Plusieurs groupes ont annoncé ces dernières semaines des fermetures de sucreries.
Les producteurs de betterave sucrière font grise mine. Depuis le début de l’année, les annonces de fermeture d’usine s’enchaînent. Südzucker, maison-mère de Saint Louis Sucre va fermer, en 2020, deux de ses quatre usines en France.
Le numéro deux mondial et premier groupe sucrier français Tereos (Béghin Say), a, lui aussi, encaissé des pertes colossales. Pourquoi cette filière est-elle ainsi fragilisée? D’où vient cette «crise du sucre»? Éléments de réponse.
Les producteurs européens de betterave sucrière ont vécu en 2017 une petite révolution. Jusqu’en 2017 l’Europe vivait isolée sur le marché mondial du sucre. L’Organisation commune du marché du sucre protégeait le marché européen grâce à un système de quotas. Des prix du sucre, sur lequel était basé le prix de la betterave, étaient garantis pour les producteurs. Relativement stables, ils étaient renégociés une fois par an pour le marché intérieur et pour l’exportation. Ces prix étaient largement supérieurs au marché mondial, ce qui a permis à l’Europe de bien fonctionner et de devenir le premier producteur mondial de sucre.
Puis le système a évolué. Avec la fin des quotas sucriers le 1er octobre 2017, la production des 109 sucreries européennes (dont 25 en France) n’a plus été plafonnée par Bruxelles. Et plus question de garantir le tarif payé aux producteurs de betteraves. Avec cette libéralisation, les agriculteurs et industriels ont vu l’opportunité de saturer leurs usines, améliorer leur rendement et pousser leurs exportations. La fin des quotas a ainsi dopé de 25% la production de sucre au sein de l’Union européenne. Mais en même temps, nouvelle contrainte: Du jour au lendemain les prix européens du sucre ont été alignés aux prix du marché mondial qui se forment selon l’offre et à la demande.
Or, cette plongée dans le grand bain de la mondialisation est tombée au mauvais moment pour les producteurs européens. Sur la campagne 2018/2019 (période de la récolte), le Brésil, parmi les plus gros producteurs de sucre (à partir de canne à sucre), a fait plutôt de bonnes récoltes. Idem pour l’Inde qui, deux années consécutives, a beaucoup produit à la suite d’excellentes moussons. Le gouvernement indien a alors refourgué les excédents de sucre sur le marché mondial, alors que jusqu’à présent ce pays produisait principalement pour son marché intérieur. Les marchés mondiaux se sont alors retrouvés brutalement très excédentaires avec 10 millions de tonnes de sucre indien en surplus par rapport aux prévisions.
Résultat: le sucre se vend particulièrement bas en ce moment. On se retrouve dans une situation où les prix des marchés internationaux sont inférieurs aux coûts de production des grands producteurs. Les betteraviers européens sont payés au lance-pierre et certaines exploitations sont menacées. Actuellement, le sucre se vend autour de 290 euros la tonne. Du jamais vu depuis 10 ans! Tandis qu’avant la fin des quotas, les sucriers de l’Union européenne le vendaient à près de 500 euros la tonne !
Dans ce contexte, plusieurs groupes sucriers ont annoncé ces dernières semaines qu’ils allaient réduire la voilure. Saint-Louis Sucre, filiale française du groupe allemand Südzucker, prévoit de fermer deux de ses quatre sucreries en France: Cagny (Calvados) et Eppeville (Somme) ; ainsi que deux usines en Pologne et une en Allemagne. Cristal Union, deuxième producteur français de sucre, prévoit de fermer également deux sites pour «pérenniser» son activité: les sites de Bourdon (Puy-de-Dôme) et de Toury (Eure-et-Loire). Quant au groupe Tereos, contrairement à ses concurrents, il a indiqué mi-mai qu’il ne penchait pas pour une restructuration, malgré des pertes financières. On assiste à un mouvement de concentration aujourd’hui avec les mastodontes de la filière. Dans certains cas on ferme une sucrerie, ou l’on reporte les tonnages sur d’autres. Cette concentration de l’activité industrielle de la betterave sucrière se fait autour des régions traditionnelles de culture de la betterave jaune (Hauts-de-France, région Grand Est, bassin parisien et une partie de la Normandie).
Les experts des marchés entrevoient une inversion de la tendance sur le marché du sucre. Mais sans certitude. La semaine dernière, lors de la Conférence internationale sur le sucre à New York, il ressortait que la campagne en cours 2018/2019 devait être à l’équilibre et celle de 2019/2020 déficitaire, ce qui est potentiellement facteur de redressement des prix par rapport à la demande mondiale. Mais il y a tellement de stocks de sucre que les effets pourraient être moindres. La situation est quand même préoccupante car il y a une grosse incertitude, peu de visibilité sur le marché international et un manque à gagner pour les betteraviers français.
La crise est maintenant politique. On va entrer dans une phase de négociations face à Cristal Union et aux Allemands de Südzucker au sujet des fermetures d’usines dans l’Hexagone. «En tout état de cause, ne profitons pas de la crise actuelle pour faire passer des restructurations malhonnêtes qui ne permettent pas de répondre à la crise. « On est face à une crise conjoncturelle et non structurelle en Europe», estime de son côté Timothé Masson, l’expert marché de la CGB. «Pour être enfin une filière réactive au marché et rentable, revoyons toute la chaîne de contractualisation avec plus de transparence sur les prix ; ajustons les surfaces à la demande, plutôt que de dire: on va fermer certaines usines».