Produites en Europe, où leur utilisation est interdite en raison de leur très haute toxicité, quarante et une substances ont pu être vendues à l’étranger en 2018.
Par Stéphane Mandard Publié aujourd’hui à 01h00, mis à jour à 10h01
Un agriculteur indien traite une rizière avec des pesticides, dans le nord-ouest du pays, en 2018. SHAMMI MEHRA / AFP
C’est un commerce dont l’Europe ne se vante pas. Chaque année, l’Union européenne (UE) autorise, dans la plus grande opacité, ses champions de l’agrochimie à continuer à produire et à exporter des tonnes de pesticides dont elle interdit l’usage en son sein en raison de leur très haute toxicité et des risques qu’ils font peser sur la santé et l’environnement.
Une enquête publiée jeudi 10 septembre et à laquelle Le Monde a eu accès révèle l’ampleur de ce commerce. En 2018, les pays membres de l’UE ont approuvé l’exportation de 81 615 tonnes de pesticides contenant des substances bannies depuis parfois plus de dix ans sur leur propre sol, selon les données auxquelles ont eu accès pour la première fois l’association suisse Public Eye et la branche britannique de Greenpeace. C’est l’équivalent de la quantité de pesticides vendus en France cette année-là. Si le Royaume-Uni est le premier exportateur en volume, la France est le pays qui exporte le plus grand nombre de substances prohibées différentes (dix-huit).
Au total, 41 pesticides interdits ont été autorisés à l’exportation depuis l’UE en 2018, seule année complète pour laquelle les ONG ont réussi à collecter l’ensemble d’informations souvent couvertes par le « secret des affaires ».
Pour établir cette cartographie, Public Eye et Greenpeace UK ont obtenu plusieurs milliers de « notifications d’exportation » : des documents que les entreprises doivent remplir pour exporter des substances inscrites sur la liste des produits chimiques dangereux du règlement européen sur le consentement préalable informé. Les autorités réglementaires nationales (ministère de l’environnement) et européennes (agence européenne des produits chimiques) vérifient ces documents et les transmettent aux autorités des pays de destination. Les quantités effectivement exportées peuvent parfois différer des volumes mentionnés dans ces notifications.
Risques d’empoisements mortels pour les agriculteurs
Produit-phare de ces produits ultratoxiques « made in Europe », le tristement célèbre paraquat. Commercialisé depuis 1962, cet herbicide massivement utilisé dans les monocultures de maïs, soja ou coton est interdit dans l’UE depuis 2007, en raison des risques d’empoisonnement mortels qu’il fait peser sur les agriculteurs.
La firme suisse Syngenta continue pourtant d’en produire en quantité très importante dans son usine d’Huddersfield, en Angleterre. En 2018, les autorités britanniques ont ainsi approuvé l’exportation de plus de 28 000 tonnes d’un mélange à base de paraquat. Destinations privilégiées : l’Amérique du Sud, l’Asie et l’Afrique.
Loin derrière le paraquat, on retrouve ensuite, avec 15 000 tonnes, le dichloropropène (1,3-D). Notamment utilisé comme nématicide dans la culture de légumes, classé comme cancérogène probable, il est également interdit depuis 2007. Commercialisé par la firme américaine Corteva, il est très répandu au Maroc dans les champs de tomate.
Avec 10 000 tonnes, la cyanamide, un régulateur de croissance utilisé dans la vigne et la culture de fruits, complète le trio des best-sellers. Suspectée d’être cancérogène et de porter atteinte à la fertilité, elle a été bannie dans l’UE en 2008. La société AlzChem en exporte depuis l’Allemagne vers le Pérou, le Chili ou l’Afrique du Sud.
Effet boomerang pour l’Europe
Au total, le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, la Belgique et l’Espagne représentent plus de 90 % des volumes exportés. Du côté des importateurs, on retrouve 85 pays. Les trois quarts sont des pays en développement ou émergents.
Infographie Le Monde
Le Brésil, l’Ukraine, le Maroc, le Mexique et l’Afrique du Sud figurent parmi les dix principaux importateurs. Mais le premier « client » de ce commerce controversé n’est pas un pays pauvre. Il s’agit des Etats-Unis. Etats-Unis, Brésil, Ukraine : comme un boomerang, les principaux importateurs sont aussi ceux qui exportent le plus de denrées alimentaires vers l’Europe. Jus d’orange, café, soja…, des résidus de pesticides ultratoxiques peuvent donc se retrouver in fine à la table des consommateurs européens.
L’Ukraine, le « grenier à blé » de l’Europe, importe notamment d’importantes quantités d’atrazine (800 tonnes en 2018). Utilisée principalement comme désherbant du maïs, l’atrazine est interdite dans l’UE depuis 2003 en raison de son potentiel cancérogène, de sa capacité à perturber le système endocrinien et par sa propension à contaminer les nappes phréatiques. L’herbicide est toujours produit en France par Syngenta dans son usine d’Aigues-Vives, dans le Gard.
Avec 7 663 tonnes de pesticides interdits, la France est le cinquième exportateur en volume mais le premier par la diversité (dix-huit) des substances interdites.
Ce business controversé est loin de se tarir. A mesure que l’UE retire de son marché des pesticides jugés trop dangereux pour la santé de ses citoyens ou de son environnement, les exportations augmentent. En 2019, les autorités européennes ont donné leur feu vert à l’exportation de neufs nouveaux pesticides interdits, pour un volume de 8 000 tonnes. La France est à l’origine de plus de la moitié de ces nouvelles exportations, avec notamment plus de 4 000 tonnes de mélanges à base de picoxystrobine, substance active d’un fongicide produit par Corteva et interdit depuis 2017 car soupçonné de provoquer des dommages irréversibles sur le génome.
« Efforts de diplomatie verte »
Le législateur français a cependant décidé de mettre un terme à ces pratiques à partir de 2022. Et ce malgré l’intense lobbying des géants de l’agrochimie jusqu’au plus haut sommet de l’Etat, comme l’avait révélé Le Monde en janvier.
Seuls les Pays-Bas ont manifesté leur intention d’imiter la France et de soutenir une interdiction qui s’appliquerait à toute l’Europe. Le rapporteur spécial des Nations unies sur les substances toxiques, Baskut Tuncak, demande à l’UE de « faire preuve de leadership pour mettre fin à cette pratique odieuse, synonyme de discrimination et d’exploitation ».
Contactée par Le Monde, la Commission européenne fait remarquer que la législation européenne est déjà « plus stricte » que ne l’exigentles conventions internationales. Elle renvoie la responsabilité aux pays importateurs : « Une interdiction des exportations de l’UE ne conduira pas automatiquement les pays tiers à cesser d’utiliser ces pesticides car ils peuvent les importer d’ailleurs. » Un argument également invoqué par les industriels pour contester l’interdictiond’exportationqui doit entrer en vigueur en France en 2022.
De même source, on indique que « convaincre [ces pays] de ne pas utiliser de tels pesticides sera plus efficace ». Une stratégie qui fait partie des « efforts de diplomatie verte » de l’UE pour « parvenir à des systèmes alimentaires plus durables au niveau mondial. »
Infographie Le Monde