8 SEPTEMBRE 2020 PAR CAMILLE POLLONI
Par bribes, le gouvernement dévoile ce qu’il entend par « séparatisme » et comment il compte lutter contre, invoquant des « zones grises » dans le droit actuel. Pourtant, dès le moindre soupçon, les pouvoirs de l’administration sont déjà exorbitants.
Comme un pompier pyromane, le gouvernement semble allumer des incendies pour prouver qu’il sait les éteindre, sans s’émouvoir de ce qui aura brûlé par sa faute. Après une polémique estivale aussi débridée que vaine sur « l’ensauvagement » supposé de la société française, l’étape suivante se profile : le projet de loi contre le « séparatisme ».
À ce stade, le texte est encore en cours d’élaboration entre le ministère de l’intérieur et l’Élysée, où vient d’atterrir le préfet Frédéric Rose, ancien secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) brièvement passé par le cabinet de Marlène Schiappa. Le projet de loi doit être présenté au conseil des ministres « à l’automne », puis discuté au Parlement « début 2021 ».
Alors que le qualificatif « séparatiste » s’appliquait jusqu’ici aux indépendantismes corse, basque, voire breton ou catalan, surtout lorsque leurs tenants s’organisent en groupes armés, le président de la République l’a adopté depuis la fin 2019 pour désigner un « islam politique » qui voudrait faire sécession (lire l’itinéraire de ce terme). De Mulhouse au Panthéon, fustiger le « séparatisme » est devenu l’une des marottes d’Emmanuel Macron. Le président prévoit de s’exprimer plus longuement sur le sujet d’ici la fin du mois. Un séminaire gouvernemental consacré à la sécurité doit aussi aborder la question ce mercredi.
Une nouvelle fois, les musulmans peuvent se sentir – à juste titre – ciblés par une politique populiste et discriminatoire, ce que l’exécutif passe son temps à démentir mollement. Selon Marlène Schiappa, « ce n’est pas une loi contre les musulmans ». Pas contre les Corses non plus, qu’elle appelle à « laisser tranquilles », puisqu’ils « ne s’organisent pas de manière hostile pour renverser la République et imposer les lois d’un groupe ». Pour Gérald Darmanin, les musulmans ne sont pas les seuls concernés puisque les dérives sectaires, mais aussi « une partie de l’ultragauche » et « les suprémacistes blancs » pourraient relever de ce « séparatisme » aux contours flous, qui s’apparente davantage à un outil de disqualification politique qu’à une catégorie juridique désignant un phénomène précis.
« Un séparatiste est quelqu’un qui veut renverser la République, se séparer d’elle [ce qui n’est pas tout à fait la même chose – ndlr] », affirmait Gérald Darmanin début août. Ce projet de loi vise à « contrer les groupes organisés de manière hostile et violente vis-à-vis de la République », expliquait Marlène Schiappa fin juillet dans 20 Minutes, faisant fi des possibilités existantes de dissoudre de tels groupes par décret (s’ils ont pour but « d’attenter par la force à la forme républicaine du gouvernement », dit le code de la sécurité intérieure), d’user des innombrables lois antiterroristes en vigueur ou des pouvoirs très étendus dont disposent déjà les préfets.
Marlène Schiappa et Gérald Darmanin, le 30 août 2020, au ministère de l’intérieur. © Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas via AFP
Pour illustrer « les zones grises » du droit existant, la ministre cite régulièrement l’exemple d’un imam appelant à « lapider les femmes qui portent du parfum », ou à « brûler des homosexuels ». « Vous pouvez faire condamner cette personne pour appel à la violence », rappelait Marlène Schiappa, « en revanche vous ne pouvez pas faire fermer les lieux qui organisent cela ».
Cette affirmation est fausse. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Silt en 2017, les préfets peuvent prononcer la fermeture administrative d’un lieu de culte « dans lequel les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination, provoquent à la commission d’actes de terrorisme ou font l’apologie de tels actes ».
Comme l’écrivait Mediapart en juin 2019, sept lieux de culte musulmans ont ainsi été fermés en deux ans, souvent sur le fondement de « notes blanches » des services de renseignement, ce qui soulève des questions sérieuses sur le déroulement des procédures et la qualité des preuves invoquées. Quoi qu’il en soit, les exemples cités par la ministre tombent sous le coup de la loi.
Ces derniers jours, les mesures prévues dans le projet de loi contre le « séparatisme » se sont légèrement affinées. Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a annoncé dimanche que les associations proposant des cours de langue ou du soutien scolaire pourraient être soumises à un contrôle plus strict : outre l’obligation de déclarer leurs intervenants avant leur création (pour éviter tout « lavage de cerveau »), elles ne seraient plus informées un mois à l’avance des contrôles, comme c’est le cas aujourd’hui (on appelle cela le « délai de prévenance »).
De leur côté, Marlène Schiappa et Gérald Darmanin ont accordé une interview commune au Parisien ce lundi, dans laquelle ils mettent aussi un point d’honneur à encadrer davantage le secteur associatif. Les deux ministres annoncent que l’attribution de subventions pourrait être conditionnée au respect de certains principes – « l’égalité hommes-femmes », « le respect de la dignité de chacun » ou « la liberté de conscience » –, mais aussi à la signature d’un « contrat d’engagement sur la laïcité ».
Si certaines collectivités ont déjà pris l’initiative de mettre en place de telles chartes, une généralisation semble très hasardeuse sur le plan du droit, parce qu’elle entre en collision avec les libertés de conscience, de culte et d’association. Quant à l’égalité femmes-hommes, la ministre ne détaille pas comment elle entend la faire respecter dans des associations ouvertement masculines et non mixtes, comme l’Automobile club de France ou le Jockey club, pour ne citer que les plus connues.
« Nous ne voulons plus un euro d’argent public aux associations qui sont les ennemies de la République », clame Marlène Schiappa, sans préciser toutefois quels « ennemis de la République » seraient actuellement subventionnés par l’État.
De son côté, Gérald Darmanin porte l’interdiction et la pénalisation de la délivrance de « certificats de virginité », parfois accordés par des médecins en vue d’un mariage religieux. Un phénomène qui existe mais ne fait l’objet d’aucune quantification. En 2003, l’Ordre des médecins s’est clairement positionné contre cette pratique, sauf à des fins médico-légales. Faut-il aller plus loin ? Le projet ministériel suscite des réactions réservées, comme celle de Ghada Hatem, directrice de la Maison des femmes de Saint-Denis, qui assume d’accéder parfois à cette demande, « pour sauver la vie » d’une jeune fille ou pour que sa famille « arrête de l’emmerder ».
Depuis plusieurs mois, le gouvernement prend soin de différencier le « séparatisme » (ou « repli communautaire ») de la « radicalisation », bien que la frontière soit cosmétique. Depuis 2014, trois plans successifs contre le terrorisme et la radicalisation violente ont offert de nouvelles possibilités aux pouvoirs publics. Ils ont notamment conduit à la mise en place de « référents radicalisation », au renforcement des contrôles dans les services publics (Éducation nationale, sport, santé, justice…), au ciblage de quartiers prioritaires, à une surveillance accrue des écoles privées hors contrat, etc.
Des cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR), dirigées par les préfets, ont également été instaurées. La circulaire Castaner du 27 novembre 2019, que Mediapart évoquait en février, s’inscrit dans le cadre de ces nouveaux outils. Elle invite les préfets à user généreusement de leurs pouvoirs de police pour sanctionner, par des moyens détournés, des personnes ou des lieux (commerces, associations, écoles, lieux de culte, clubs de sport) soupçonnés de « séparatisme ».
Sur la base de signalements adressés aux autorités par les services de renseignement ou par d’autres acteurs (Éducation nationale, élus, associatifs), il s’agit pour l’administration de déclencher des contrôles de toute nature, sans invoquer la dimension religieuse mais en cherchant une faille dans laquelle s’engouffrer. Une entorse aux normes d’hygiène et de sécurité, au droit du travail, au droit des étrangers, ou le non-paiement des impôts et cotisations sociales (CAF, Urssaf, etc.) permettent de motiver une fermeture administrative ou un redressement.
C’est sur le fondement de ce mécanisme que Marlène Schiappa vante aujourd’hui l’action des pouvoirs publics, qui ont fermé « 210 débits de boisson, 15 lieux de culte, 12 établissements culturels et associatifs, quatre écoles », qualifiés par la ministre de « lieux de regroupement pour organiser le séparatisme islamiste ». Christophe Castaner, en son temps, parlait d’« incubateurs de haine ».
Quels sont ces lieux et que s’y passait-il exactement ? Aucune liste n’a été rendue publique et la porte-parole du ministère de l’intérieur dit ne pas être en mesure de la fournir. Cette communication gouvernementale à la fois chiffrée et opaque trouve une explication évidente : son double fond. La fermeture administrative de ces 250 lieux est motivée par des raisons officielles (des manquements, réels, à des obligations légales) masquant une réalité officieuse : le soupçon initial de « séparatisme » qui a motivé les contrôles. Sans que les personnes ou organismes sanctionnés ne puissent ni le prouver, ni s’en défendre.
En février dernier, à la faveur d’un déplacement de Christophe Castaner en Seine-Saint-Denis, la préfecture citait un cas concret : celui d’une « école clandestine » découverte à Aulnay-sous-Bois et fermée le 14 janvier 2020. Dans des locaux « à la sécurité très sommaire », une cinquantaine d’enfants de 3 à 6 ans partageaient « une promiscuité effrayante ». Encadrés par des femmes « qui n’avaient aucune formation pour s’occuper de très jeunes enfants », ces derniers n’avaient « aucune activité en plein air », selon la préfecture, et ne recevaient aucun enseignement conforme aux canons de l’Éducation nationale.
On peut supposer, sans certitude, que plusieurs écoles évoquées par Jean-Michel Blanquer lui-même font partie de la liste : l’école Al-Badr à Toulouse (qui a fini par obtenir gain de cause devant la justice), Philippe-Grenier à Échirolles (qui a fait faillite depuis) ou encore l’association Ma Bulle Récré à Marseille (une affaire qui s’est grandement dégonflée).
Dans le cas de l’Institut européen des sciences humaines (IESH), un établissement privé d’enseignement supérieur basé à Saint-Denis, fermé fin novembre 2019, le ministère de l’intérieur a assumé le lien direct entre les soupçons de radicalité religieuse et le déclenchement des contrôles administratifs. « L’enseignement dispensé dans cet établissement et les changements observés chez certains des étudiants par leurs proches ont motivé un appel à la plus grande vigilance », expliquait en janvier Laurent Nuñez, alors secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur, ajoutant que l’établissement avait été fermé après la « visite inopinée » de la préfecture, révélant des manquements aux normes de sécurité incendie.
Fondatrice de l’Association droits des musulmans (ADM), Sihem Zine tente de son côté de tenir à jour une liste d’établissements fermés sur décision administrative (mosquées, écoles, bars à chicha, snacks, etc.) qui pourraient correspondre au décompte de Marlène Schiappa. La responsable associative estime que « les autorités cherchent la petite bête dans les structures tenues par des musulmans pratiquants, avec parfois des contrôles qui s’enchaînent, comme pendant l’état d’urgence ». Un « circuit opaque » qui conduit, selon elle, à « violer les droits civils et politiques de personnes, d’associations, de structures commerciales, à entraver leur indépendance et leur auto-organisation ».
À long terme, Sihem Zine s’inquiète de la « communication gouvernementale fumeuse et complotiste » autour de l’islam. « Accuser quelqu’un de quelque chose sans le laisser se défendre est d’une hypocrisie monstre. L’État est en train de se renfermer sur lui-même, c’est contre-productif. Il fait le nid de l’extrême droite, entretient la défiance et risque de créer du radicalisme pour demain. »