Cliniques fermées, menace de prison, interminables périples: l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade va déboucher sur l’interdiction de l’IVG dans la moitié du pays. Un recul qui frappera surtout les femmes pauvres et issues des minorités.
Certains le croyaient immortel. Il n’aura même pas eu le temps de célébrer son demi-siècle d’existence, martyr d’une longue croisade réactionnaire entamée dans les années 70. Ce vendredi, aux Etats-Unis, le droit fédéral à l’avortement a disparu. Enterré par la même Cour suprême qui, il y a 49 ans, cinq mois et deux jours précisément, l’avait sanctuarisé jusqu’au seuil de viabilité du fœtus, dans un arrêt emblématique baptisé Roe v. Wade. Pour les féministes, progressistes, démocrates, et pour des dizaines de millions de femmes et adolescentes américaines de tout bord politique ou milieu social, le choc est immense, même si la décision ne constitue pas une surprise. La fuite inédite début mai d’un long document de travail de la Cour, à majorité ultraconservatrice depuis la présidence de Donald Trump, avait préparé les esprits à ce bond en arrière tant redouté. Il est désormais officiel, irrévocable et lourd de conséquences.
A la clinique EMW de Louisville (Kentucky), à l’antenne du planning familial de Sioux Falls (Dakota du Sud) ou à la Delta Clinic for Women de Bâton-Rouge (Louisiane), le couperet est tombé instantanément. A la seconde où la Cour suprême, qui siège en face du Capitole à Washington, a rendu son arrêt, l’avortement est devenu un crime dans ces Etats, en vertu de lois automatiques locales adoptées par anticipation entre 2005 et 2019.
Effet immédiat
Au total, 13 Etats du pays disposent de ce type de législations dites «trigger laws», conçues pour entrer en vigueur et interdire l’IVG dès le renversement de Roe v. Wade. Au Kentucky, en Louisiane et dans le Dakota du Sud, l’effet est immédiat. «La trigger law de la Louisiane interdisant l’avortement est désormais en vigueur», a confirmé le procureur général de l’Etat, Jeff Landry, dans un communiqué publié une heure après la décision de la Cour.
Dans les dix autres Etats concernés – Idaho, Tennessee, Texas, Arkansas, Mississippi, Missouri, Dakota du Nord, Oklahoma, Utah, Wyoming –, les lois s’appliqueront après un délai de trente jours ou une simple validation du procureur général ou du gouverneur. Visiblement impatient de tirer la couverture à soi, le Missouri a annoncé dès vendredi être le «premier» Etat à interdire l’avortement.
En plus de ces 13 Etats, d’autres comme le Michigan, l’Arizona, la Virginie-Occidentale ou le Wisconsin, disposent de lois anti-IVG antérieures à Roe v. Wade, soudainement ressuscitées par la disparition du parapluie fédéral de protection. D’autres, enfin – et parfois les mêmes, certains ayant empilé plusieurs textes législatifs – ont adopté ces dernières années des lois de plus en plus restrictives, à l’image de la Caroline du Sud, la Géorgie ou l’Iowa, qui interdisent l’avortement dès six semaines de grossesse, à un moment où l’immense majorité des femmes ignorent encore être enceintes.
Selon l’institut Guttmacher, dont les statistiques et analyses légales sur le sujet font référence aux Etats-Unis, «22 Etats ont des lois ou amendements constitutionnels en place» qui font qu’une interdiction de l’avortement à court terme y est quasiment «certaine». L’organisation estime en outre que quatre autres Etats – Floride, Indiana, Montana et Nebraska –, qui ne disposent à l’heure actuelle d’aucune loi bannissant l’avortement, sont «susceptibles» de l’interdire à leur tour, compte tenu de leur «composition politique», de leur «histoire» et de leurs «actions récentes» pour restreindre l’accès à l’IVG.
Accès «décimé» dans le Sud et le Midwest
A plus ou moins brève échéance, l’avortement pourrait donc devenir illégal dans environ la moitié des Etats américains, au moment même où «le besoin de soins abortifs augmente aux Etats-Unis», déplore l’institut Guttmacher. D’après son dernier bilan statistique, compilé tous les trois ans et rendu public il y a quelques jours, plus de 930 000 IVG ont en effet eu lieu dans le pays en 2020, contre 860 000 en 2017. Soit une hausse de 8 % après trois décennies de baisse continue.
D’après une étude publiée mi-juin par des chercheurs de l’Université de Californie, l’abrogation de Roe v. Wade devrait conduire à la fermeture d’environ un quart des quelque 800 établissements pratiquant ouvertement l’IVG aujourd’hui, «décimant en particulier l’accès dans le Sud et le Midwest». Conséquence de l’empilement ces dernières années de lois et de restrictions sanitaires ou réglementaires, ces régions subissaient déjà de fortes disparités d’accès à l’avortement par rapport à d’autres plus progressistes. Six Etats (Missouri, Mississippi, Dakota du Nord et du Sud, Virginie-Occidentale et Wyoming) ne comptaient ainsi qu’une seule clinique pratiquant l’IVG.
Face à la fermeture imminente de centaines de cliniques, la solidarité s’organise. Les Etats démocrates, dont certains ont renforcé la protection de l’avortement dans leur propre législation, travaillent à faciliter l’accueil des femmes venues d’autres régions du pays. Des gérants de clinique prévoient d’en ouvrir près des frontières entre Etats ou des aéroports, à l’image de Jennifer Pepper, directrice d’un centre menacé à Memphis (Tennessee) rencontrée par le magazine Time, qui doit inaugurer une nouvelle structure début août dans le sud de l’Illinois.
En 2019, la Kaiser Family Foundation, spécialisée dans les questions de santé publique, estimait le coût médian d’un avortement à environ 500 dollars à dix semaines, près de 1 200 dollars à vingt semaines. Mais pour trouver une clinique, des millions de femmes vivant dans des Etats où l’avortement sera interdit devront désormais parcourir plusieurs centaines, parfois plus d’un millier de kilomètres – ou prendre l’avion. Avec les frais importants que cela implique. Or, selon l’institut Guttmacher, environ la moitié des femmes souhaitant avorter aux Etats-Unis vivent sous le seuil de pauvreté. Pour les aider à financer le voyage et les frais médicaux, de nombreuses ONG lèvent des fonds.
Utiles, ces efforts seront toutefois insuffisants, estiment les chercheurs, pour compenser entièrement la disparition de nombreuses cliniques de proximité. Dans une étude publiée en 2021, la professeure d’économie Carolyn Myers estime qu’environ une personne sur cinq souhaitant recourir à un avortement ne pourra plus le faire si la distance à parcourir dépasse 160 kilomètres. Ses travaux suggèrent que dans l’année suivant l’abrogation de Roe v. Wade, au moins 100 000 femmes aux Etats-Unis seront ainsi privées d’IVG.
Folie répressive
Principale alternative aux cliniques, l’avortement médicamenteux à domicile pourrait davantage se développer. Autorisé aux Etats-Unis jusqu’à dix semaines de grossesse (contre sept en France), il consiste à ingérer deux médicaments différents (le mifépristone et le misoprostol). En 2020 selon l’institut Guttmacher, cette pratique représentait 54 % des IVG, contre 39 % en 2017. Une conséquence de la pandémie de Covid-19, qui a rendu plus complexe et anxiogène l’accès aux infrastructures de santé.
Si l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade renvoie le pays à la situation juridique qui prévalait en 1973, la pratique de l’avortement a, elle, considérablement évolué en un demi-siècle. L’IVG médicamenteuse, autorisée en 2000 et ainsi devenue majoritaire, offre une alternative infiniment plus sûre aux avortements clandestins pratiqués dans des conditions d’hygiène et de compétence médicale souvent douteuses.
Conscient de cette réalité, les républicains n’entendent toutefois pas cantonner leur croisade aux lieux physiques où l’avortement est pratiqué. 19 Etats conservateurs du pays ont ainsi interdit la prescription de pilules abortives en télémédecine et l’envoi de ces médicaments par courrier. Le Texas, en pointe dans cette bataille réactionnaire, en a même fait début décembre un crime punissable de deux ans de prison et 10 000 dollars d’amende. Pour contourner la menace, les femmes se font livrer les médicaments dans un autre Etat – chez des amis ou à une boîte postale. Ou passent par des ONG, dont la plus connue, Aid Access, fondée en Autriche par la médecin néerlandaise Rebecca Gomperts, expédie les pilules depuis l’Inde.
Reste que l’accumulation de restrictions, de complications et de folie répressive risque fort d’alimenter la peur de nombreuses femmes, en particulier issues de milieux modestes et des minorités, et de les dissuader de recourir à une IVG souhaitée. Si aucun Etat républicain n’a encore adopté de loi criminalisant les femmes enceintes ayant avorté, rien n’assure que ce ne sera pas le cas demain. Dans les 13 Etats disposant de «trigger laws», toute personne pratiquant désormais un avortement se rendra coupable de crime. Avec, à la clé, des peines de prison pouvant aller de deux ans dans le Dakota du Sud, à dix ans en Louisiane, dans l’Arkansas et le Mississippi, et jusqu’à la perpétuité au Texas. Où un médecin pratiquant un avortement risque maintenant plus gros qu’un violeur.