Comment la chasse au sanglier en mode industriel pour les riches, a transformé la Sologne en camp retranché
Entre le Loiret, le Cher et le Loir-et-Cher : 500.000 hectares, aux trois quarts boisés et réputés giboyeux depuis des siècles. La grande propriété de chasse modèle le paysage de la Sologne. Aujourd’hui, l’enfermement du gibier derrière des grillages de deux mètres, sur des domaines dépassant parfois le millier d’hectares, conduit à des pratiques d' » abattage ». Les Solognots n’acceptent plus ces excès.
Une semi-remorque qui transporte de l’aliment en vrac passe sur la route devant la maison : « Le chauffeur vient de charger au silo de Clémont de l’aliment pour volaille et va livrer une propriété à côté », commente Raymond Louis, président des Amis des Chemins de Sologne. Les heureux destinataires de la cargaison ne sont pas des dindes ni mêmes des faisans mais des sangliers.
Pour le « cochon », comme le surnomment les chasseurs, tout est bon : « Certains propriétaires nourrissent leurs sangliers avec des croquettes pour chiens », glisse un autre observateur des mœurs cynégétiques locales.
Les bénéficiaires de cette « aide alimentaire » qui leur tombe sous le groin doivent en retour faire semblant d’être encore un peu sauvages le week-end, en cavalant d’un grillage à l’autre.
L’aliment industriel va de pair avec un abattage industriel.
Tableau de chasse du deuxième samedi de janvier sur la propriété du Cher ravitaillée par semi-remorque : « 160 sangliers », dénombre Raymond Louis.
En pleine saison, le smartphone de Marie Louis crépite toute la journée : « On a un réseau d’informateurs dans toute la région Centre. Y compris des rabatteurs qui participent à des grandes chasses dans les enclos ».
Des tableaux de chasse hallucinants, avec des centaines de sangliers abattus en une seule journée
Raymond Louis cite le dernier « score » d’un propriétaire du Loiret : « 257 sangliers et 44 cervidés en 3 heures de chasse par 16 fusils. Sur cette propriété, il y a des grillages même à l’intérieur pour canaliser le gibier et le diriger dans le champ de vision des miradors ».
Chasseur lui-même, le président des Amis des chemins de Sologne n’a rien d’un écologiste radical.
Image (clandestine) d’un tableau de chasse récent dans une propriété en Sologne ( photo Amis des chemins de Sologne)
En vingt-trois ans d’action contre les clôtures, les « enfants du pays » Raymond et Marie Louis ont réussi, petit à petit, à fédérer et à porter la question de l’engrillagement sur la place publique. Pas un mince exploit dans une région où la « propriété privée » relève du sacré, tandis que la publicité y est peu prisée.
« Auparavant, les carnages perpétrés sur certaines propriétés de chasse n’étaient connus que d’initiés. Désormais, avec les réseaux sociaux ça se sait et c’est documenté », confirme le député François Cormier-Bouligeon.
Ce parlementaire LREM du Cher présente cette semaine à ses collègues une proposition de loi visant à interdire la chasse en enclos.
La proposition de loi contre la chasse en enclos de François Cormier-Bouligeon
Pour imager les déviances constatées, Raymond Louis parle de « ball-trap sur cible vivante », dans ces enclos que son ami Nicolas Vanier définit comme des « zoos cynégétiques ».
Le soutien inconditionnel du réalisateur et aventurier, qui vit depuis toujours sur une propriété de la Sologne du Loiret, a donné un écho quasi inespéré à cette cause.
« Ce n’est pas un combat des pauvres Solognots contre les riches Parisiens. C’est un combat contre ceux qui sont en train de massacrer notre Sologne », NICOLAS VANIER (Aventurier et réalisateur)
Chasseur lui-même, Nicolas Vanier a réussi à fédérer les voisins de la propriété familiale du Loiret : « Nous avons réussi à créer un territoire de 5.000 hectares, complètement ouvert et donc libre de clôtures», se félicite le réalisateur, qui s’emploie actuellement à convaincre un nouveau voisin de renoncer à engrillager. La force des militants contre les clotûres, c’est qu’ils sont des « indigènes » plutôt modérés et surtout pas anti-chasse.
Loin de François Cormier-Bouligeon l’idée de remettre en cause le « droit de propriété » et donc de clore. Le député veut stopper la frénésie de certains « grands engrillageurs » qui entraîne des effets pervers en cascade.
Paradoxalement, l’« enclos cynégétique » est non seulement légal mais offre certains privilèges, comme celui de chasser en toute saison.
3.000 à 5.000 kilomètres de grillages recensés en Sologne
Le grillage n’est pas propre à la Sologne : on trouve plus d’une centaine d’enclos cynégétiques dans des départements comme l’Allier, le Puy-de-Dôme, les Landes ou la Dordogne.
Mais la prolifération des clôtures au pays de Raboliot et notamment des grillages de deux mètres, le transforme en camp militaire.
Une étude menée en 2019 par les ministères de l’agriculture et de l’environnement a mesuré le phénomène : 3.000 kilomètres de grillages. « On en est à 5.000 km », affirment les Louis.
Marc Senoble, président de Chasse et Liberté en Sologne, une nouvelle association qui fédère 200 propriétaires et chasseurs, tempère : « ça m’étonnerait que le linéaire ait augmenté de 70 % en deux ans. Une chose est sûre, c’est que les calomnies, les insultes contre certains propriétaires ont eu pour effet d’accroître le kilométrage de grillages. Avant qu’une loi arrive, les propriétaires ont voulu se protéger ».
Parmi les multiples effets de cette « scarification de la Sologne, selon l’expression du député du Cher, il y a l’entrave à la continuité écologique, la dégradation du paysage et donc un effet néfaste sur l’attractivité du territoire.
Intrussions et dégradations invoquées pour clôturer
Les popriétaires avancent généralement comme premier argument que les clôtures sont un moyen de se prémunir contre les dégradations et les » intrusions ».
Raymond Louis, qui arpente le territoire en tout sens, professionnellement et pour ses loisirs, relativise les risques de débordement sur les propriétés privées : « Je ne dis pas que ça n’existe pas mais il suffit de constater la fréquentation des chemins ruraux ou même de ceux de grande randonnée : si on croise un promeneur de temps en temps c’est bien le bout du monde ! ».
François Cormier-Bouligeon ne s’arrête pas à l’impact visuel et sur la biodiversité des clôtures. Comme les experts ministériels l’ont pointé, les parcs fermés : « créent des zones de non-droit où la gestion du gibier est littéralement aberrante. Il y a un risque sanitaire lié à l’introduction d’animaux, une surpopulation manifeste de certains enclos et parcs, sans contrôle vétérinaire ».
François Cormier-Bouligeon évoque le spectre de la peste porcine.
« Avec les fortes densités de sangliers, plus rien ne pousse, plus rien ne survit : ils piétinent et ils mangent tout. Même les hérissons. Même les champignons ne poussent plus » RAYMOND LOUIS (Président des Amis des chemins de Sologne)
Philippe de Dreuzy, maire de Sennely et président du syndicat des forestiers privés du Loiret, appelle lui aussi les propriétaires à la modération : « En ce qui me concerne, je chasse modérément . J’ai des bois, je loue ma chasse et je profite de ces revenus. Mes bois ne sont pas clôturés et les locataires tirent du gibier de façon plus raisonnable que dans un enclos. On peut passer une bonne journée sans tirer 50 sangliers. Les grillages trop hauts nuisent à l’aspect visuel, au passage des animaux. Et ils sont un vecteur de tensions sociales »
Qui sont les « engrillageurs » ?
Une vingtaine de propriétaires, disposant de territoires clos, totalement ou partiellement, allant de 800 à 2.000 hectares sont montrés du doigt comme les « grands engrillageurs » de la Sologne. Le gibier est retenu en résidence surveillée mais sa liberté de circulation dans les espaces naturels devient très compliquée: des milliers d’hectares sont transformés en labyrinthe.
Des noms de capitaines d’industrie ont fini par être lâchés. « Il ne vaudrait mieux pas que les consommateurs connaissent les tableaux de chasse de patrons qui communiquent au sein de leur entreprise sur le développement durable », grince le réalisateur Nicolas Vanier.
En 2017, le mensuel Capital a dressé un « Who’s Who » des « parties de chasse secrètes en Sologne », photos aériennes de popriétés à l’appui.
Rien de foncièrement nouveau même si les Solognots font volontiers un distinguo. Il y aurait d’un côté les « vieilles familles » supposées privilégier une chasse traditionnelle où le gibier peut se carapater chez le voisin.
De l’autre les « Nouveaux riches, qui viennent 6 ou 8 week-ends par an », rachètent des territoires à tour de bras, en cherchant à optimiser leur investissement. Et donc se claquemurent avec leurs sangliers nourris à grands frais.
Compter 10 à 25.000 euros le kilomètre de clôture à deux mètres, avec les options : portails électriques, caméras de surveillance.
L’enclos : une façon d’optimiser la chasse et d’offrir un résultat garanti
Pierre Aucante, photographe et auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la Sologne, suit ce débat depuis plus de quarante ans et jette un regard désabusé sur la proposition de loi anti-enclos du député Cormier-Bouligeon : « Je crains que ce soit encore contre-productif. Ce que je constate, c’est que plus on parle de clôtures, plus il en pousse ».
À Yvoy-le-Marron (Loir-et-Cher), Pierre Aucante est cerné par quelques patrons-chasseurs qui sont dans le collimateur et tente de comprendre leur fonctionnement.
« Les grillages, c’est finalement un outil, un auxiliaire, qui simplifie la chasse pour des propriétaires qui ne sont pas trop présents. Ca évite d’avoir trop de rabatteurs, trop de chiens […] A partir du moment où la chasse prend un caractère commercial, il faut du résultat garanti. C’est pour ça que l’on crée avec les enclos des zones de réserves de gibier » PIERRE AUCANTE (Photographe et auteur enraciné en Sologne)
La chasse dite d’invitations, procède du même principe : « On offre un tableau à ses invités », complète Pierre Aucante. Les relations d’affaires doivent êtres satisfaites. La démonstration de puissance pousse à la surenchère.
Le sanglier, la chasse de tous les excès
Partout en France, le sanglier pullule. En Sologne, région qui a une réputation à défendre, il est servi à « volonté », selon la formule du président de la fédération des chasseurs de Loir-et-Cher et lui-même passionné par la « bête noire ». Hubert-Louis Vuitton, qui est propriétaire près de Romorantin, est opposé à l’instauration d’un plan de chasse pour ce fouineur classé nuisible, mais il dénonce l’excès et l’inflation perpétuelle.
« Une journée à 10 à 15 sangliers, c’est déjà très bien alors qu’on entend, en Sologne, qu’en dessous de 50 c’est nul ! ».(sic !)
Le patron des chasseurs de Loir-et-Cher, comme d’ailleurs le président de la fédération nationale des chasseurs Willy Schraen, a pris position contre les grandes clôtures : « Oui, il y a trop de grillages en Sologne, on ne va pas retirer les anciens mais il faut limiter leur extension. Il faut une loi nationale, il y a des parcs dans toutes les régions ».
Le député François Cormier-Bouligeon assure avoir le soutien des « trois présidents de fédérations solognotes » (Loir-et-Cher, Cher, Loiret).
Réprésentant 200 propriétaires, Marc Senoble (Chasse et liberté en Sologne) en convient : « L’intention de départ était de bloquer le grand gibier, sur des endroits dangereux, : routes, chemins, après certains ont déroulé les grillages pour tirer des grands animaux. Je pense que 90 % des propriétaires sont contre ces dérives ».
Installé dans le Loiret, Marc Senoble n’est pas non plus un adepte de « ces tableaux de chasse pléthoriques », impossibles à réaliser en terrain ouvert.
Or, dans le cadre réglementaire spécifique de l’enclos (qui implique qu’une habitation soit attenante aux clôtures), tout est permis, ou presque.
La police de l’environnement ne peut pas intervenir à l’improviste dans un enclos
Les agents de l’OFB (Office français de la biodiversité) contrôlent et verbalisent ce type d’installations lorsqu’elles sont non conformes : surdensités, élevage non-déclaré, introduction illégale de grand gibier, comme le confirme le directeur de l’OFB en Centre-Val de Loire, Jean-Noël Rieffel.
Mais le patron régional de la garderie admet les limites de son action : « Nos agents peuvent intervenir sur un enclos cynégétique mais pas dans l’habitation attenante. Or la jurisprudence a étendu à l’ensemble de l’enclos la protection domiciliaire ».
En clair, les policiers de l’environnement ne peuvent pas pénétrer dans un enclos de chasse sans y être invité par le propriétaire !
Jean-Noël Rieffel confirme aussi qu’il n’y a aucune limite réglementaire au nombre d’animaux prélevés dans les enclos.
Consensus politique contre les effets néfastes des clôtures
Pas acquis au départ, le soutien des instances représentatives des chasseurs et des propriétaires fonciers porte un consensus politique autour de la condamnation de ces dérives.
Nicolas Vanier a déjà embarqué trois ministres de l’environnement (Hulot, de Rugy et Pompili) contre les clôtures, ainsi que le président (PS) de la région Centre Val de Loire, François Bonneau.
François Cormier-Bouligeon a rallié ses collègues députés du Mouvement démocrate : Nadia Essayan (Cher) et Richard Ramos (Loiret).
En revanche, des sénateurs du secteur s’abstiennent de partir à l’assaut des clôtures, car « ils redoutent de ne plus être invités le dimanche », persifle un militant anti-enclos. Dans la très conservatrice Sologne, l’atteinte à la propriété privée reste la ligne rouge politique à ne pas franchir.
Le remuant député LR de Loir-et-Cher Guillaume Peltier s’est engagé contre les clôtures en trouvant la formule qui rassure les propriétaires.
« Guillaume Peltier a proposé que la propriété soit mieux défendue, par exemple en facilitant, par des exonérations, l’embauche de gardes. Certains propriétaires renonceront alors aux grillages ».
Un nouveau petit cadeau fiscal aux grandes fortunes, pas sûr que ça passe à un an de la Présidentielle.
Pierre Aucante lance une idée simple pour mettre tout le monde d’accord : « Il serait plus efficace de donner dans la loi une définition de la chasse la limitant aux animaux sauvages et libres, ce qui exclurait qu’on puisse tuer des animaux en enclos et du gibier d’élevage ».
Il y aura probablement moins de candidats à l’engraissement des sangliers dans des parcs pour le simple plaisir de jouir de leur compagnie.
Julien Rapegno et Pauline Mareix La République du Centre
Autrefois, il y avait des gardes…
Avant que le sanglier n’occupe presque toute la place, on élevait et tirait des faisans en Sologne. Il y avait des volières mais moins de clôtures. Raymond Louis raconte cette métamorphose : « Ce qui a vraiment bouleversé la Sologne, c’est une loi des années 1960 qui a interdit de faire passer les salaires des gardes-chasse dans les frais généraux des entreprises. En quelques années, les gardes-chasse, qui élevaient le petit gibier, ont disparu. Et la chasse a basculé sur le grand gibier et donc le sanglier. Au début, un ou deux gars suffisaient pour agrainer et nourrir. Mais même bien nourri, un sanglier, quand on lui tire dessus un dimanche, le lundi il va voir ailleurs. C’est comme ça que les clôtures sont apparues. Les propriétaires ont cherché à avoir de plus en plus grand. Les prix de la terre agricole ont flambé, les fermes ont pratiquement toutes disparu au profit des territoires de chasse ».