université, financé à la hauteur de ses besoins grâce à un plan d’investissement massif jusqu’à 1% du PIB pour la recherche publique. Contre la prolifération des emplois précaires, nous voulons un plan massif de titularisation et de création d’emplois statutaires. Contre la précarité étudiante, nous voulons la mise en place d’un salaire étudiant. Contre l’extractivisme scientifique et la colonialité de la recherche et de l’enseignement, nous voulons des relations scientifiques et universitaires fondées sur le partage et la co-construction des savoirs ainsi que sur la libre circulation des personnes. Contre la compétition généralisée, les logiques d’exclusion et de discrimination, nous voulons une université ouverte à tout·es, fondée sur la coopération, productrice d’émancipation collective et de justice sociale.
Jusqu’au retrait de l’ensemble de ces réformes, nous continuerons la lutte aux côtés de nombreux autres secteurs, en nous mobilisant au sein de l’enseignement et de la recherche, comme dans les actions interprofessionnelles. Nous condamnons absolument les violences policières et la répression qui s’abattent sur les mouvements sociaux, comme elles frappent déjà constamment les personnes les plus précarisées et les plus discriminées. Face à l’obstination et à la violence du gouvernement, nous appelons à poursuivre et étendre la grève reconductible dans l’enseignement et la recherche !
Voici la liste des différentes propositions d’action issues des assemblées générales et des ateliers de la coordination nationale des 1er et 2 février 2020.
Voici la liste des différentes propositions de revendications issues des assemblées générales et des ateliers de la coordination nationale des 1er et 2 février 2020.