Alors que la loi renforçant une nouvelle fois les mesures de lutte contre le Covid-19 aété adoptée, des spécialistes du droit s’inquiètent de voir entrer dans le droitcommun des mesures d’exception.
Par Marie Slavicek et Cécile Bouanchaud
Le projet de loi instaurant le passe vaccinal à la place du passe sanitaire a été définitivement adopté à l’Assemblée nationale, le 16 janvier 2022, avant l’examen de recours par le Conseil constitutionnel.
Une fois la crise sanitaire passée, que restera-t-il des nombreuses mesures adoptées pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Après trois semaines de débats parlementaires houleux, le projet de loi qui transforme le passe sanitaire en passe vaccinal marque un nouveau
tournant. Définitivement adopté dimanche 16 janvier à l’Assemblée nationale et au Sénat, le
texte doit désormais être validé par le Conseil constitutionnel, qui doit rendre sa décision
vendredi 21 janvier.
Présenter un test négatif ne suffira plus, sauf pour accéder aux établissements de santé
Si la loi est promulguée, il faudra alors, à partir de 16 ans, justifier d’un schéma vaccinal
complet ou d’un certificat de rétablissement de moins de six mois pour accéder aux activités
de loisirs, bars et restaurants, ou transports interrégionaux. Présenter un test négatif ne suffira
plus, sauf pour accéder aux établissements de santé. Selon l’exécutif, cette mesure
est nécessaire pour pousser les non-vaccinés à franchir le pas, la couverture vaccinale
étant le principal moyen d’éviter les formes graves du Covid-19 et donc la saturation des
hôpitaux. Ce douzième texte, lié à la gestion de l’épidémie, qui a suscité un vif débat sur
l’alternative de l’obligation vaccinale, notamment, inquiète aussi plusieurs juristes, spécialisés
sur les droits fondamentaux.
Ainsi, pour Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes et membre
du Centre de recherches juridiques (CRJ), le passe vaccinal instaure une « rupture » :
« Cinq millions de citoyens non vaccinés vont devenir des parias, alors même qu’il n’y a pas
d’obligation vaccinale. Demander à une personne son statut vaccinal pour avoir accès à
certaines activités est une anomalie. Nous sommes en pleine dystopie ! »
Pour Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, « cette
loi est, par essence, un concentré d’atteintes à de multiples libertés et droits fondamentaux ».
Le juriste évoque, en particulier, une entorse « au principe d’égalité, au secret médical, à la
liberté d’aller et venir, de réunion, ou encore d’exercer une activité professionnelle, via une
forme déguisée d’obligation vaccinale » – ce que reconnaît explicitement le ministre de la
santé, Olivier Véran. D’une même voix, les juristes évoquent un « bouleversement de l’Etat
de droit », normalement fondé sur le principe de liberté fondamentale, « tandis que le régime
restrictif est censé constituer une exception ».
Le risque d’une mesure « discriminatoire » et « arbitraire »
Une mesure, notamment, a suscité de vives discussions à l’Assemblée nationale et au Sénat :
la possibilité pour les cafetiers et les restaurateurs de vérifier l’identité d’un client en cas de
soupçon de fraude au passe vaccinal. Ainsi, « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser
que le document présenté ne se rattache pas à la personne qui le présente », il pourra être
demandé « un document officiel comportant sa photographie ».
L’avocat pénaliste Raphaël Kempf souligne aussi le risque de discrimination
des sans-papiers
A l’unisson, les juristes interrogés par Le Monde évoquent une mesure « discriminatoire » laissant place à « l’arbitraire ». « Qu’est-ce qui fait qu’un patron de café va considérer que mon passe ne correspond pas à la personne que je suis ? », interroge Raphaël Kempf, avocat pénaliste. L’auteur d’Ennemis d’Etat. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (La Fabrique, 2019) souligne aussi le risque de discrimination des sans-papiers. Il rappelle qu’« en France, rien n’oblige à avoir une pièce d’identité sur soi ». L’avocat dénonce un dispositif qui tend à transformer les citoyens en « auxiliaires de police », marquant le point culminant d’« une gestion policière et autoritaire de la crise sanitaire ».
Pour Me Kempf, les annonces gouvernementales risquent de s’inscrire dans un schéma déjà
vu par le passé : « Le gouvernement nous dit de ne pas nous inquiéter, que ces mesures sont
temporaires, puis il décide de les prolonger et de les durcir. »
Quand l’exception devient la norme
Les juristes évoquent ainsi la prolongation répétée de l’état d’urgence sanitaire. Décrété le
23 mars 2020, ce dispositif d’exception, reconduit cinq fois en moins de deux ans, a été
prolongé jusqu’au 31 mars 2022 pour les territoires d’outre-mer de La Réunion et de la
Martinique. Pour la France métropolitaine, le régime transitoire de sortie de l’état d’urgence
sanitaire a été prorogé jusqu’au 31 juillet 2022. Ce régime, encadré par la « loi de vigilance
sanitaire », votée en novembre 2021, permet d’ordonner des mesures de restriction
(circulation des personnes, manifestations, accès aux établissements recevant du public, etc.).
« L’installation durable de l’état d’urgence est devenue la nouvelle normalité
politique », s’inquiète la professeure Stéphanie Hennette-Vauchez
Pour éviter toute dérive, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, avait
d’ailleurs plaidé pour que son institution puisse exercer un contrôle systématique des lois
d’état d’urgence. « Les états d’urgence à répétition doivent conduire à une réflexion
collective », avait-il jugé, le 3 octobre 2021, dans Le Figaro, à la suite d’une proposition du
Conseil d’Etat suggérant une saisine automatique du Conseil constitutionnel sur ces lois. En
novembre 2021, le Conseil d’Etat rappelait ainsi que ce régime d’exception « a vocation à
rester temporaire ». « L’installation durable de l’état d’urgence est devenue la nouvelle
normalité politique », s’inquiète Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à
l’université Paris-Nanterre et directrice du Centre de recherches et d’études sur les droits
fondamentaux (Credof).
Au-delà de l’état d’urgence, plusieurs textes ont été votés ces derniers mois, visant notamment
à organiser la sortie de ce régime d’exception. Le 31 mai 2021, la « loi relative à la gestion
de la sortie de crise sanitaire » est adoptée, marquant l’arrivée du passe sanitaire, dont
l’usage est alors limité aux « grands rassemblements ». Deux mois plus tard, cette loi est
modifiée pour permettre l’extension du passe aux lieux accueillant plus de cinquante
personnes.
A l’époque, le Conseil constitutionnel avait validé cette mesure tout en considérant qu’elle portait « atteinte à la liberté d’aller et de venir » et « au droit d’expression collective des
idées et des opinions ». L’institution de la rue de Montpensier estimait toutefois que
prévalait « l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé » des citoyens.
Cet empilement progressif de mesures a permis, aujourd’hui, de rendre « acceptable » l’idée d’un passe vaccinal
Le texte prévoyait initialement que les gérants de ces établissements puissent procéder à un
contrôle d’identité de leurs clients. Le 21 juillet 2021, au moment de l’examen de l’extension
du passe sanitaire, le premier ministre, Jean Castex, est revenu sur cette décision. « A
l’époque, cette éventualité avait provoqué un tollé, rappelle M. Kempf. Ce qui, hier,
constituait une atteinte intolérable aux libertés fondamentales devient parfaitement légitime
quelques mois après. » Selon les spécialistes du droit, cet empilement progressif de mesures a
permis, aujourd’hui, de rendre « acceptable » l’idée d’un passe vaccinal.
S’appuyant sur les précédentes lois adoptées en période d’état d’urgence, les juristes
s’alarment d’une pérennisation de ces mesures d’exception. Tous donnent l’exemple de la
« loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme », dite « Silt »,
adoptée en 2017, après deux ans d’état d’urgence sécuritaire, à la suite de la vague d’attentats
de 2015. Cette loi a notamment fait entrer dans le droit commun la possibilité de réaliser des
perquisitions administratives et des assignations à résidence administratives. M. Kempf,
évoque, pour sa part, l’exemple de la « loi sur la sécurité quotidienne », adoptée en 2001, à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.
« On s’habitue »
Stéphanie Hennette-Vauchez souligne un autre écueil : la tendance à une sortie par étapes de
l’état d’urgence. « Autrefois, l’état d’urgence s’apparentait à un interrupteur on-off. On y
était ou on n’y était pas, c’était clair. Aujourd’hui, l’accumulation de textes fait qu’il s’agit
plutôt d’un variateur : on est plus ou moins en état d’urgence, les règles évoluent en fonction
du contexte et des territoires », explique l’autrice de La Démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente (Le Seuil, à paraître le 21 janvier).
Ainsi, le 5 janvier, le gouvernement a décrété l’état d’urgence sanitaire dans plusieurs
territoires d’outre-mer « compte tenu des capacités hospitalières de ces territoires et de la
couverture vaccinale de leur population ». « L’état d’urgence déplace les lignes rouges, il
redéfinit la frontière que l’exécutif peut se permettre de franchir en termes de libertés publiques », commente Mme Hennette-Vauchez.
Tous les spécialistes du droit s’alarment « de notre habituation » à ces mesures coercitives
Face à une crise sanitaire qui s’enlise, tous les spécialistes du droit s’alarment « de notre
habituation » à ces mesures coercitives. « En novembre 2019, il est évident qu’une loi comme
celle sur le passe vaccinal nous aurait paru littéralement renversante », estime Mme Hennette-Vauchez, estimant que, « dans cette dynamique, les régimes d’exception deviennent la
norme ».
« Ce qui hier était une atteinte intolérable aux libertés devient parfaitement légitime des mois
plus tard », appuie Raphaël Kempf. Tous craignent que ces mesures viennent transformer
notre vie future, donnant l’exemple du port du masque ou de la présentation d’un document
pour accéder à certains lieux ou à certaines activités.
Pour protester contre « l’érosion de l’Etat de droit », la Ligue des droits de l’homme va se
joindre à une contribution extérieure devant le Conseil constitutionnel, qui examine le texte
vendredi.
Marie Slavicek et Cécile Bouanchaud
Passe vaccinal: le Conseil constitutionnel valide l’essentiel du texte liberticide !
La haute juridiction française, parfaite dans le cadre du système capitaliste, a statué sur la loi instaurant ce nouveau certificat en en validant les principales dispositions. Il servira à partir de lundi à accéder aux lieux de loisirs et de restauration.
Le dernier voyant passe au vert. Le Conseil constitutionnel a rendu ce vendredi sa décision sur le projet de loi transformant le pass sanitaire en pass vaccinal en validant l’essentiel de ses dispositions. Y compris les possibles vérifications d’identité par cafetiers ou restaurateurs, au nom de l’objectif de «protection de la santé» face à l’épidémie de Covid-19.
Cette décision ouvre donc la voie à l’entrée en vigueur du pass vaccinal dès lundi 24 janvier, comme l’a annoncé Jean Castex dans son intervention jeudi soir. Destiné aux personnes d’au moins 16 ans, ce nouveau certificat servira à accéder aux activités de loisirs, aux restaurants et débits de boisson, aux foires, séminaires et salons professionnels et aux transports publics interrégionaux.
Les « Sages » de la rue de Montpensier ont toutefois censuré la possibilité pour les organisateurs de meetings politiques de demander un pass sanitaire aux participants. En pleine campagne présidentielle, les organisateurs pourront cependant prendre «toutes mesures de précaution sanitaire utiles, telles que la limitation du nombre de participants, la distribution de masques ou l’aération des salles», selon un communiqué.
Le Conseil constitutionnel avait été saisi par 60 députés de tous bords emmenés par le groupe La France insoumise du Palais Bourbon, et par une soixantaine de sénateurs socialistes. Les périmètres des deux saisines étaient toutefois différents, les premiers étant opposés au pass vaccinal, les seconds estimant qu’un «certain nombre de garde-fous» doivent y être apportés pour «l’encadrer scrupuleusement».
Dénonçant un pas supplémentaire dans une «logique libérale, anti-sociale et anti-démocratique», la CGT avait également envoyé un argumentaire anti-pass vaccinal au Conseil constitutionnel. «La stratégie reste la même que pour le pass sanitaire : culpabiliser, stigmatiser et sanctionner les individus, comme en témoignent encore les récents propos méprisants d’Emmanuel Macron pour l’ensemble des concitoyens», avait critiqué la centrale.
Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le Code de la santé publique avait été adopté dimanche par le Parlement à l’issue de deux semaines de débats houleux.