Par Benoît Hopquin
Objet d’une âpre lutte historiographique entre communistes et gaullistes, le site de Suresnes, dans les Hauts-de-Seine, est à la fois l’endroit où les nazis fusillèrent plus d’un millier de résistants et celui où reposent seize héros de la guerre. Un dix-septième les y rejoindra, le 11 novembre, en la personne d’Hubert Germain, le dernier des Compagnons de la libération.
Sur la colline du Mont-Valérien, des habitants de Suresnes tournicotent gentiment au pied de la forteresse militaire. Ils baguenaudent sous les murailles, avec vue imprenable sur la tour Eiffel et l’Ouest parisien. Certains esquissent des mouvements de gymnastique ou des exercices de boxe. Des ados discutent, assis dans l’herbe. Aimables scènes par temps de paix.
La boucle autour du mont fait passer les promeneurs par l’esplanade du Mémorial de la France combattante. Tout ici en impose, jusqu’au grandiloquent. La vaste place dont le gravier crisse sous le râteau du jardinier. La croix de Lorraine, haute de 12 mètres. Les seize hauts-reliefs de bronze sortant du mur comme de gigantesques gargouilles et illustrant les glorieuses étapes vers la libération du pays. Le lieu, le décorum, la symétrie, l’acoustique sont calibrés pour les cérémonies solennelles, les revues au cordeau et les sonneries aux morts, taillés pour accueillir les foules, même si le site peut être battu par un vent glacial ou écrasé par un soleil éreintant, selon la météo prévalant chaque 18 juin, quand est commémoré l’appel du général de Gaulle.
L’entrée de la crypte du Mont-Valérien, à Suresnes (Hauts-de-Seine), le 16 mars 2021. CYRILLE WEINER POUR « LE MONDE »
Deux portes de bronze ouvrent sur la crypte où sont enterrés en arc de cercle quatorze héros et deux héroïnes de la guerre : soldats libérateurs, résistants fusillés ou déportés, tous morts pendant les années sombres. La voûte qui résonne à chaque murmure, les drapeaux tricolores sur les catafalques d’ébène et d’acajou (les corps reposent en dessous, dans un caveau), l’urne funéraire contenant des cendres et de la terre provenant de plusieurs camps de concentration : la scénographie raconte un pays dressé contre le nazisme. « Nous sommes ici pour témoigner devant l’histoire que de 1939 à 1945 ses fils ont lutté pour que la France vive libre », proclame sans nuance une phrase gravée dans la pierre.
Long, interminable martyrologe
C’est là que, le 11 novembre, sera inhumé le dernier compagnon de la Libération. Hubert Germain occupera la place numéro 9, au centre de cet hémicycle. Le jeune homme parti pour Londres dès juin 1940, le légionnaire rescapé de la bataille de Bir-Hakeim, le lieutenant blessé lors de la campagne d’Italie, le fer de lance du débarquement en Provence, le vainqueur qui a traversé en Jeep Berlin en ruines, ne déparera certainement pas le lieu. L’hommage national qui sera rendu à ce « der des ders » achèvera la geste d’une France debout face à l’envahisseur, voulue il y a soixante-dix ans par le général de Gaulle.
De la crypte, un escalier puis un chemin montent vers une clairière qui surgit au débouché d’un tunnel. Là, dans cet espace intime, dans ce pauvre décor, plus d’un millier de résistants et d’otages furent fusillés, de mars 1941 à août 1944. Extraits de leur cellule, ils étaient emmenés à pleins camions vers ce fort isolé, annexé par la Wehrmacht. Ils étaient parqués dans une chapelle puis menés, par petits groupes, à l’un des cinq poteaux d’exécution plantés au pied d’un talus. Une notification de la sentence par un officier. Un bandeau sur les yeux, sauf s’ils le refusaient. Une salve. Un coup de grâce. La constatation de la mort par un médecin. Les corps étaient ensuite placés dans un coffre de bois et chargés sur un camion. Au début, les dépouilles mortelles étaient enterrées à quelques kilomètres de là, au cimetière d’Ivry, dans ce qui est aujourd’hui le carré des fusillés. Mais leurs tombes devenant un lieu de pèlerinage dès l’Occupation, elles furent ensuite dispersées anonymement en différents cimetières.
« Je vais être fusillé tout à l’heure. C’est un mélange de joie et d’émotion. » Roger Pironneau
Dans la clairière du Mont-Valérien, principal lieu d’exécution sur le sol français, les noms des suppliciés figurent sur une cloche fondue en 2003 par l’artiste Pascal Convert. Une armée de martyrs d’où émergent des figures devenues célèbres, comme le député communiste Gabriel Péri ou l’officier de marine catholique Honoré d’Estienne d’Orves. Comme Boris Vildé et six autres membres du réseau du Musée de l’homme, exécutés le 23 février 1942. Comme Missak Manouchian et les vingt-deux résistants de la Main-d’œuvre immigrée (MOI), fusillés le 21 février 1944. Long, interminable martyrologe. Des gamins de moins de 20 ans, des hommes d’âge mûr, des « métèques », beaucoup de « métèques », un sur cinq, de vingt-deux nationalités différentes, tous morts pour une patrie qu’ils voulaient leur.
La cloche en bronze de Pascal Convert, sur laquelle sont inscrits les noms des fusillés du Mont-Valérien. Privée de son battant, celle-ci repose, dans un silence éternel, devant la chapelle désaffectée où les prisonniers étaient réunis avant d’aller au supplice dans une clairière située en contrebas. CYRILLE WEINER POUR « LE MONDE »
Les dernières lettres aux familles, écrites parfois sur du papier à cigarettes, arrivaient notamment par l’entremise de l’abbé Franz Stock, l’aumônier catholique allemand qui assistait les condamnés dans leurs derniers instants et fit bien plus que son devoir. Certains de ces messages sont affichés dans un ancien entrepôt jouxtant la clairière, reconverti en un modeste espace muséal. En leur simplicité, ils sont forts, gorgés d’humanité, de beauté et d’espoir. « Je vais être fusillé tout à l’heure. C’est un mélange de joie et d’émotion » (Roger Pironneau). « Je ne souhaite plus que de marcher vers la mort avec la même fermeté que je sens à la minute actuelle en mon cœur » (Léonce Laval).
Deux légendes d’une même guerre
Dans la chapelle où les hommes attendaient leur tour d’être passés par les armes, des infortunés ont également écrit leur dernier acte de foi sur les murs enduits de bleu. Ils « criaient la France en s’abattant », comme l’écrivit Aragon dans son poème Strophes pour se souvenir. Mais, pour beaucoup, ils clamaient aussi leurs espoirs révolutionnaires. Près des trois quarts de ces suppliciés étaient en effet communistes. « Vive le Parti communiste. Vive la France. Vive l’URSS », proclame l’un des 31 graffitis conservés derrière une vitre.
La crypte, la clairière. La clairière, la crypte. Entre les deux, quelques dizaines de mètres, une austère volée de marches et un bref sentier semé de notices historiques qui tentent d’établir un trait d’union. Mais, au Mont-Valérien, ce sont deux mémoires dissonantes, deux visions, mais aussi deux légendes d’une même guerre, qui se sont longtemps superposées physiquement et combattues idéologiquement : la gaulliste et la communiste. Dans un très beau livre intitulé Mont-Valérien. Mémoires intimes. Mémoire nationale (Ouest-France, 320 p., 26,50 euros), plusieurs historiens de renom analysent le sens de ce site et retracent les conflits d’appropriation qui l’ont entouré. « Nous tentons de n’avoir aucun parti pris », assure Jean-Baptiste Romain, le directeur du mémorial, lieu chargé d’histoire et plus encore d’affect. Pas simple, tant la querelle est enkystée. Elle s’est allumée sitôt Paris libéré.
La clairière est immédiatement devenue un lieu de recueillement pour les familles. Des épouses, des pères et des mères, des fils et des filles venaient déposer fleurs et plaques au pied de la butte. Le 1er novembre 1944, le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, vient s’y recueillir. « Il décide que c’est là qu’il racontera sa vision de la seconde guerre mondiale », explique M. Romain. Pour l’homme du 18-Juin, ces cinq années sont un épisode d’une guerre de trente ans avec l’Allemagne, commencée en 1914. Manière de noyer les heures sombres de la défaite de 1940 et du gouvernement de Vichy, d’en faire des épiphénomènes dans une chronologie plus large.
La clairière des fusillés, située au-dessus du Mémorial de la France combattante, à Suresnes (Hauts-de-Seine). CYRILLE WEINER POUR « LE MONDE »
La revanche du PCF
De Gaulle confie cette mission, et cette lecture des événements, à son ministre des anciens combattants, Henri Frenay, résistant de la première heure, viscéralement anticommuniste. L’année suivante, le 11 novembre 1945, la flamme de l’Arc de triomphe est transportée en grand charroi au Mont-Valérien et conservée en permanence dans une vasque à l’entrée du mémorial, manière de marquer une continuité. A la manière du Soldat inconnu de 14-18, quinze corps, cette fois bien identifiés, sont transportés dans une crypte provisoire, aménagée dans une étroite casemate.
Officiellement,les dépouilles mortelles ont été tirées au sort dans la salle des Drapeaux des Invalides, le 29 octobre précédent. Mais tout laisse à penser qu’il y a eu des coups de pouce qui ne venaient pas que du destin, comme en témoigne la présence de Berty Albrecht. Cette authentique héroïne, qui fut torturée par la Gestapo et préféra se pendre dans sa cellule, le 31 mai 1943, plutôt que de parler, était également une proche du futur ministre Frenay.
De même ne doit rien au hasard la surreprésentation des militaires, comme l’étaient de Gaulle et ce même Frenay, ou la désignation de trois soldats « indigènes » subsahariens ou nord-africains, à une époque où la France croyait encore conserver son Empire. L’entrée ultérieure, en 1952, d’un seizième corps, celui d’Edmond Grethen, résistant en Indochine, arrivait également bien à propos, alors que la France était en guerre contre le Vietminh. Chaque impétrant fut ainsi pesé au trébuchet de la politique. Pas un seul n’est mort au Mont-Valérien. Pas un seul n’était communiste.
Cette préemption d’héritage sur le lieu où tant des siens sont morts n’est pas du goût du Parti communiste français (PCF). Quand de Gaulle quitte le pouvoir, en janvier 1946, le parti de Maurice Thorez prend sa revanche. Un des derniers actes du général est de signer un décret pour l’édification d’un monument national au Mont-Valérien. Dès avril, le communiste Laurent Casanova, nouveau ministre des anciens combattants, l’annule et met fin à la souscription lancée. Le « parti des 75 000 fusillés », comme il se revendique alors, tente de se réapproprier le lieu. Il y draine régulièrement des foules considérables, afin d’honorer les « camarades » tombés.
Glorieuse filiation et pesant fantôme
Georges Duffau-Epstein, 79 ans, se souvient de ces processions laïques. Au début des années 1950, accroché au bras de sa mère, le gamin les trouvait interminables, ces cérémonies du souvenir. Sur le mur de la chapelle, le fils recherchait en vain un mot de son père, Joseph Epstein, un juif communiste venu de Pologne, en 1931, et fusillé au Mont-Valérien, le 11 avril 1944, en même temps que vingt-trois autres hommes. Cet ancien de la guerre d’Espagne était devenu le responsable militaire des FTP de la région parisienne et, à ce titre, le patron du groupe Manouchian. Il fut arrêté le même jour qu’eux, mais ne figurera pas sur l’Affiche rouge où les Allemands dénonçaient l’« armée du crime ».
Georges n’avait pas 3 ans quand son père a été exécuté. L’enfant portait alors le seul nom de Duffau. C’était là le patronyme de René Duffau, un autre militant communiste, ami et compagnon de lutte de Joseph Epstein. René avait contracté un mariage blanc avec la compagne de son camarade, une juive polonaise, Perla Grynberg, devenue ainsi Paula Duffau, citoyenne française. Egalement résistant, René Duffau avait été arrêté et exécuté en 1942. C’est dire si Georges, doublement orphelin, de son père adoptif et de son père biologique, incarnait aux yeux du parti la quintessence de l’héroïsme communiste. A chaque manifestation patriotique ou spectacle militant, le petit Georges était chargé de remettre des fleurs aux artistes ou personnalités présents. Du moins jusqu’à ce que sa mère s’éloigne du PCF, après la révélation du rapport Khrouchtchev sur les crimes du stalinisme, en 1956.
La crypte du Mémorial de la France combattante accueillera la dépouille d’Hubert Germain, au numéro 9, le 11 novembre 2021. CYRILLE WEINER POUR « LE MONDE »
Elle-même résistante, Paula ne s’épanchait guère sur ses souvenirs de la guerre. « Elle me disait : “Nous n’étions pas des héros. Nous n’avons fait que ce que nous estimions juste” », raconte le fils. Georges a une dizaine d’années quand sa mère lui montre la dernière lettre que lui avait écrite son père. Le texte débute ainsi : « Mon petit Microbe chéri, mon fils, quand tu seras grand, tu liras cette lettre de ton papa. Il l’a écrite trois heures avant de tomber sous les balles du peloton d’exécution. » Il poursuit : « Soyez heureux. Soyez heureux dans un monde meilleur, plus humain. » Et ce cri, à la fin : « Vive la France ! Vive la liberté ! » A l’adolescence, Paula remet à Georges une Bible, transmise par l’abbé Stock, où Joseph a encore écrit quelques mots avant de passer devant le peloton. Glorieuse filiation, mais aussi pesant fantôme.
La construction du mythe résistancialiste
Les communistes investissent ainsi pour leur compte ce site sacramentel. En pleine guerre froide, l’armée, qui réoccupe la forteresse, ne voit pas d’un bon œil des intrusions jugées hostiles. Elle multiplie les tracasseries administratives, exige des laissez-passer individuels qui prennent des semaines à obtenir. La IVe République, quant à elle, boude le lieu. Les présidents français Vincent Auriol puis René Coty (ce dernier avait voté les pleins pouvoirs à Pétain en juin 1940) ne s’y montreront qu’une seule fois.
Pendant sa traversée du désert, de Gaulle, en revanche, y revient chaque 18 juin, à partir de 1946. Le rendez-vous est organisé par l’ordre de la Libération, qui est largement à la dévotion du général. Même sans discours ni slogan, il entretient la flamme de la Résistance mais aussi la soif de revanche des gaullistes. « C’est alors une cérémonie privée, en présence du chef de l’opposition », résume Vladimir Trouplin, conservateur du Musée de l’ordre de la Libération. Le Général revient au pouvoir le 1er juin 1958 et, trois semaines à peine après l’adoption de la Ve République, relance le projet de mémorial, le 24 novembre de la même année. « La France n’a jamais cessé le combat, voilà ce qu’il faut exprimer, dans la pierre et dans le bronze », intime de Gaulle. On profite des travaux pour exfiltrer le corps d’un résistant déporté, dont on n’est plus tout à fait sûr de la moralité. Il est remplacé par Maboulkede, un tirailleur tchadien mort pendant le débarquement d’août 1944, en Provence, dont on ignore jusqu’au prénom. Un choix une nouvelle fois très politique dans le contexte des indépendances africaines.
A l’orée des années 1960, la querelle de légitimité entre communistes et gaullistes au sujet du mont ne mollit pas, loin de là. Le Soviétique Nikita Khrouchtchev se rend sur place le 23 mars 1960, dépose une gerbe en hommage aux fusillés… mais ne sera pas conduit plus loin que l’entrée de la crypte. Le site, tel qu’il se présente aujourd’hui, est inauguré avec faste le 18 juin suivant. L’Humanité s’étrangle de la date choisie. « Pourquoi faut-il seulement que le gouvernement ait voulu confondre l’inauguration de ce mémorial avec l’anniversaire du 18 juin (…) ? Pourquoi faut-il que ce monument élève comme symbole, à quelques pas de la clairière des fusillades, une croix de Lorraine que tous, de très loin, n’avaient pas choisi comme emblème ? Nul ne peut annexer ces martyrs qui appartiennent au peuple entier et à la Résistance unie. »
Qu’importe cette mauvaise humeur ! Pour de Gaulle, le lieu doit participer à la construction du mythe résistancialiste. Chaque 18 juin, le parvis devient l’espace d’une liturgie gaulliste, mise en scène par l’ordre de la Libération. Le président de la République se rend dans la crypte, mais dédaigne la clairière. Il n’y prend jamais la parole, tradition qui restera de rigueur pour ses successeurs, lors des commémorations de l’appel. Mais personne n’est dupe de ce silence : c’est bien lui, de Gaulle, qu’on honore, autant que les martyrs.
« La victoire de la mémoire gaullienne »
En 1962, un chemin mémoriel est inauguré au Mont-Valérien. Il oblige les visiteurs de la clairière – et donc les communistes – à passer sous la croix de Lorraine et par la crypte gaulliste… Après le départ du général de Gaulle, en avril 1969, l’ordre de la Libération garde la haute main sur la cérémonie du 18 juin. Il n’autorise le président Pompidou à entrer dans la crypte qu’en 1973. L’année suivante, après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, un homme que les vieux gaullistes ne portent pas dans leur cœur, l’ordre fait inscrire un extrait de l’appel au fronton du mémorial, comme un acte de propriété supplémentaire. Il est peu dire que François Mitterrand y était accueilli froidement.
En 1984, le projet d’une entrée indépendante vers la clairière, réclamée notamment par le PCF, est rejeté. « C’est la victoire de la mémoire gaullienne sur la mémoire communiste », résume Serge Barcellini. L’intéressé parle en connaissance de cause. Aujourd’hui président général du Souvenir français, une association mémorielle, il fut longtemps un haut fonctionnaire du ministère des anciens combattants. Dans les années 1980 et 1990, il s’est frotté au complexe protocole, aux interdits et aux préséances des cérémonies. Chaque 18 juin, les familles des fusillés sont, elles, parquées par l’organisation loin en arrière, au grand dam de Georges Duffau-Epstein.
Le tunnel par où sortaient les corps des suppliciés après leur exécution. CYRILLE WEINER POUR « LE MONDE »
Au Mont-Valérien, gaullistes et communistes ne s’entendent donc sur rien, sauf sur une contre-vérité historique. Toujours présente, une dalle, inaugurée dans la clairière en 1959, assure : « Ici, de 1940 à 1944, tombèrent plus de 4 500 résistants fusillés par l’ennemi pour leur indomptable foi dans les destins de leur pays. » Ce chiffre est témérairement apparu dans l’après-guerre. Au lendemain de la Libération de Paris, on s’en tenait à un millier de victimes, chiffre proche de la vérité. Mais, dans leur surenchère mémorielle, le PCF et les affidés gaulliens vont rien moins que quadrupler le bilan puis s’accorder sur ce pieux mensonge. Il faudra attendre qu’en mars 1998 une commission historique, créée à l’initiative du sénateur Robert Badinter, épluche les archives pour revenir à un chiffre plus conforme aux faits.
Jonction de la cloche et de la croix
Une troisième mémoire ne va pas tarder à émerger. Depuis 1952, des juifs non communistes venaient se recueillir au Mont-Valérien. A la fin des années 1970, alors que la Shoah s’imposait enfin à sa juste place dans l’historiographie de la seconde guerre mondiale, l’historien et militant associatif Serge Klarsfeld s’est chargé de rappeler que 17 % des fusillés étaient juifs. Moquant l’« incantation gaulliste et communiste », il rappelait qu’au Mont-Valérien aussi, les nazis avaient fait payer un lourd tribut à cette communauté. Avant qu’elle ne tombe en désuétude, il organisera donc sa propre cérémonie dans la clairière, chaque 15 décembre, jour de l’exécution, en 1941, de soixante-neuf otages, dont cinquante-trois juifs, la plupart extraits du camp de Drancy. Dans la traque des « judéo-bolcheviques » par les Allemands, le PCF mettait l’accent sur le deuxième adjectif, Serge Klarsfeld sur le premier. Georges Duffau-Epstein, dont, en Pologne, toute la famille maternelle a péri à Auschwitz et toute la famille paternelle à Belzec, se souvient du dilemme que représenta longtemps pour lui ce conflit identitaire.
La plaque déposée après la guerre dans la clairière des fusillés, avec un chiffre qui ne correspond pas à la réalité historique. CYRILLE WEINER POUR « LE MONDE »
Dans ces années-là, le fils de Joseph Epstein s’était éloigné du Mont-Valérien et de sa pesante mémoire. Il avait une vie devant lui. Il s’est replongé dans le passé, après sa retraite, en 2001. Sa mère meurt deux ans plus tard. Poussé par l’artiste Pascal Convert, il se lance alors sur les traces de ce père inconnu « qui était un demi-dieu et qui est devenu un humain ». Cette quête l’a aimanté vers le lieu de son exécution. En même temps qu’il obtenait enfin de l’état-civil le droit d’accoler Epstein à Duffau, il est devenu président de l’Association pour le souvenir des fusillés du Mont-Valérien et d’Ile-de-France. Il s’est ainsi lié d’amitié avec Rose de Beaufort, la fille d’Honoré d’Estienne d’Orves, le militaire gaulliste exécuté quelques années avant son père. Avec elle et d’autres passeurs de mémoire, il va tenter de rabouter des histoires jusque-là éclatées.
Ainsi, l’onguent du temps et plus encore la crainte de l’oubli ont fini par avoir raison des vieilles et stériles querelles. D’autant que ceux qui les portaient disparaissaient peu à peu. Le combat a donc cessé, faute d’anciens combattants. Le 23 février 2008, Nicolas Sarkozy est le premier président à s’affranchir des conventions. Il revient dans la clairière et y prononce un discours, en présence d’une personnalité allemande. Six ans plus tard, le 21 février, François Hollande rend hommage au groupe Manouchian, en même temps qu’il annonce la panthéonisation de Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Jean Zay. En 2019, la cloche des fusillés et la croix de Lorraine sont jointes symboliquement en un même emblème du mémorial.
« Un lieu de mémoire essentiel »
« Nous voulons que le Mont-Valérien soit un lieu de transmission », affirme aujourd’hui M. Romain, son directeur. Si les cérémonies drainent moins les foules, la fréquentation du site, qui emploie dix-huit personnes, est en croissance permanente. En 2019, il avait attiré près de trente mille visiteurs, dont beaucoup de jeunes. « Il importe de savoir comment on va parler du Mont-Valérien dans dix ou quinze ans », affirme Sandra Pain, 29 ans, chargée de la valorisation scientifique et culturelle du site. Dans ce lieu décidément aux allures de poupée gigogne, la jeune femme creuse actuellement une autre mémoire. Elle travaille sur le parcours des militaires indigènes enterrés dans la crypte, dont on sait peu de choses. La place non négligeable qu’ils occupent en cet endroit, leur rôle majeur dans l’armée de la France libre, le grand nombre d’étrangers figurant parmi les fusillés du Mont-Valérien font ainsi entrer le mémorial en résonance avec les préoccupations contemporaines et les débats sur la place du passé colonial dans nos sociétés. Sans doute le Mont-Valérien garde-t-il encore d’autres destins à honorer. « C’est un lieu de mémoire qui n’est pas du tout figé », constate Sandra Pain.
« Les jeunes doivent prendre la relève », assure Georges Duffau-Epstein. Lui continue vaillamment de se rendre sur place une quinzaine de fois par an, accompagnant régulièrement des classes. « C’est un lieu de mémoire essentiel dans l’histoire de la seconde guerre mondiale, assure-t-il. Ici, on fusillait des gens de toutes obédiences et de toutes religions. Il faut le rappeler sans cesse, surtout en ce moment où il faut lutter contre le révisionnisme. » Un jour, deux jeunes filles se sont attardées avec lui, tandis que le reste des élèves s’égaillait. L’une portait autour du cou une étoile de David et l’autre une main de Fatma. « Cela m’a rempli d’émotion. Elles représentaient exactement ce pour quoi mon père se battait. »