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Révolution et guerre d’Espagne vues par un Polonais : 18 juillet 1936 Franco à la tête du coup d’état !

26 JUILLET 2020 PAR JEAN-YVES POTEL (EN ATTENDANT NADEAU)

La guerre civile espagnole a très vite été accompagnée d’une littérature d’observateurs étrangers (Malraux, Hemingway, etc.) et de témoignages qui ont forgé l’image dominante de cette tragédie. La traduction du récit de Ksawery Pruszyński, grand journaliste polonais sur place en 1936 et 1937, offre un autre regard.

En février 1936, la victoire électorale d’un Front populaire associant la gauche et des républicains donne naissance à un gouvernement modéré vite débordé par de grandes mobilisations paysannes et ouvrières : ouverture des prisons et libération des prisonniers politiques, grèves et expropriations, exécutions sommaires, élection de comités révolutionnaires, armement de milices ouvrières et paysannes. C’est la révolution. L’extrême droite multiplie les attaques, l’Église et l’armée condamnent, menacent.

En juillet, un soulèvement militaire au Maroc espagnol déclenche la guerre civile. Des généraux insurgés mobilisent un « camp national » et entreprennent de reconquérir par la force le territoire du « camp républicain ». Ils obtiennent rapidement le soutien matériel de l’Allemagne nazie et de l’Italie mussolinienne qui leur fournissent des armes et un soutien aérien. Ils conquièrent des villes, sont arrêtés à Madrid, et s’installe une longue et sanglante guerre de position avec des fronts et deux pouvoirs.

Du côté nationaliste, est imposé « l’État national » avec un parti unique, la Phalange, et la toute-puissance du « caudillo », le général Franco. L’Église catholique bénit leur « croisade ».

Affiche anarchiste de la CNT-FAI pendant la guerre civile espagnole.

Du côté républicain, fort de la légitimité de la Seconde République proclamée en 1931, un nouveau gouvernement est formé en septembre, dirigé par le socialiste José Calvo Caballero, comprenant toute la gauche et quelques républicains modérés. Même la puissante CNT anarchiste le rejoint en novembre. Il gouverne avec l’appui d’une majorité populaire qui s’organise en comités révolutionnaires ; il réforme l’armée en y intégrant les milices tandis que l’expropriation des propriétaires terriens, des usines et de l’Église va bon train sous l’impulsion des anarchistes et de la gauche communiste (les « Rouges »).

Le combat des républicains rencontre un grand enthousiasme en Europe, particulièrement en France où l’on vient d’élire un autre Front populaire. Des volontaires les rejoignent, organisés en « brigades internationales », mais le soutien des gouvernements démocratiques, y compris celui de Léon Blum, demeurera formel, laissant la main à l’Union soviétique de Staline qui, en plein procès de Moscou, livrera quelques armes et tanks aux républicains et surtout, des équipes du KGB qui mettront au pas la révolution. La guerre civile a duré trois années jusqu’à la capitulation de Madrid en 1939, et la proclamation sur tout le territoire de « l’État espagnol », une dictature nationale-catholique qui a tenu jusqu’à la mort de Franco, 36 ans plus tard, en 1975.

Ksawery Pruszyński arrive à Barcelone en septembre 1936. C’est un homme de 30 ans, vedette du journalisme dans son pays, une sorte de Joseph Kessel polonais. Il parcourt le monde et publie des reportages dans la presse à gros tirages. Enfant, il a connu les désastres de la guerre civile qui suivit la révolution russe ; il vivait en Volhynie (actuellement en Ukraine), sa famille a été expropriée, son père assassiné, sa mère a fui avec ses enfants jusqu’à Cracovie. Le garçon fut profondément marqué par les violences et les combats qui opposaient autour d’eux Autrichiens, Russes et Ukrainiens.

Après des études de droit, Ksawery Pruszyński se fait connaître par des reportages et des livres sur Dantzig, Sarajevo, Shanghaï ou sur les colonies sionistes en Palestine. Il rentre d’Espagne en mars 1937 et publie immédiatement un livre de ses reportages, L’Espagne rouge. Il ne reprendra plus son texte, ce qui en fait un témoignage précieux, rédigé au milieu de la guerre. Ensuite, il couvrira les débuts de la Seconde Guerre mondiale en Europe centrale et dans les Balkans, puis rejoindra le gouvernement polonais en exil à Londres. En 1942, il est envoyé à Moscou dans l’équipe de diplomates qui négocie avec Staline la formation de l’armée Anders, et en 1944, il participe, au sein de la division polonaise du général Maczek, au débarquement en Normandie. Membre de la représentation polonaise auprès de l’ONU, il meurt dans un accident en 1950.

Certes, lorsqu’il débarque à Barcelone, il ne maîtrise pas l’espagnol (il sait le français et le russe qui lui sera utile), il ignore « presque tout de la révolution espagnole », confie-t-il, mais il sait ce qu’est une maison pillée et brûlée, il a déjà vu des cadavres abandonnés et perçoit immédiatement les déchirements et les ambiguïtés d’une guerre civile. Aussi s’intéresse-t-il d’abord à ce qu’il appelle les « dessous de l’Histoire », les « petites gens », sans se limiter, comme beaucoup de ses collègues, aux enjeux politiques de ce qu’il voit. Il en extrait des images significatives, presque des résumés de la situation.

Une fois, en route vers Guadalajara, il s’arrête à un poste de garde pour se protéger de la pluie. Dans la salle, il aperçoit une femme descendant lentement un escalier, elle est enceinte, un voile de deuil sur la tête. « Vous savez, lui dit un lieutenant, c’est une dévote enragée. Elle avait un fils de l’autre côté, un carliste. Il a été tué ici, alors qu’il se faufilait. On ignore ce qu’il voulait. Il faisait nuit. Elle a reconnu que c’était son fils. Beaucoup de choses parlaient contre elle. Nous devions même la juger devant un tribunal de campagne. Cela devait être court, même si cette grossesse… » Et puis, un autre de ses fils, un communiste, est tombé héroïquement au front, « il était membre du parti depuis 1929, précise le lieutenant. Vous comprenez, on l’a tout de suite libérée. L’enterrement a eu lieu avec les honneurs militaires ».

Ksawery Pruszyński rapporte des récits d’exécutions de prêtres et de nonnes par la foule en colère, les premières semaines de la révolution, les évêques qui fuient du côté franquiste, les églises brûlées, sans pour autant tomber dans une démonstration manichéenne. Il se demande : « Pourquoi avoir détruit avec autant d’acharnement, de passion ? » et suit, en catholique polonais averti, la piste du catholicisme espagnol. Il observe les vestiges de ces églises – autels, tableaux, statues, ornements… – entassés dans les couloirs de musées qui les protègent, et la foule qui défile devant « ces crucifix d’un réalisme effrayant », ces « Gréco à l’expression surhumaine », des Murillo, et « lentement, les salles du musée se transforment en église. Le Christ agonisant de Montserrat est son propre autel ».

Il voit dans les arts la fusion entre catholicisme et hispanité et « ce qui est resté [après les destructions] continue d’envoûter la nation » ; dans « un tel musée, à cet instant, on comprend la fureur des destructions dont la foule espagnole était possédée, fureur dont tous ont honte et que nul n’arrive à expliquer ». Ce qui est différent de la Pologne où les insurgés ne pendent pas les prêtres, au contraire. L’Espagne, remarque-t-il, est « un étrange pays où les jurons associent d’une manière inconnue en Pologne, la religion et la débauche, la sainteté et le caniveau ».

Le grand intérêt de ce livre est moins dans les situations de guerre et ses figures imposées, déjà lues ailleurs, que dans ce regard d’un journaliste qui voyage les yeux ouverts, et écoute. Il peut, par exemple, douter de certains récits de miliciens fiers de leur victoire – c’est le début de la révolution – et noter un « besoin de se vanter et d’amplifier une réalité déjà sanglante ». Il ne fait pas le récit chronologique des combats, il peint des « scènes de la guerre civile ». Dans « la moitié de l’Espagne en proie à l’incendie révolutionnaire comme l’Ukraine en 1918 », il se fraie « un chemin à travers la contrée en flammes de Don Quichotte ».

On le suit de Barcelone à Valence, lors du siège de Madrid, dans la Manche et en Pays basque, ou sur des lignes de front, jusque dans les tranchées, non sans courage. Il est à Cerro Muriano, là où Robert Capa a pris sa célèbre photo du milicien fauché par une balle qu’il n’a pas entendue… Pruszyński reconstitue des atmosphères, collectionne des portraits attachants, est parfois ironique, tient le lecteur en haleine, saisit les sentiments, souvent contradictoires, la peur, l’enthousiasme, les angoisses. L’écriture est limpide, visuelle, bien rendue par sa traductrice et préfacière Brigitte Gautier qui, en sus, éclaire d’un sobre appareil de notes, les allusions de l’auteur à des repères polonais.

Certes il ne s’engage pas dans une milice ou l’armée républicaine comme d’autres écrivains – Orwell, Malraux ou Hemingway. Accueilli en tant que journaliste par le gouvernement de Front populaire, il obtient les laissez-passer nécessaires, une voiture et un chauffeur réquisitionnés pour se déplacer. La légation polonaise, qui lui conseille de rentrer chez lui, met à sa disposition une jeune attachée de presse qui l’accompagne. Il ne subit aucune pression et note tout ce qu’il veut. La plupart du temps, il se trouve avec des anarchistes ou des communistes, il pleure « le grand dramaturge Garcia Lorca […] assassiné par ceux-là ! », rencontre le colonel-ouvrier Lister ou la brigade Thälmann (ce qui donne un portrait chaleureux et bigarré des « brigadistes »), et beaucoup d’autres, Malraux compris : « ce chef de division avec des épaulettes dorées sur la manche bleu marine de son uniforme ». Il s’adresse surtout à des anonymes, des gens simples qui subissent la guerre ou des combattants qui vont y mourir. Il aborde ses interlocuteurs avec empathie, tout en gardant une certaine distance sur leurs propos. Il cherche surtout à comprendre et à faire savoir.

Avant de quitter l’Espagne, il s’interroge sur l’issue de ce désastre, un vieux pays européen à feu et à sang, coupé en deux, des démocraties qui se taisent et les manœuvres soviétiques. Avec son histoire polonaise, il ne peut qu’être inquiet. « Ici nous sommes témoins d’une totale absence de confiance en rien et en personne. Les tanks soviétiques se méfient des anarchistes et coupent le terrain aux trotskistes. Dans le gros bloc du front populaire, dans la masse compacte de la révolution, la lourde pioche de l’aide russe commence à creuser son propre domaine, élargir sa base directe, édifier le futur pouvoir central du comité exécutif et son futur dirigeant, et secrétaire général du parti… » Il pense aux accusés des procès de Moscou qui se tiennent au même moment : « Qui peut jurer que ne viendra pas un moment où l’on citera des noms espagnols à leur place ? »

Il ne croit pas si bien dire. Quand son livre paraît à Varsovie, la petite ville de Guernica vient d’être bombardée, et en mai 1937, les tensions au sein du camp républicain donnent lieu à des journées d’émeutes à Barcelone. Le gouvernement Caballero est remplacé par celui de Negrin, un proche des communistes, qui fait arrêter immédiatement les dirigeants de son aile gauche (le POUM) et dont le dirigeant, Andres Nin, est assassiné par le KGB.

Affaibli de l’intérieur, le camp républicain résistera héroïquement deux années encore et sera massacré par les armées franquistes, victorieuses de toutes les batailles jusqu’à leur entrée dans Madrid, le 28 mai 1939.

***

Ksawery Pruszyński
Espagne rouge. Scènes de la Guerre civile 1936-37
Trad. du polonais par Brigitte Gautier
Éd. Buchet-Chastel
492 p., 27 €

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Cette entrée a été publiée le 30 juillet 2020 par dans DEVOIR DE MEMOIRE, DICTATURE, ESPAGNE, GUERRE DE CLASSE.
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