Par Jack Rasmus
La meilleure définition d’une grève est la suivante: «les travailleurs suspendent leur travail» pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. La sagesse populaire veut que les syndicats fassent la grève. Mais c’est actuellement faux. Les travailleurs se mettent en grève et ne sont pas nécessairement membres d’un syndicat. Ce fait est évident aujourd’hui, alors que des millions de travailleurs des Etats-Unis refusent de reprendre leur travail. Ils «suspendent leur travail» en quête de meilleurs salaires et d’un avenir.
Nous assistons à la «grande grève de 2021» et elle est composée principalement de millions de travailleurs et travailleuses non syndiqués et à bas salaires!
Les travailleurs ont retrouvé un emploi au rythme de 889 000 par mois au cours du deuxième trimestre de 2021 (avril-juin) lorsque l’économie a redémarré. Selon l’Economic Policy Institute, cette moyenne est tombée à seulement 280 000 par mois au cours du troisième trimestre 2021 (juillet-septembre) qui vient de s’achever.
Le chiffre le plus récent pour le mois de septembre était seulement de 194 000 emplois, selon le rapport mensuel sur la situation de l’emploi du Département du travail. Ce chiffre ne correspond pas aux prévisions des économistes dominants, qui tablaient sur 500 000.
Selon les différents tableaux des «Employment Situation Reports» du Département du travail (A-1, A-13, B-1), seule la moitié des travailleurs qui étaient sans emploi au début de l’année 2021 ont retrouvé du travail. Officiellement, selon le département, plus de 5 millions n’ont toujours pas accédé à un emploi. Mais ces 5 millions représentent une forte sous-estimation. Ce chiffre ne tient pas compte des 3 millions de personnes supplémentaires qui ont complètement quitté la population active et qui ne sont pas moins sans emploi que les personnes officiellement enregistrées comme chômeurs et chômeuses. Ces 5 millions ne comprennent pas non plus les quelques millions de salarié·e·s qui ont été classés à tort par le Département du travail comme ayant un emploi en mars 2020, lorsque la pandémie a commencé, simplement parce qu’ils ont indiqué, lors d’une enquête du gouvernement sur le taux de chômage, qu’ils s’attendaient à reprendre le travail, même s’ils ne travaillaient pas au moment de l’enquête. Le Département du travail a reconnu peu après que c’était une erreur de les compter comme en emploi. Mais à ce jour, il a toujours refusé de corriger les données chiffrées. Le nombre de personnes classées à tort comme ayant un emploi reste aujourd’hui d’environ 1 million.
Il y a donc environ 8 à 10 millions de travailleurs et travailleuses aux Etats-Unis qui n’ont toujours pas d’emploi (sans compter les millions d’autres qui sont sous-employés, travaillant à temps partiel ou quelques heures par semaine, ici ou là).
Parmi ces quelque 9 millions de personnes, beaucoup ne retournent pas au travail par choix, c’est-à-dire qu’elles «suspendent leur travail». Elles sont en fait en grève pour obtenir quelque chose de mieux.
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Si la plupart d’entre elles sont faiblement rémunérées, leurs rangs ne se limitent pas aux secteurs qui viennent d’abord à l’esprit, comme l’hôtellerie ou le commerce de détail. Les rangs des personnes à bas salaires relèvent, aujourd’hui, d’une réalité partagée dans presque toutes les industries aux Etats-Unis, et pas seulement dans l’hôtellerie ou le commerce de détail.
En comparant le niveau d’emploi du Département du travail en septembre 2021 aux mois pré-pandémiques de janvier-février 2020, les chiffres montrent que les travailleurs qui «suspendent leur travail» sont répandus dans toutes les industries et professions. Le secteur des loisirs et de l’hôtellerie compte 1,6 million de travailleurs en moins, en septembre 2021, par rapport aux mois pré-pandémiques de janvier-février 2020. Mais le secteur des soins de santé, qui compte des centaines de milliers de travailleurs faiblement rémunérés dans les soins à domicile et les cliniques, compte 524 000 salarié·e·s de moins aujourd’hui qu’en janvier 2020. Le nombre de personnes ayant des contrats individuels dans les secteurs des services a été réduit à hauteur de 385 000. Pour ce qui est du secteur de l’éducation au sens large – avec ses centaines de milliers d’auxiliaires dans l’enseignement supérieur et ses millions d’enseignants de la maternelle à la terminale, payés à bas salaire dans les petits districts scolaires, et non syndiqués – les emplois ont baissé de 676 000. On pourrait penser que dans la production, ce serait l’inverse. Mais non. Des millions de travailleurs de l’industrie manufacturière sont employés comme «intérimaires», avec des salaires réduits et aucun avantage (assurance maladie, etc.), et cela même dans le cadre de contrats syndicaux. Le secteur manufacturier compte 353 000 emplois de moins aujourd’hui qu’au début de janvier 2020. Idem pour la construction, avec 201 000 emplois en moins. Et ainsi de suite.
Cela représente plus de 5 millions d’emplois en moins, sans compter ceux qui ont complètement quitté la population active ou ceux qui sont encore considérés à tort comme des travailleurs et travailleuses.
On peut supposer qu’au moins la moitié des 9 millions de personnes sans emploi refusent de retourner au travail par choix. Cela représente 4 à 5 millions de personnes qui sont de facto «en grève» (au sens de «suspension du travail»). Les Etats-Unis sont en quelque sorte en plein milieu de la «grande grève de 2021», impliquant des millions de travailleurs et travailleuses mal payés et surexploités dans pratiquement tous les secteurs!
Des signes commencent à apparaître que leur «exemple» pourrait maintenant s’étendre à la main-d’œuvre syndiquée également. Les renouvellements de contrats syndicaux sont rejetés – et des grèves sont imminentes ou en cours – dans des secteurs allant de la transformation alimentaire (travailleurs et travailleuses de Kellog) aux équipements agricoles (John Deere) en passant par les hôpitaux et les soins de santé sur la côte Ouest. Il s’agit d’importantes négociations syndicales impliquant des milliers, voire des dizaines de milliers de travailleurs syndiqués.
L’idéologie capitaliste: inverser les causes et les effets
Les employeurs, les médias liés au business, les politiciens et la plupart des économistes traditionnels ne reconnaissent pas qu’ils sont confrontés à une vague de grèves de travailleurs et travailleuses syndiqués et non syndiqués. Cependant ils sont unis pour essayer de les blâmer pour ce qui est un débrayage de facto par millions. Ils se lamentent tous et se grattent la tête, sans réponse quant aux raisons pour lesquelles tant de travailleurs et travailleuses ne retournent pas à leur emploi ou sont prêts à le quitter – surtout maintenant que des vaccins sont disponibles et que les employeurs annoncent des offres d’emploi.
Leur explication, au début de l’été dernier, était que les allocations de chômage étaient trop généreuses et étaient donc responsables du fait que des millions de travailleurs ne reprennent pas le travail. Ce thème était particulièrement populaire parmi les politiciens des Etats rouges [républicains]. A partir du mois de juin 2021, de nombreux gouverneurs et élus des Etats rouges ont unilatéralement et préventivement réduit les allocations de chômage, même si celles-ci auraient dû se poursuivre jusqu’en septembre. Ils se sont ensuite tus lorsque les données recueillies au cours de l’été ont montré que les quelques Etats bleus [démocrates] qui n’ont pas réduit les allocations de manière anticipée – comme la Californie, le New Jersey, etc. – ont en fait enregistré un taux de retour à l’emploi plus élevé au cours de l’été que les Etats rouges qui ont réduit les allocations de chômage de manière anticipée. Voilà pour cet argument sur les allocations de chômage trop élevées faisant obstacle à la reprise d’emploi.
Aujourd’hui, les employeurs, les politiciens et les Etats rouges répètent à tue-tête que les allocations familiales et l’amélioration des bons d’alimentation empêchent les travailleurs et travailleurs de reprendre un emploi. C’est la vieille stratégie de grève du patronat: «affamez-les et ils reviendront au travail».
En d’autres termes, le refus des travailleurs de reprendre le travail n’aurait rien à voir avec des salaires bas insupportables, avec l’absence de soins de santé alternatifs pour eux-mêmes et leur famille, puisque le retour au travail signifie la perte des paiements COBRA du gouvernement [aide à l’obtention de soins] ou de Medicaid [assurance maladie pour les bas revenus], sans mentionner que le retour au travail implique les coûts de services de garde d’enfants non disponibles ou inabordables financièrement. Cela n’aurait rien à voir avec la pratique des employeurs de proposer à de nombreux travailleurs et travailleuses de reprendre le travail, mais avec un nombre d’heures réduit et sans garantie des heures nécessaires pour assurer un salaire hebdomadaire suffisant pour payer leurs factures. Cela n’aurait rien à voir avec le fait que les employeurs insistent sur des horaires de travail instables qui détruisent la famille, sur l’absence de congés payés civilisés et, d’une manière générale, sur l’absence d’espoir de sortir un jour de ce qui est en fait un système d’esclavage moderne dont souffrent aujourd’hui des dizaines de millions de travailleurs et travailleuses des Etats-Unis.
Selon de nombreux employeurs, leurs médias et leurs politiciens, c’est la faute aux travailleurs et travailleuses. On leur a trop donné pendant la pandémie [allusion aux chèques et diverses aides] et maintenant ils ne veulent plus travailler! C’est le mantra capitaliste et l’explication au fait que des millions de personnes «refusent de reprendre» ces emplois.
Avec cette explication, les employeurs, les médias, les politiciens et les économistes traditionnels mettent la réalité cul par-dessus tête! Comme il est caractéristique des perversions langagières de l’idéologie capitaliste, ils ont inversé la cause et l’effet. Les victimes – les travailleurs et les travailleuses – sont la cause du problème et non le résultat ou l’effet. Ils et elles sont la cause de la chute de deux tiers du taux de retour à l’emploi au cours des trois derniers mois par rapport à la période précédente d’avril à juin 2021. On n’a pas mentionné les pratiques qui ont cours depuis des décennies et qui consistent à verser des bas salaires insupportables, à offrir peu ou pas d’avantages sociaux et à imposer des conditions de travail si inadéquates que pratiquement toutes les autres économies capitalistes avancées les ont abandonnées il y a des années (pas de congés payés, de garderies, d’un système de soins de santé national, etc.).
La manière la plus précise de comprendre ce qui se passe est que peut-être la moitié des 9 à 10 millions de personnes qui n’ont toujours pas de travail aujourd’hui refusent de travailler et recherchent de meilleurs salaires, de meilleures prestations, de meilleures conditions et de nouveaux emplois qui donnent un certain espoir pour l’avenir. Quatre à cinq millions de travailleurs américains sont en fait «en grève».
La grande vague de grèves de 1970-71
La dernière grande vague de grèves aux Etats-Unis remonte à 50 ans, en 1970-71. A l’époque, ce sont les travailleurs syndiqués qui ont débrayé en masse dans les secteurs de la construction, du transport par camion, de l’industrie automobile, sur les docks et dans des dizaines d’autres grandes entreprises manufacturières, de construction et de transport.
Cette histoire de la classe ouvrière a été largement ignorée par les universitaires et les médias capitalistes. Probablement parce que les grèves ont été si fructueuses, dans presque tous les cas, les travailleurs en grève et leurs syndicats ont remporté alors de grandes victoires! En moyenne, cette vague de grèves s’est traduite par des augmentations immédiates de 25% des salaires et des avantages sociaux dans le cadre d’accords contractuels d’une durée maximale de trois ans [ce qui implique leur renouvellement plus rapide que des contrats actuels d’une durée de six ans]. Les travailleurs et les syndicats ne pouvaient être arrêtés dans leur action par les employeurs. Leur succès était tel que les entreprises ont dû se tourner vers le gouvernement pour mettre un terme aux grèves et aux accords contractuels. Elles se sont tournées vers Richard Nixon, le président de l’époque, qui, au cours de l’été 1971, a rapidement pris des décrets d’urgence pour geler les salaires obtenus par les grèves, puis ramener les augmentations de salaires et d’avantages sociaux de 25% à un maximum de 5,5%.
Le gel et la réduction des salaires étaient des éléments centraux du dit «New Economic Program» (NEP) de Nixon, publié en août 1971, en même temps que le décret sur le gel des salaires. Dans le NEP, Nixon a également attaqué les concurrents des capitalistes américains en Europe et ailleurs avec diverses mesures commerciales. Il a mis fin à la garantie d’échange du dollar américain, 32 dollars pour une once d’or. Cela a fait exploser ce qu’on appelait le système capitaliste international de Bretton Woods, que les Etats-Unis avaient eux-mêmes mis en place en 1944.
Lors de l’ancienne grande vague de grèves de 1970-71, 10 800 grèves ont eu lieu au cours de ces deux années, avec la participation de plus de 6,6 millions de travailleurs et travailleuses et 114 millions de journées de travail perdues en raison des grèves. La vague de grèves de 1970-71 a été, à certains égards, aussi importante que la grande vague précédente de 1945-46. Au cours de cette période, il y a eu environ 9750 grèves impliquant 8,1 millions de travailleurs et 154 millions de jours de travail perdus en raison des grèves, ce qui est encore plus important. (Source: Analysis of Work Stoppages, US Department of Labor, Bulletin 1777, 1973)
Avançons rapidement d’un demi-siècle, jusqu’à aujourd’hui. Il y a presque autant de travailleurs qui «suspendent leur travail», soit environ 4 à 5 millions, et ce nombre pourrait augmenter à mesure que les travailleurs syndiqués rejoignent leurs rangs à l’expiration de leurs contrats. Le nombre de jours de travail perdus n’est pas encore estimé. Mais il ne fait aucun doute qu’un nouveau militantisme est en train de naître, les travailleurs et travailleuses prenant leur destin en main – ou plutôt avec leurs pieds – en quittant leur emploi et en suspendant leur travail!
Ce qui est différent aujourd’hui, c’est que la «grande grève de 2021» n’est pas menée par les syndicats. Les syndicats du secteur privé aux Etats-Unis ont été décimés et presque détruits depuis 1980 en raison des politiques néolibérales qui ont entraîné des décennies de délocalisation des emplois, des accords de libre-échange et des subventions fiscales massives accordées par le gouvernement aux entreprises pour remplacer les travailleurs par l’automatisation, les machines et des investissements en biens d’équipement.
Cette destruction d’emplois au cours des quatre dernières décennies a été remplacée par des dizaines de millions d’emplois à bas salaire, d’emplois de services de qualité inférieure, d’emplois temporaires, d’emplois à temps partiel, d’emplois de type «gig» [travail à la tâche, médiée par les plateformes numériques] et d’emplois «précaires» similaires. La récente crise du covid a exacerbé et approfondi la contraction économique de 2020-21. Aujourd’hui, les travailleurs à bas salaire, précaires et de facto en situation de servitude se révoltent.
De nombreuses industries et entreprises doivent maintenant augmenter leurs salaires et payer des primes de rappel ou d’embauche pour essayer de faire revenir les travailleurs et travailleuses, car ils continuent à «suspendre leur travail» et à créer une pénurie de main-d’œuvre. Une pénurie de main-d’œuvre signifie généralement que les salaires doivent augmenter. Mais cette pratique est inégale selon les secteurs et reste largement anecdotique.
Signification historique de la «grande grève de 2021»
Les Etats-Unis sont au milieu d’un événement historique. Des secteurs de la classe ouvrière américaine sont peut-être en train de se réveiller – de leur propre chef – et ne sont pas dirigés par des syndicats qui ont été détruits ou qui sont dirigés par des hauts responsables syndicaux qui ne veulent pas engager des grèves de peur de «gêner» leurs amis du Parti démocrate.
La «grande grève de 2021» est composée, en revanche, principalement de la main-d’œuvre non syndiquée – travailleurs des services faiblement rémunérés, camionneurs indépendants sur de longues distances, chauffeurs-livreurs dans les villes, travailleurs de l’hôtellerie et de la restauration, travailleurs du commerce de détail, travailleurs sur des projets de construction locaux, enseignants et chauffeurs d’autobus scolaires, infirmières «épuisées» par des heures supplémentaires chroniques, travailleurs des entrepôts et de l’industrie alimentaire poussés à bout depuis 18 mois, aides à domicile exploité·e·s par des intermédiaires, etc. La liste est longue.
Les économistes mainstream et les politiciens dominants comprennent très peu les changements structurels fondamentaux des processus de production et des marchés de produits et services que la période de covid et la profonde contraction économique ont entraînés. Ces changements sont encore à découvrir. Et beaucoup s’avéreront profonds. La restructuration des marchés du travail américains qui apparaît aujourd’hui n’est qu’à ses débuts. La «grande grève de 2021» n’en est que le symptôme. Les marchés de produits et la distribution mondiale des biens et des services sont soumis à des tensions et à des changements similaires. Enfin, les contrecoups de l’envol des marchés d’actifs financiers – actions, obligations, produits dérivés, devises, monnaie numérique, etc. – sont encore à enregistrer. Lorsqu’ils se produiront, ils pourraient s’avérer les plus déstabilisants de tous. (Article publié sur le site de Jack Rasmus, le 18 octobre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Jack Rasmus est l’auteur de The Scourge of Neoliberalism: US Economic Policy from Reagan to Trump, Clarity Press, janvier 2020. Il enseigne l’économie au Saint Mary’s College of California. Il tient un blog sur jackrasmus.com et anime l’émission de radio hebdomadaire Alternative Visions sur le Progressive Radio Network.
Les dirigeants d’entreprises à travers les États-Unis répondent à une vague de grèves – qui deviendra la plus importante depuis des décennies – avec une peur et une hostilité croissantes.
La politique de longue date qui consiste à s’appuyer sur la bureaucratie syndicale pour étouffer la lutte des classes ne parvient pas à contenir la flambée de grèves et, de plus en plus, les entreprises et l’establishment politique recourent aux briseurs de grève, aux injonctions des tribunaux et aux menaces de répression de l’État.
Un travailleur de Kellogg’s en grève à Battle Creek, Michigan (WSWS Media)
La colère de larges sections de travailleurs a commencé à déborder, après avoir été étouffée pendant quatre décennies par l’AFL-CIO. Qualifiés de «héros» et d’«essentiels» par les services de relations publiques des entreprises, les travailleurs des secteurs de la santé, de la fabrication, des transports, de la logistique et de l’entreposage, ainsi que d’autres secteurs, ont subi de plein fouet la pandémie de COVID-19. Ils travaillant des heures de plus en plus longues pour des salaires de misère et avec des protections inadéquates contre le virus. Pendant ce temps, les travailleurs ont assisté à la montée en flèche des bénéfices des entreprises. Aussi, ils ont vu la croissance de la fortune des super-riches depuis 2020. Le dernier rapport de Forbes montrant que la richesse des milliardaires américains a augmenté de 70 pour cent, soit le montant astronomique de plus de 2.100 milliards de dollars.
Avec la flambée des loyers et des prix des biens de consommation, et une pénurie persistante de main-d’œuvre pour les entreprises, un nombre croissant de travailleurs débrayent ou font pression pour faire grève afin d’obtenir des augmentations substantielles des salaires et des avantages sociaux, tant aux États-Unis qu’à l’échelle internationale.
Un système de suivi des grèves géré par l’École des relations industrielles et du travail (School of Industrial and Labor Relations – ILR) de l’université de Cornell a déjà enregistré 180 grèves pour l’année, dont 39 pour le seul mois d’octobre, impliquant environ 24.000 travailleurs.
Reflétant les préoccupations croissantes des milieux dirigeants quant à la possibilité d’une «contagion» des grèves, Kate Bronfenbrenner, directrice de la recherche sur l’éducation ouvrière et maître de conférences à l’ILR, a déclaré à Yahoo Finance: «Ce qui va se passer, c’est qu’on verra de plus en plus de travailleurs se mettre en grève. Chaque fois, il y a un effet d’entraînement. Si la grève de John Deere n’est pas réglée, on va voir un autre grand groupe sortir. Si les entreprises ne bougent pas, on va voir cela se propager d’un groupe à l’autre. Les grèves sont contagieuses.»
Les investisseurs et les analystes financiers de Wall Street expriment de plus en plus des inquiétudes similaires. Selon le Financial Post du Canada, un stratège de RBC (la Banque Royale du Canada) a écrit dans une note récente que les grèves étaient la principale préoccupation en matière de chaîne d’approvisionnement parmi 23 sociétés du S&P 500 qui ont publié leurs résultats au cours des deux premières semaines d’octobre, soit le double du nombre de sociétés qui ont mentionné les goulots d’étranglement dans les ports et les problèmes de logistique. «L’inflation de la main-d’œuvre est définitivement un élément à surveiller pour nous», a déclaré Jeremy Barnum, directeur financier de JPMorgan, lors d’une récente conférence téléphonique.
Environ 2.000 travailleurs employés sur les sites du géant de la santé Kaiser Permanente à Hawaï ont été les derniers à autoriser une grève par une majorité écrasante, en votant pour un débrayage à 93 pour cent cette semaine. Ils rejoignent les 35.000 travailleurs de Kaiser en Californie, en Oregon et dans l’État de Washington qui avaient déjà voté pour la grève, ainsi que les 700 ingénieurs hospitaliers de Kaiser dans la région de la baie de San Francisco qui sont en grève depuis plus d’un mois. Des milliers d’autres travailleurs de Kaiser, sur un total d’environ 52.000 dont le contrat a expiré le 30 septembre, voteront également une autorisation de grève dans les semaines à venir.
Dans le cadre d’un mouvement qui se répète dans les négociations pour le renouvellement des conventions collectives à travers les États-Unis, Kaiser a exigé que les augmentations soient limitées à 1 pour cent. De surcroit, Kaiser exige qu’un nouveau palier de salaires inférieurs soit établi pour les nouvelles recrues, malgré un revenu d’exploitation de plus de deux milliards de dollars en 2020. Toutefois, les syndicats ont refusé de fixer une date de grève, maintenant les travailleurs au travail pendant des semaines sans contrat.
Les scrutins pour les autorisations de grève se poursuivent également dans d’autres secteurs. Les enseignants des districts scolaires de Pennsylvanie, de l’Ohio et de Californie ont approuvé des grèves la semaine dernière. Plusieurs centaines d’agents de bord de Piedmont Airlines, un transporteur régional d’American Airlines, ainsi que les travailleurs des transports en commun de SEPTA à Philadelphie votent cette semaine pour décider de débrayer.
Agents de bord de Piedmont à Philadelphie (AFA-CWA Twitter)
Jusqu’à présent, dans l’espoir de pouvoir étouffer le mouvement de grève croissant, la classe dirigeante américaine s’est largement appuyée sur ses assistants loyaux dans les bureaucraties syndicales. Ces dernières, pendant des décennies, ont appliqué les attaques patronales sur les salaires et les conditions de travail. Le gouvernement Biden a même fait de la promotion des syndicats un élément central de sa politique, considérant les syndicats comme des pare-feu et des gardiens de la «paix sociale».
Le plus grand débrayage menacé récemment, celui de 60.000 travailleurs de la production télévisuelle et cinématographique en Californie, a été annulé à la dernière minute par le syndicat de l’Alliance internationale des employés de scène de théâtre (International Alliance of Theatrical Stage Employees – IATSE) au cours du week-end. Les premiers détails publiés par l’IATSE sur l’accord ont toutefois montré qu’il continuerait à autoriser des heures de travail brutalement longues, ce qui a poussé des travailleurs à exprimer leur colère et à dénoncer l’accord comme une capitulation.
L’ancien principe «pas de contrat, pas de travail» a été de plus en plus transformé en «pas de contrat, pas de grève» par les syndicats pro-patronaux, qui tentent désespérément de retenir les travailleurs le plus longtemps possible. Chez le fabricant de pièces automobiles Dana Cie, les syndicats de l’automobile et des métallos – United Auto Workers (UAW) et United Steelworkers (USW) – ont maintenu 3.500 travailleurs au travail en prolongeant leur contrat au jour le jour pendant des mois, même après, que les travailleurs aient rejeté à 90 pour cent un accord soutenu par le syndicat. L’UAW et l’USW s’efforcent actuellement de faire passer des accords largement identiques chez Dana, violant une fois de plus les demandes des travailleurs en matière d’augmentations salariales sérieuses et de fin des horaires de travail effroyables.
L’UAW espère obtenir un contrat chez Dana aussi rapidement que possible, craignant le soutien croissant à la grève de 10.000 travailleurs de John Deere, la multinationale des équipements agricoles et de construction. Les travailleurs de Dana, qui fournissent à Deere des pièces essentielles, insistent de plus en plus pour faire grève eux-mêmes.
Alors que les entreprises et leurs représentants politiques travaillent en étroite collaboration avec les dirigeants syndicaux pour contenir les travailleurs partout où ils le peuvent, ils s’inquiètent en même temps de la défiance et du mépris croissants des travailleurs à l’égard des syndicats. Un chroniqueur économique du Los Angeles Times notait récemment: «Après des décennies de somnolence, le mouvement ouvrier américain semble se réveiller. Mais la grève de Deere est peut-être le meilleur exemple actuel du ras-le-bol des travailleurs syndiqués à l’égard de leurs dirigeants. L’UAW a permis aux trois grands constructeurs automobiles d’imposer une double échelle salariale en 2007, une concession qui a été rapidement étendue à d’autres contrats de l’UAW, dont Deere».
Ainsi, lorsque les syndicats s’avèrent incapables d’empêcher les travailleurs de sortir en grève, comme chez Deere, les entreprises ont rapidement recours à toutes les vieilles méthodes de la guerre de classe et de la répression étatique.
Mercredi, Deere a obtenu une injonction judiciaire temporaire contre les travailleurs en grève à Davenport, Iowa, qui avaient organisé des piquets de grève massifs ces derniers jours, et a demandé une autre injonction contre les travailleurs de son usine près de Des Moines, la capitale de l’État. Dans son jugement, la juge en chef du tribunal de district du comté de Scott, Marlita Greve, s’est solidarisée sans réserve avec Deere, affirmant qu’en raison des piquets de grève des travailleurs, la société «a subi et continuera de subir un préjudice substantiel et irréparable».
L’injonction tente de faciliter l’utilisation par Deere de briseurs de grève en restreignant la capacité des travailleurs à faire du piquetage, en les limitant à seulement quatre personnes à chaque porte, tout en leur interdisant de manière provocante d’utiliser des barils de bois de chauffage et des chaises.
Comme on pouvait s’y attendre, l’UAW a réagi en ordonnant aux travailleurs de se conformer à l’injonction sans émettre la moindre protestation, et sans chercher le moins du monde à mobiliser ses membres contre l’injonction, indiquant ainsi son soutien de facto.
Le rôle de l’UAW, qui cherche à laisser les travailleurs sans défense face aux briseurs de grève et aux attaques des entreprises, est reproduit à un degré plus ou moins important dans d’autres luttes en cours. Chez le fabricant de produits alimentaires Kellogg où 1.400 travailleurs sont en grève dans plusieurs États, le Syndicat international des travailleurs de la boulangerie, confiserie, tabac et meunerie (BCTGM) a défendu le projet du Conseil des métiers du bâtiment et de la construction (BCTC) d’obliger ses membres à franchir les piquets de grève du BCTGM à Omaha, dans le Nebraska.
À l’hôpital Saint-Vincent de Worcester, dans le Massachusetts, le Syndicat des infirmiers du Massachusetts a isolé la grève de sept mois de 700 infirmières, ne levant pas le petit doigt contre l’utilisation par Tenet Healthcare de remplaçants permanents, ni l’imposition unilatérale par la société de ses exigences au niveau des conventions collectives. Des briseurs de grève ont été utilisés pour écraser les luttes des travailleurs de la distillerie Heaven Hill dans le Tennessee et des mineurs de Warrior Met Coal en Alabama. Dans ce dernier cas, le Syndicat des mineurs (United Mine Workers) a laissé les mineurs en proie à la violence des briseurs de grève et des voyous armés de l’entreprise: des travailleurs ont été heurtés par des voitures de briseurs de grève et des coups de feu ont été signalés.
Ce recours à la répression pure et simple et aux tactiques patronales les plus féroces du début du 20e siècle présente de graves dangers pour les travailleurs. Cependant, ce n’est pas un signe de force de la classe dirigeante capitaliste, mais de sa faiblesse et de son désespoir, face à une rébellion croissante des travailleurs qui menace d’éclater à une échelle jamais vue depuis des générations.
WSWS