Mediapart
Dans les établissements, les actions promises par l’exécutif ne sont pas à la hauteur. Des personnels gays, lesbiennes et trans, tantôt témoins de discriminations et de violences, tantôt victimes, racontent à Mediapart comment ils et elles tentent de pallier les insuffisances de l’institution.
En octobre 2020, le gouvernement avait dévoilé son « plan d’action » contre la haine anti-LGBT+ à grand renfort de communication, promettant un site internet pour « éduquer contre les LGBTphobies » à l’école. Plus d’un an plus tard, le site est toujours dans les limbes. Quant à la création d’« observatoires de la haine anti-LGBT+ », annoncée dans chaque académie, elle est à la peine : d’après notre enquête, seules cinq académies sur trente en mentionnent aujourd’hui l’existence. Censé ne rien céder au « wokisme » ambiant, porté par « une approche universaliste et humaniste », ce plan fait en réalité figure de peau de chagrin, aux yeux des personnels LGBTQI en premier lieu, tantôt témoins, tantôt victimes.
Car l’école est l’un des lieux où se structurent les LGBTQIphobies, comme les récents suicides de Fouad et de Dinah l’ont rappelé (lire nos articles ici et là). En 2020, 55 cas de violences en milieu scolaire et dans l’enseignement supérieur ont été déclarées à l’association SOS homophobie (seulement la partie émergée de l’iceberg), en légère baisse par rapport à l’année précédente (sans doute en raison des confinements).
« Si plus de la moitié des actes LGBTIphobes sont l’œuvre d’élèves, un sur cinq est imputé à des membres de la direction des établissements et de personnels non enseignants, pointe le rapport. Rejet (73 %), insultes (56 %) et harcèlement (51 %) en sont les manifestations principales. » Concrètement, pour Sian *, CPE dans un lycée polyvalent dans l’académie de Créteil, « les discours LGBTIphobes se retrouvent dans tous les établissements scolaires ».
Un climat confirmé par Héloïse, professeure de philosophie dans un lycée du Havre. Cette année, elle a été confrontée aux demandes d’une petite dizaine de changements de prénom et pronom de la part d’élèves trans. « Des propos homophobes et transphobes, j’en ai très régulièrement en classe », témoigne-t-elle.Ces violences, cependant, ne s’abattent pas uniquement sur les élèves mais aussi sur le personnel d’éducation.
Selon Gabrielle Richard, sociologue du genre, « l’école diffuse des normes problématiques sur le plan du genre et des sexualités via le contenu scolaire mais aussi de manière informelle via les interactions qui suggèrent que tout le monde devrait être hétérosexuel. Ces normes sont vectrices de violences directes ou indirectes. Parce qu’ils sont aussi des personnes qui enseignent dans ce milieu normatif, les profs LGBTQI ne se sentent pas à l’aise de faire leur coming-out auprès des élèves et des parents d’élèves. Si on considère que les LGBTQIphobies sont un enjeu important pour les élèves, il faut aussi considérer que cela concerne les adultes. »
Si ces derniers ne concernent que 14% des cas recensés par SOS homophobie, le groupe Facebook de l’association Queer Education, composé en grande partie d’enseignant.e.s LGTBQI et allié.e.s, raconte un quotidien complexe marqué par la difficulté voire l’impossibilité d’être out auprès des élèves. « Je n’ai jamais dit à mes élèves que j’étais homo. Tu ne peux jamais te positionner explicitement sur ton orientation, tu es renvoyé au champ du privé », raconte Tim, professeur de français, l’un de ses cofondateurs, qui a reçu des insultes homophobes et menaces de mort en avril 2020 de la part d’élèves sur un chat discord mis en place pendant la pandémie.
Pour Loup, professeur d’arts plastiques dans l’académie de Versailles, lui aussi visé plusieurs fois par des insultes homophobes de la part d’élèves après le début de sa transition, « la vie personnelle, c’est évidemment ce que cachent beaucoup d’adultes quand ils ne sont pas dans la norme alors qu’une CPE ou un prof hétéro qui vient d’avoir un enfant pourra l’annoncer publiquement ». Ce régime du secret s’accompagne très souvent d’une hyper vigilance, et les craintes sont renforcées lorsque fusent les insultes ou les microagressions.
« La première année d’enseignement où j’ai été insulté de pédé, je n’avais pas tant peur de me faire insulter par les élèves que de me faire lâcher par les collègues et l’administration, raconte Lucas *, prof d’anglais dans l’académie de Grenoble. Je n’avais pas envie d’avoir à prendre ça en charge tout seul. »
Il y a deux ans, Nina *, enseignante en école primaire à Paris et membre du syndicat Sud Education, décide d’organiser une sortie officielle de placard en tant que femme trans. D’abord auprès du personnel, puis des élèves, en prévenant préalablement leurs parents au moyen d’une lettre, le matin de son intervention en classe. Celle-ci se heurte rapidement à l’opposition de la part de deux enseignantes spécialisées et de la psy de l’établissement au prétexte « que ça allait insécuriser fortement les enfants, et qu’ils n’allaient pas comprendre ».
Le soutien de la directrice lui permet de faire momentanément respecter sa décision, mais la situation se dégrade dans les mois qui suivent. Elle perd le soutien de la directrice et des collègues « allié.es » qui refusent de reconnaître cette opposition comme une discrimination transphobe. « À ce jour, rien n’a été fait à l’échelle de l’école ni au niveau hiérarchique pour me préserver de mes deux collègues ni pour sanctionner les propos discriminants qui ont été tenus. »
Tim a dû faire face à un isolement similaire. Après avoir immédiatement contacté son établissement pour faire remonter les insultes et menaces proférées virtuellement afin de réfléchir collectivement aux mesures à prendre, le proviseur lui conseille de porter plainte et se défausse progressivement de toute prise en charge. S’il tente ensuite d’alerter le rectorat par le biais d’une inspectrice, ses démarches se sont heurtées jusqu’à présent au silence. « La gestion du rectorat ou de l’éducation nationale est opaque, regrette Tim. Il y a tellement de barrières, d’intermédiaires. On est finalement très seul quand ça nous arrive. »
Driss, enseignant depuis dix-sept ans et formateur en éducation à la sexualité dans l’académie de Grenoble, particulièrement mobilisée sur ces enjeux, a pu quant à lui compter sur le soutien de la principale de son collège lors de deux incidents, deux années consécutives. Insulté de « sale gay » après un clash avec un élève, il hésite à porter plainte tandis que le conseil de discipline décide d’exclure définitivement l’élève. Ce qui se reproduira l’année suivante avec un autre élève ayant écrit une insulte équivalente sur sa table.
Si l’exclusion, la réponse punitive voire pénale reste contestable pour certains professeurs, elle apparaît comme un ultime recours pour d’autres, afin de matérialiser auprès des élèves l’importance d’un geste ou d’une insulte. Une tendance qui va dans le sens de la proposition de loi adoptée début décembre par les députés, qui vise à créer une infraction pénale spécifique de « harcèlement scolaire », passible de trois ans de prison. Voire dix en cas de tentative de suicide.
Beaucoup de personnels déplorent en réalité l’absence de réflexion et d’outils suffisants qui permettrait en amont de déconstruire ces violences systémiques et les normes transmises par le contenu pédagogique ou l’enseignement lui-même. « On est dans une situation où on cherche à contenir ou punir l’homophobie des élèves mais on ne développe pas de réflexion ou de travail de fond, considère Loup. Au niveau des programmes, c’est du rafistolage. »
Si le site promis par le gouvernement reste introuvable, la plateforme pédagogique Eduscol propose néanmoins des ressources en ligne. À la mise à disposition de campagnes et de numéros verts qui se sont multipliés, s’ajoutent l’incitation à organiser des journées de sensibilisation dédiée, l’existence de supports audiovisuels ou des journées de formations locales souvent prises en charge par des associations. Une formation tardive dans le parcours des enseignants qui interroge Gabrielle Richard : « On se retrouve à mettre des pansements sur un problème qu’on aurait pu éviter. Les rares pays qui se donnent les moyens de réussir ont intégré les questions de genre et de sexualité dans les formations initiales. »
Les « observatoires LGBT+ » vantés par Jean-Michel Blanquer, dont l’existence est mentionnée par cinq académies seulement (Amiens, Toulouse, Paris, Dijon, Besançon et Orléans-Tours), dépendent des moyens et du bon vouloir des rectorats. Pour la sociologue, sollicitée par certains d’entre eux pour les aider, pour accompagner des groupes de travail ou former des personnels éducatifs à la demande de leurs chargé.es de mission « égalité », les académies « se trouvent dans le besoin d’arrimer une exigence plutôt théorique qui vient du ministère et qui relève plutôt du politiquement correct ».
L’observatoire de l’académie de Dijon apparu au début de l’année scolaire annonce ainsi se réunir deux fois par an, avec la mise en place d’un groupe de travail dont les effets se feront sans doute sentir dans les années à venir. « Le ministère considère agir contre les LGBTphobies mais ses initiatives et dispositifs ne semblent pas avoir grand impact sur la vie quotidienne des établissements », relativise Gabrielle Richard. En l’absence de vision globale, « tout le monde refait les mêmes choses de son côté, c’est très énergivore, chaque académie entreprend de produire ou de regrouper les ressources existantes. »
Selon elle, cela permet également au ministère de ne pas revendiquer la responsabilité de contenus qui pourraient entrer en contradiction avec son « universalisme républicain ». Contactés à plusieurs reprises, le ministère de Jean-Michel Blanquer n’a pas répondu à nos questions sur son action, pas plus que celui chargé de l’Égalité femmes/hommes (piloté par Élisabeth Moreno) ou la Dilcrah (la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT).
L’apparition de référents « égalité fille/garçon », déployés au sein même des établissements scolaires, raconte la même absence d’implication et de suivi gouvernemental. Début novembre, le collectif NousToutes révélait, à la suite d’une enquête menée auprès de 1 000 établissements, que deux tiers d’entre eux n’en avait pas désigné.
Les référents sont « la personne ressource au sein de l’établissement qui centralise les partenariats sur tout ce qui touche à l’éducation à l’égalité. On peut être référent, ne rien y connaître et ne rien faire du tout, explique Sian, référente dans son établissement. Cette année, on a été formé pour la première fois par les académies. »
Pour Loup, qui a pu assister à la première journée de formation des référents « égalité fille/garçon » le 16 novembre dans les académies de Paris, Créteil et Versailles, les différentes initiatives présentées par les référents sont intéressantes mais les problèmes restent ailleurs : « On se rend compte qu’il y a très peu de moyens. Et, comme ces initiatives sont sur la base du volontariat, ce sont en général des personnes déjà concernées par ces enjeux qui vont travailler dessus. Cela devrait être obligatoire. »
Beaucoup racontent leur difficulté à s’appuyer sur les interventions d’associations dans les établissements, régulièrement mises en avant par l’éducation nationale mais non obligatoires, et peu accessibles. En sept ans, Héloïse n’a jamais vu passer d’associations pour sensibiliser à ces enjeux dans son établissement du Havre.
Capture d’écran du site Queer Education
Dans le cas où les établissements en feraient effectivement la demande, ils sont confrontés à une longue liste d’attente. « Les demandes d’interventions explosent, explique la présidente de SOS Homophobie, Lucile Jomat. La plupart de nos créneaux de sensibilisation sont pris jusqu’à la fin de l’année scolaire. Les gens nous sollicitent l’année d’avant… Nous avons environ 250 bénévoles sur toute la France, ce qui n’est pas assez pour sensibiliser l’ensemble des élèves. »
Une situation dont Loup a pu faire l’expérience avec une autre structure. « Depuis le début de l’année, j’essaye de faire venir l’association Le Mag qui ne répond pas. On souffre du fait que ce sont des bénévoles qui doivent faire tout le boulot. »
Depuis la diffusion d’une circulaire pour l’accueil des élèves trans, fin septembre, Gabrielle Richard explique avoir été contactée à de nombreuses reprises pour intervenir. L’absence d’associations trans agréée nationalement, ainsi que la rareté de ces agréments au niveau académique, révèle une absence cruelle de reconnaissance des enjeux spécifiques.
Livrés à eux-mêmes, les membres du personnel éducatif se voient dans l’obligation de prendre en charge leurs propres modules de formation, de créer leurs propres ressources. En témoigne l’apparition de l’association et du site de Queer Education, initié par différents professeurs et personnels éducatifs. Ce dernier propose notamment un laboratoire pédagogique, des ressources variées, des modules d’auto-formation.
Confrontée à différentes discriminations entre élèves, Anaïs, CPE depuis 5 ans, a quant à elle créé un logo Queereille, « afin de signaler qu’il y avait au sein de l’établissement une oreille attentive ». Elle a reçu plus de cinquante demandes pour pouvoir le diffuser dans d’autres établissements.
Vu son épuisement à faire exister ces thématiques au sein de son lycée et sa frustration vis-à-vis des dispositifs disponibles, Emi, CPE dans l’académie de Toulouse, a développé quant à elle une conférence gesticulée réarticulant son expérience de lesbienne à une volonté d’éducation populaire. « La conférence vient dénoncer qu’il y en a marre des miettes et que c’est tout le système qu’il faut revoir. »