Pour le sociologue François Dubet, Brigitte Macron est «en train d’inventer une tradition» qui ne saurait régler le problème des inégalités à l’école.
RECUEILLI PAR ROMAIN BOULHO
Ritournelle à droite et à l’extrême droite, l’uniforme scolaire, qui serait l’antidote à tous les maux de l’école, a un nouveau porte-voix. Brigitte Macron, ancienne prof de français dans le privé, vient d’insérer une nouvelle pièce dans la machine. Mercredi, à la veille d’une niche parlementaire du Rassemblement national, qui porte une proposition de loi sur le sujet, la première dame s’est dit «pour» dans le Parisien : «Cela gomme les différences, on gagne du temps – c’est chronophage de choisir comment s’habiller le matin – et de l’argent – par rapport aux marques.» Pour François Dubet, sociologue spécialiste de l’école et des inégalités, ex-directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, l’idée relève d’une «pensée magique».
L’uniforme à l’école suscite énormément de fantaisies, la première étant son existence même…
Oui, il n’y en a jamais eu en France. Dans l’école républicaine, c’est une légende urbaine. Il y avait des blouses pour les filles et les garçons, mais pas d’uniforme. C’était, comme le dit Brigitte Macron, les jupes bleues plissées et autres, mais dans les écoles chics privées, pas dans l’école de Jules Ferry. On disait aux parents d’acheter une blouse pour que leurs enfants ne se salissent pas, mais pas du tout dans un souci d’anonymat. On vit aujourd’hui dans un imaginaire scolaire qui est largement une reconstitution. Je suis entré à l’école élémentaire en 1950 et quelques, je n’ai jamais vu d’uniforme. C’est absurde.
Brigitte Macron parle d’un moyen de «gommer les différences». Qu’en pensez-vous ?
Mais qu’est-ce qui est visé ? Les différences entre les riches et les pauvres ou bien est-ce plutôt une manière détournée de cibler les signes de différence religieuse ? Je n’en sais rien. En tout cas, l’idée que l’uniforme peut gommer les différences, c’est selon moi purement imaginaire. Les ados sont obsédés par leur style, leur look, leurs cheveux, teints ou pas, leur marque de basket… Quant aux différences scolaires, on a eu ces derniers temps les données du ministère de l’Education nationale sur la composition sociale des établissements, je ne vois pas en quoi cela va atténuer les disparités qui sont considérables entre les établissements chics, pas chics ou populaires et que tout le monde fuit. C’est de la pensée magique.
C’est-à-dire ?
Ça fait manœuvre de diversion. Au même moment, on n’arrive pas à recruter des enseignants, les résultats scolaires tels que les mesure le ministère lui-même sont un peu inquiétants, les classes moyennes supérieures sont regroupées ensemble, les catégories populaires également… Face aux inégalités, aux difficultés d’apprentissage, aux orientations qui sont un véritable tri social entre les élèves, cette idée de l’uniforme me paraît dérisoire.
En somme, ça n’est que de la nostalgie conservatrice…
Oui et qui, d’ailleurs, ne peut pas se targuer d’un retour à un ancien système puisqu’il n’a jamais existé. C’est l’idée qu’on va gommer Mai 68, uniformiser l’adolescence. Quelques établissements privés extrêmement chics adoptent l’uniforme. Pas pour créer de l’uniformité, justement, mais plutôt pour se distinguer, comme un signe d’appartenance à une caste. Des pays ont cette tradition aussi. J’ai travaillé au Chili et, là-bas, les gens y sont très attachés. Mais il y en a toujours eu un ! En France, on est en train d’inventer une tradition, une histoire. C’est étrange. Je pense que c’est pour faire plaisir aux courants les plus conservateurs, tout simplement. Ce thème, qui était minoritaire dans l’extrême droite, est repris aujourd’hui sans que personne ne semble s’en étonner. Zemmour l’avait mis au centre de son programme pour la présidentielle sur l’école. On n’attend plus que le retour des châtiments corporels…
Parmi les raisons souvent évoquées, la laïcité revient de plus en plus…
C’en est une conception très étrange. La laïcité, c’est le droit des individus d’être protégés dans leur singularité et là, on dit que tout le monde est pareil et qu’on sépare l’école de la société. C’est une laïcité autoritaire, pas la tradition laïque. La laïcité vue par Zemmour. On peut s’étonner que la première dame, ancienne professeure dans un lycée privé chic, fasse ce topo, de même qu’elle a émis l’idée il y a quelques semaines d’une dictée quotidienne. On sait qu’il y a des problèmes de gamins – et surtout de gamines – qui réintroduisent en douce des signes religieux à l’école, robes longues, etc. Mais c’est aux établissements d’avoir une politique là-dessus. Il y a quelques semaines, Pap Ndiaye assurait que ce n’était pas à l’Etat de légiférer sur les tenues des élèves, mais aux établissements de fixer des règles.
Brigitte Macron chausse les bottes du RN
La sortie de la première dame dans le «Parisien» jeudi a réjoui les députés d’extrême droite qui ont présenté le même jour une proposition de loi en ce sens dans le cadre de leur niche parlementaire. Un timing qui embarrasse la majorité.
PAR VICTOR BOITEAU ET JEAN-BAPTISTE DAOULAS
Entre galette des rois et cérémonies de vœux, la tournée Pièces jaunes de Brigitte Macron est un incontournable de janvier. Avec une figure imposée : le 20 heures de TF1 pour appeler les Français à se délester de leur ferraille entre le 11 janvier et le 4 février. Et un programme libre : cette année, une rencontre avec des lecteurs du Parisien/Aujourd’hui en France. Quand elle arrive mardi au siège du quotidien, la première dame ignore la liste des questions qui lui seront posées. C’est la règle du jeu. Plus gênant pour la majorité, elle n’a pas en tête le calendrier parlementaire et, en réponse à une lectrice, se lance spontanément dans un éloge de l’uniforme à l’école… alors que les députés du Rassemblement national (RN) ont défendu jeudi dans l’hémicycle une proposition de loi pour le rendre obligatoire. «Cela gomme les différences, on gagne du temps – c’est chronophage de choisir comment s’habiller le matin – et de l’argent – par rapport aux marques», fait valoir l’épouse du Président, militant pour «une tenue simple et pas tristoune» dans cet entretien relu avant publication par l’Elysée et mis en ligne dès mercredi soir. «Elle a le droit de le penser. Mais pourquoi cette sortie la veille de la niche du RN ? a réagi la secrétaire nationale d’Europe Ecologie-les Verts, Marine Tondelier. Les digues cèdent une à une.»
A l’Assemblée, les députés RN ayant feuilleté les pages du quotidien se sont frotté les paluches. «Merci à la première dame d’apporter son soutien à la proposition que je défendrai aujourd’hui à l’Assemblée», a tweeté Roger Chudeau, l’auteur du texte et ancien conseiller éducation de François Fillon. Salle des Quatre-Colonnes, Marine Le Pen s’est également réjouie de ce soutien inopiné : «Elle y est favorable comme de nombreux Français.» Dans l’hémicycle, le RN a fanfaronné après ce «soutien inattendu», dixit Chudeau. «Pour une fois, la lumière vient de l’Elysée», a gloussé Julien Odoul. Voir l’épouse du chef de l’Etat apporter de l’eau au moulin lepéniste a en revanche horripilé la gauche. «C’est le « en même temps », grince Jérôme Guedj, député PS de l’Essonne. Le RN est dans un sujet de bataille culturelle, ils prennent tout ce qu’ils veulent prendre.» Un de ses collègues de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) mord les chevilles conservatrices de l’ex-prof de français. «Brigitte Macron, c’est le pensionnat de Chavagnes.» Et une députée Renaissance de soupirer : «C’est vrai que ça ne nous aide pas. Politiquement, c’est désastreux.»
«Rien n’était prémédité»
Un poil gênée, la majorité plaide la pure coïncidence d’une interview tombant pendant la niche législative du RN. «La première dame n’a pas de conseiller parlementaire, si ?» feint d’interroger une députée Renaissance. «Rien n’était prémédité dans ses propos, elle s’était déjà prononcée pour l’uniforme, défend-on au ministère de l’Education nationale. Elle s’exprime en son nom propre. La position du gouvernement est claire : pas de loi sur l’uniforme.» «C’est une déconvenue pour le ministre», écorche un député Nupes. En commission, les députés de la majorité avaient respecté la ligne de Pap Ndiaye, rejetant l’obligation du port de l’uniforme. Le cabinet du ministre fait valoir que le droit français autorise déjà des expérimentations. Les conseils d’école peuvent imposer une tenue d’établissement dans le premier degré, de même que les conseils d’établissement dans le second degré. Alors que la proposition de loi RN était débattue jeudi en soirée, les députés de la majorité devaient s’en tenir à cette ligne. Au Palais-Bourbon, ils se sont fait spectateurs des piques entre le RN et la gauche.
«Pour aujourd’hui, c’est réglé», soufflait une députée Renaissance. Et demain ? Le débat dans lequel Brigitte Macron s’est immiscée demeure miné pour la majorité. Une poignée de députés Renaissance, encouragés par la secrétaire d’Etat à la Citoyenneté, la Néo-Calédonienne Sonia Backès, avaient déjà envisagé en novembre de déposer une proposition de loi pour favoriser le port de l’uniforme à l’école. «Ça fonctionne et plus personne ne le remet en cause, défend Nicolas Metzdorf, député Renaissance de Nouvelle-Calédonie, où l’uniforme est en vigueur depuis 2017 dans la province sud. C’est aussi un gain de pouvoir d’achat pour les familles. Si ça fonctionne en Nouvelle-Calédonie, il n’y a pas de raison que ça ne fonctionne pas en France métropolitaine.» Cette initiative de sept élus pro-uniforme, dont les députés de Paris Caroline Yadan et Benjamin Haddad, a chiffonné Pap Ndiaye et n’a accouché que de la mise en place d’un groupe de travail. Des députés anti-uniforme, comme Cécile Rilhac (Val-d’Oise), ont réussi à s’y incruster in extremis. Réunis dans une boucle Telegram sobrement intitulée «Tenue d’établissement», ils sont désormais 18 parlementaires Renaissance à mener des auditions de recteurs, d’associations de parents d’élèves et de syndicats de professeurs. Autrice d’un amendement vidant de sa substance la proposition de loi de Roger Chudeau, Rilhac a créé une boucle d’une soixantaine de députés Renaissance pour coordonner la riposte contre l’initiative du RN. «Spontanément, personne ne parle de l’uniforme pour régler les maux de l’école», constate-t-elle après de nombreuses visites d’établissements scolaires. «L’uniforme participe à une forme d’embrigadement. Je trouve ça malsain», renchérit l’un de ses collègues. «Moi aussi j’ai porté un uniforme, je n’en suis pas nostalgique», grince une députée Renaissance. Bref, les parlementaires macronistes semblent majoritairement rétifs à une nouvelle loi. «On est censés s’être mis d’accord courant mars, mais le consensus va être difficile à trouver», confirme Rilhac.
«Je ne le connais pas»
La séquence n’aide pas à désamorcer une rumeur de mésentente entre Pap Ndiaye et la première dame, très proche de son prédécesseur Jean-Michel Blanquer. «Je ne le connais pas», a déclaré Brigitte Macron à l’Obs dans un long portrait publié en décembre. Les entourages du ministre et de l’épouse du chef de l’Etat vantent pourtant à Libération une relation «très cordiale». La droite semble pressée d’exploiter le filon. «Voilà une cause sur laquelle nous pourrons nous retrouver, a salué le président des sénateurs LR, Bruno Retailleau, en tweetant les propos de la première dame sur l’uniforme. Nous porterons une telle proposition très prochainement au Sénat.»