La CFDT, la CFTC, la CGT, FO et l’UNSA ont saisi la Confédération européenne des syndicats pour discuter de l’hypothèse d’une exclusion du mouvement polonais de l’organisation internationale.
Par Jakub Iwaniuk (Varsovie, correspondance) et Bertrand Bissuel
Des militants du syndicat polonais Solidarnosc, lors d’une manifestation au Luxembourg, le 22 octobre 2021. JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP
Le torchon brûle entre cinq organisations de salariés françaises et Solidarnosc. La CFDT, la CFTC, la CGT, FO et l’UNSA reprochent à la direction du mythique syndicat polonais, qui fut l’acteur principal de la chute du communisme dans le pays et dans tout le bloc de l’Est, sa complaisance extrême à l’égard de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour. Comme l’a révélé l’agence de presse AEF, elles viennent de saisir la Confédération européenne des syndicats (CES) afin que celle-ci se positionne sur l’attitude à adopter, l’une des options possibles étant de suspendre, voire d’exclure, Solidarnosc de l’organisation internationale. Sollicitée par Le Monde, la CES a déclaré, lundi 13 décembre, que les protagonistes seront auditionnés afin de « clarifier les faits » et d’« identifier des solutions ».
Cet avis de tempête survient après plusieurs articles parus récemment dans des organes de presse du syndicat polonais – dont l’hebdomadaire Tygodnik Solidarnosc. Dans son édition du 23 novembre, ce journal met à la « une » Mme Le Pen, tout sourire et présentée sous son meilleur jour. La candidate du Rassemblement national (RN) à l’élection présidentielle dénonce, dans un entretien en pages intérieures, « l’attaque sur la Pologne » de la part des institutions européennes, qui poursuivent le gouvernement conservateur du PiS (Droit et justice), pour ses atteintes répétées aux principes de l’Etat de droit et à la séparation des pouvoirs, depuis son arrivée au pouvoir en 2015.
Dès la première question, le ton de l’interview est donné : « La Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne remplacent progressivement les valeurs européennes (liberté d’expression, nation, famille, racines chrétiennes, etc.) par des valeurs de l’idéologie du progrès (politiquement correct, monde sans frontière, théorie du genre, etc.). Comment percevez-vous cette ingénierie sociale ? » La dirigeante d’extrême droite répond en fustigeant les initiatives des institutions européennes contre le gouvernement polonais, les assimilant à une « sorte de coup d’Etat » contre la souveraineté du pays, ce que l’hebdomadaire met en exergue.
Lettre commune
Tygodnik Solidarnosc (appelé aussi Tysol) a un tirage d’à peine 5 000 exemplaires. Il est quasiment inaccessible à la vente en kiosque et son impact sur le débat public polonais est nul. En revanche, son activité sur Internet est loin d’être négligeable, avec l’ouverture, il y a quelques mois, d’un portail en langue française. Son but est de s’opposer à « la censure du politiquement correct en Occident, notamment à l’égard des personnes ayant des opinions conservatrices, patriotiques et catholiques ». Dans plusieurs articles, les journalistes, à la tête de la version tricolore de Tysol, ont exprimé leur admiration pour les idées défendues par Mme Le Pen et M. Zemmour, en relayant largement leurs thèmes de campagne.
Ces contenus ont ulcéré Laurent Berger. A tel point que le secrétaire général de la CFDT a envoyé une lettre, le 29 novembre, à Piotr Duda, le président de Solidarnosc, pour lui livrer le fond de sa pensée. Le « positionnement » de Tysol est « ignoble », écrit M. Berger. « Nous sommes révoltés de voir en France le nom de Solidarnosc servir d’alibi pour l’extrême droite, une trahison du combat que la CFDT a mené à vos côtés, il y a quarante ans », poursuit le leader cédétiste, en faisant allusion au soutien apporté par sa confédération au mouvement polonais, quand celui-ci fut victime de la loi martiale instaurée, le 13 décembre 1981, par le général Jaruzelski.
D’autres responsables syndicaux ont emboîté le pas de M. Berger. Le 7 décembre, Philippe Martinez, le numéro un de la CGT, a, à son tour, tancé M. Duda dans un courrier rédigé au canon : « Votre positionnement actuel est(…) une insulte à celui que vous adoptiez il y a quarante ans », tonne-t-il. Le même jour, MM. Berger et Martinez ont cosigné, avec leurs homologues de la CFTC, de FO et de l’UNSA, une lettre commune qui critique le « parti pris politique » de Tysol-France, celui-ci étant contraire aux valeurs et « au principe d’indépendance du mouvement syndical ».
Interrogé par Le Monde, le porte-parole de Solidarnosc, Marek Lewandowski, assume pleinement la ligne éditoriale de Tygodnik et de sa déclinaison numérique en France. « Nous sommes indignés des reproches qui nous sont faits, confie-t-il. Personne n’a le droit de nous dicter avec qui nous pouvons discuter. » D’après lui, « il n’y a pas de “valeurs communes” à la CES, au sein de laquelle nous sommes systématiquement ostracisés » : « Il y est question de socialisme ou de valeurs gauchistes qui ne sont pas les nôtres, contrairement, par exemple, à l’enseignement social de l’Eglise catholique, qui est, depuis le début, au cœur de valeurs de Solidarnosc. » M. Lewandowski explique : « Nous continuerons à faire ce que nous estimons juste et nous ne céderons à aucun chantage », même si le prix à payer est « une exclusion de la CES ».
Proximité idéologique
Quant à Mme Le Pen, elle « dit des choses qui sont très proches de Solidarnosc », enchaîne M. Lewandowski, en mentionnant « que l’Union européenne devrait être construite sur la base d’Etats-nations souverains ».Dans l’entretien donné par la présidente du RN, il ne voit « rien que l’on pourrait qualifier d’idées extrémistes ».
Depuis des années, Solidarnosc et M. Duda sont de fidèles alliés de la majorité nationale conservatrice de Jaroslaw Kaczynski. Au-delà d’une proximité idéologique assumée sur les questions sociétales, la droite ultraconservatrice polonaise est la force politique du pays qui a le plus repris à son compte et mis en œuvre les revendications du syndicat : baisse de l’âge de départ à la retraite, hausse importante du salaire minimal et instauration d’un smic horaire pour les travailleurs précaires, construction d’un droit du travail plus protecteur, limitation du travail le dimanche, extension des droits syndicaux, etc.
Pour le sociologue Georges Mink, spécialiste de l’Europe centrale au CNRS, « le conservatisme profond du syndicat était déjà observable dans les années 1990 ». « Au fil du temps, en parallèle de la montée des populismes d’Europe centrale, il a évolué vers les thèses autocratiques et nationalistes défendues par le PiS, complète-t-il. Il est désormais une courroie de transmission de ce pouvoir, ce qui est absolument contraire à sa nature originelle. »
Contacté par Le Monde, M. Berger affirme qu’« il ne faut pas se précipiter » après la plainte déposée auprès de la CES. Le patron de la CFDT, qui est aussi le président de l’organisation européenne à l’heure actuelle, veut « être le garant d’une procédure correcte », le but étant avant tout que Solidarnosc s’explique. Lundi, lors d’un colloque au Sénat à l’occasion du 40e anniversaire de l’état de siège en Pologne, le responsable cédétiste a été questionné sur cette affaire. Il faut être lucide, a-t-il dit : « Aujourd’hui, le monde du travail est tenté par l’extrême droite. Si le discours syndical sur elle n’est pas clair, les digues vont sauter. »